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Hommage

Claude Lévi-Strauss a 100 ans

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 26/11/2008 Dernière mise à jour le 28/11/2008 à 11:19 TU

(Source : Musée du Quai Branly)

(Source : Musée du Quai Branly)

Hommage national à Claude Lévi-Strauss qui a 100 ans, ce 28 novembre. Né en 1908, l’ethnologue français est fêté au musée du quai Branly, en présence de la ministre de la Culture et de la Communication, Christine Albanel et de sa collègue Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. A cette occasion, entrée libre et gratuite, vendredi, et pléiade d’hommages tout au long de cette journée spéciale : lectures, débats, projections de documentaires, expositions de photographies, visites guidées… Autant d’événements destinés à évoquer le parcours de l’auteur de Tristes Tropiques.

C’est avec la philosophe et écrivaine, Catherine Clément, que nous allons, pour notre part, revenir sur la carrière et la personnalité de l’un des derniers grands intellectuels du XXe siècle encore vivant et dont l’œuvre, en dépit du grand âge de son auteur, n’a rien perdu de sa pertinence. Catherine Clément a rencontré Claude Lévi-Strauss pour la première fois en 1962. En 1970, elle lui consacrait un premier essai, son dernier livre sur l’auteur de La pensée sauvage datant de 2002. Cette même année, elle était nommée à la direction de l’université populaire du musée du quai Branly. La dernière fois que Catherine Clément a rencontré Claude Lévi-Strauss, c’était il y a un peu moins d’un an.

Depuis peu, Claude Lévi-Strauss vit retiré. Il ne participera pas à l’hommage que le pays lui rend. Un retrait que Catherine Clément met sur le compte du poids des années, mais aussi de « sa modestie et de sa sensibilité propres à cette génération ». Conversation autour du parcours de celui qui commençait Tristes Tropiques par cette phrase mémorable, « Je hais les voyages et les explorateurs » et qui aurait aimé embrasser la carrière de chef d’orchestre.    

RFI : Vous le connaissez depuis fort longtemps. Quel homme est-il ?

Catherine ClémentDR

Catherine Clément
DR

Catherine Clément : Comme je le connais depuis plus de 45 ans, j’ai connu des phases différentes de sa vie. J’ai des souvenirs de Lévi-Strauss prisant dans son bureau, une habitude qu’il avait sans doute prise auprès des Indiens du Brésil, et je n’avais jamais vu personne priser avant. C’était dans les années 1970 mais j’ai beaucoup d’autres images. Sur un si long trajet, il y a quelque chose de familial, c’est comme voir vieillir un de ses grands parents. Je ne peux pas vous dire quel homme il est, mais je peux vous dire quels hommes j’ai vu. Je me souviens d’un jour où je suis allée le chercher à l’Académie française, il avait alors presque 90 ans, j'en avais donc 60. Il pleuvait des cordes. On part bras-dessus bras-dessous sous mon parapluie pour rejoindre une station de taxis. On était comme une petite fille et son grand-père, serrés sous le parapluie. Et là, pas de voiture. Je décide d’en appeler deux sur mon abonnement, un pour lui, un pour moi. Et là, il me dit ‘Mais je ne prends pas le taxi, moi. J’attends avec vous pour être sûr que vous avez un taxi’. C’est aussi cet homme-là, très attentionné, avec une courtoisie dont on sent bien qu’elle vient d’un autre siècle et qui chez lui n’est jamais passée. Encore l’an dernier, il tenait à me raccompagner sur le palier. Il avait 99 ans. 

RFI : Vous souvenez-vous de votre premier contact avec lui ?

C. C : C’était par téléphone, en 1962. Il avait appris que j’avais passé la grande leçon de l’agrégation en me servant essentiellement de son plus récent livre qui était La pensée sauvage, déjà, après Tristes Tropiques (1955), considéré comme génial. Donc il m’appelle et je n’ai pas cru que c’était lui, j’ai répondu ‘Et moi, c’est Napoléon’ et j’ai raccroché. Tout de suite après, son secrétaire a rappelé en me certifiant que c’était vraiment Claude Lévi-Strauss et qu’il voulait m’inviter dans son séminaire. Et voilà comment nous avons fait connaissance !

