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14/10/2003
Musique : les dynamiteurs de langue…

Entre le rap, le jazz, les musiques du monde et le retour aux sources folkloriques, des artistes trouvent un chemin original où le travail sur la langue s’accompagne d’un message de révolte contre le marché et la mondialisation. Deux exemples de réussite : Bernard Lubat, l’homme en colère du jazz français sans frontières ; et les Fabulous Trobadors, qui pratiquent avec verve et ironie un art aussi vieux que le monde : celui de la « tchache ».

Avoir la « tchache », tout le monde sait ce que c’est. Et le tchacheur est une personne pourvue d’un bon caquet, d’