RFI : Vous venez d’évoquer deux de ses ouvrages, peut-on revenir sur leur importance ?

C. C : Tristes Tropiques est publié en 1955, soit cinq ans avant le début de la décolonisation en France. Ce livre est important car c’est la première fois qu’un ethnologue critique radicalement, publiquement l’Occident. Je ne suis pas sûre qu’il pensait, lui, aux colonisations françaises mais il est critique à l’égard de toute l’Europe qui a envoyé des caravelles de l’autre côté de l’Atlantique et massacré les populations autochtones. C’est le noyau de Tristes Tropiques, par ailleurs un livre écrit superbement. Il met en contact le lecteur avec une demi-douzaine de peuples autochtones du Brésil totalement inconnus des Français et c’est si frappant que ce livre a failli recevoir le Prix Goncourt. Les jurés ont d’ailleurs publié un communiqué pour faire part de leurs regrets mais Tristes Tropiques n’était pas un roman. Et pourtant, ce livre écrit en trois mois était une commande de Jean Malaurie pour sa nouvelle collection « Terre humaine », et pourtant, Lévi-Strauss n’en est toujours pas content.

Catherine Clément

Philosophe et écrivain

« Il a une permanence de la pensée considérable. »

26/11/2008 par Elisabeth Bouvet


RFI : La publication de cet ouvrage fut-il un choc en 1955 ?

C. C : A l’époque, ce n’était pas si clair mais je me souviens encore de l’attrait que cette parution a suscité. Pour que moi, qui étais encore au lycée, j’achète Tristes Tropiques, ça vous donne une idée non pas du choc, je ne dirai pas cela, mais de l’impact qu’a eu ce livre. Ce livre qui n’était pas seulement un livre d’ethnologie mais un livre de voyage, de souvenirs, une critique de l’Occident, avec des photographies et des dessins réalisés par lui-même. Il est le fils d’un peintre portraitiste, il a été élevé dans un milieu imprégné d’art à un point qu’on n’imagine mal, il est l’arrière petit-fils d’Isaac Strauss qui était le collaborateur le plus proche de Jacques Offenbach, c’est donc encore plus frappant de voir ce parangon de culture occidentale comprendre que tout cela a son envers.

RFI : Outre Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss est évidemment associé au Structuralisme dont il est le père. Quel est le point de départ ?     

DR

C. C : La pensée sauvage, c’est avec ce livre que ça commence, entre autres. Car en 1962, il publie également un tout petit livre qui s’appelle Le totémisme aujourd’hui. Et l’ensemble est une révolution dans la manière de concevoir les cultures des autres. C’est là que se place la rupture avec tous les primitivismes qui existaient avant. Bien sûr dans Tristes Tropiques, on voit déjà qu’il y a une égalité de traitement entre les cultures des Indiens et les nôtres mais dans ces deux nouveaux ouvrages, cela touche au fonctionnement mental, au fonctionnement intellectuel. C’est comme cela que naît le Structuralisme qui sans se couper de l’Histoire, se met à l’écart pour étudier les structures de pensée en général. Et c’est ainsi que Lévi-Strauss formule ce qui a été l’un des premiers pas de la révolutions structuralistes à savoir que la pensée sauvage est en chacun de nous, qu’elle n’est pas antérieure à la pensée civilisée : c’est exactement la même sous une autre forme, avec d’autres structures équivalentes.

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RFI : Qu’en reste-t-il aujourd’hui du Structuralisme ?

C.C : Une méthode. Une méthode qui est presque passée dans les mœurs - disons qu’elle est très utilisée dans la recherche-, et qui consiste à penser, selon un postulat que je vais dire dans les mots de Lévi-Strauss, que « la nature du vrai transparait d’abord dans le soin qu’il met à se dérober ». Autrement dit, il faut chercher sous les apparences. Les attaques dont le Structuralisme a été l’objet en 1968 par un mouvement qui refusait l’idée même de structure, ce qui sous-entendait l’existence de phénomènes stables, n’ont toutefois pas tellement affecté Claude Lévi-Strauss. A l’époque, il me disait, ‘Prenez une dizaine d’amis, enfermez-vous dans un couvent et pensez’. C’était dès 1964, il avait commencé son travail sur Les Mythologiques. En 1971, le dernier tome de ce monument de la pensée française sera publié. Visiblement cette contestation ne l’a pas empêché de continuer.

RFI : Déjà à l’écart, finalement ?

C. C : Oui, mais cela, depuis longtemps. Mais les ethnologues sont ainsi. Il explique que quand les ethnologues partent sur le terrain, ils sont, disons, frais et roses. Or, le terrain est quand même quelque chose de fort inconfortable. Lui, il décrit les insectes, la vermine, les abeilles qui se mettent dans le coin des yeux. A l’époque, il n’y avait pas de formation d’ethnologue, on le devenait sur le terrain […]. Mais quand ils reviennent, les ethnologues ne sont ni morts ni vivants. Lévi-Strauss les compare à Lazare : je suis parti dans un autre monde et je reviens dans un monde qui n’est plus le mien. Pendant un long temps, l’ethnologue ne sait plus où il est. Il a appartenu à un monde qu’il est allé chercher, il revient chez lui, il ne reconnait plus le monde où il est censé retransmettre ce qu’il a appris. Passer d’un hamac à un lit et inversement, changer de cuisine, c’est compliqué. Là-dessus, on voit bien d’ailleurs que Levi-Strauss avait des prédispositions, lui qui n’hésite pas à manger un très gros ver blanc que lui tend un Indien.

Ces dernières années, il est très attiré par le bouddhisme, il s’est passionné pour le Japon. On sent bien que c’est son caractère qu’il a par ailleurs bouillant.

RFI : A ce propos, le XXe siècle a connu quelques grands polémistes. Etait-il de ceux-là ?

C.C : Oui, et comment ! Il a polémiqué avec Sartre dans La pensée sauvage, avec Roger Caillois dans Diogène couché, avec X, Y, Z et je ne connais pas un seul livre de lui où il n’y ait pas des coups de patte, aux coins des pages. Il aimait ça mais c’était aussi le goût de l’époque.

RFI : On lui a beaucoup reproché son pessimisme. Vous partagez cette opinion ? 

C.C : Il est profondément pessimiste, oui. Il ne s’en cache pas mais je crois qu’il l’est beaucoup moins qu’il ne le dit parce que c’est un homme très avide de sensations, de la vie. Les gens qui ont traversé la Seconde guerre mondiale, le sont généralement, surtout quand il s'agit de juifs européens. Mais je le vois bien, c’est un gourmand de la vie. L’homme qui mange un ver blanc a quelque chose de vital en lui.

RFI : Quels seraient vos conseils de lecture pour entrer dans l’œuvre de Lévi-Strauss ?  

C.C : Tout dépend du profil du lecteur. Si c’est quelqu’un qui est plus tenté par la création artistique, je lui conseillerais Tristes Tropiques. Si c’est quelqu’un qui a davantage d’attrait pour les mathématiques, je lui indiquerais La pensée sauvage. Et si c’est quelqu’un qui a du goût pour l’ethnologie, ce serait Anthropologie structurale, tome 2.

RFI : Et vous que relisez-vous volontiers ?  

C.C : Tout, à peu près tout, tout le temps. Ça m’a été très utile quand je suis partie m’installer en Inde pour quatre ans. Car vous êtes assaillie par une multiplicité de phénomènes qui sont des systèmes et sans méthode structurale, même s’il faut aussi beaucoup lire, vous ne pouvez pas comprendre. Je n’aurais pas compris l’Inde sans lui, ce qui est un paradoxe car il a massacré ce pays dans Tristes Tropiques. Mais ces dernières semaines, j’ai pensé à l’extrême cohérence de son œuvre depuis Tristes Tropiques où il comprend que l’Occident a été fauteur de génocides jusqu’à Histoire du lynx, son dernier livre, où il démontre que dans la pensée amérindienne, il y a bien deux cases, l’Indien et le Blanc, or cette division existait bien avant l’arrivée des Blancs. Et je trouve faramineux que cet homme ait trouvé la réponse aux questions qui se sont posées à lui près de quarante ans avant. Cette amplitude de trajet oblige à chercher sa propre cohérence.

RFI : Vous parlez de cohérence. Sa sélection pour la Pléiade vous parait-elle cohérente justement ?

C.C : Oui, il n’a pas mis Les Mythologiques car je pense que ce livre tient à lui seul au moins deux volumes de la Pléiade. Il n’a pas mis les Anthropologies structurales qui sont des recueils d’articles, mais il a mis beaucoup d’inédits, comme par exemple une esquisse de roman qui s’appelle Tristes Tropiques. Ça tient en trois pages, c’est très étrange. Il y a également une pièce de théâtre, L’apothéose d’Auguste. Quant à Regarder, écouter, lire, c’est son livre le plus français. Il y analyse un tableau de Poussin pour lequel il a toujours eu une grande attraction. […]. Ensuite, il cite Diderot, parle de la musique baroque avant d’évoquer, dans un dernier chapitre, la vannerie amérindienne.

RFI : Un retour aux sources ?   

C.C : Oui, mais il y a la porte de sortie. Dans ce dernier chapitre, il y a une série de mythes sur l’esprit des paniers. Le point de départ, c’est que le panier est un être vivant, mauvais d’ailleurs, et c’est pour cela que les vannières laissent toujours une petite imperfection dans la décoration du panier pour que l’esprit puisse s’échapper quand il meurt. Je crois que c’est la métaphore de ce livre, Regarder, écouter, lire. Il a fait son panier et il laisse une porte de sortie amérindienne.

RFI : Diriez-vous qu’il y a une forme d’engagement dans son travail ?

C.C : Oui, oui je le dirai bien sûr. Parce que la défense des peuples autochtones, c’est une bataille qu’il a menée et, je le sais, il la continue. Même si sa pensée est profondément écologique, je ne dirai pas qu’il s’est engagé dans l’écologie, ce serait complètement faux. De 1922 à 1928, il s’est engagé dans les partis socialistes, ça oui. Mais la Seconde guerre mondiale a sans doute cassé tout cela. Ça ne l’a pas empêché d’être présent dans le champ de l’écologie. En 1976, il vient dire aux députés français, réunis en commission parlementaire sur la démocratisation dans les parcs naturels,  que les vrais droits de l’homme consistent à respecter toutes les espèces vivantes, une réflexion qu’on trouve encore dans un texte intitulé Réflexions sur la liberté. Le respect des toutes les espèces vivantes, c’est quelque chose de très profond chez lui, intimement profond. Et c’est ainsi que l’on peut comprendre qu’il se dise bouddhiste.  

RFI : Ce XXe siècle qu’il aura traversé, Claude Lévi-Strauss ne l’a guère aimé…

C.C : Non, il ne l’aime pas. Il est né en 1908, il a sûrement des souvenirs de la Première guerre mondiale, la Seconde a failli le tuer. Et par ailleurs, il est extraordinairement méfiant sur les progrès techniques et plus particulièrement sur les progrès de la communication. Je ne l’ai même pas interrogé sur internet. Car depuis longtemps déjà, il pense que trop de communication détruit, que trop de proximité détruit et que la bonne distance entre les uns et les autres suppose une certaine lenteur qui est aux antipodes de ce que nous vivons. Maintenant la crise économique et financière actuelle qui tient beaucoup à cette rapidité va peut-être moduler ce mouvement.

RFI : Que pense-t-il de l’hommage qui lui est rendu pour ses 100 ans ?  

C.C : Il n’a pas voulu que je lui en parle. Et à ce titre, on ne supposera rien du tout.    

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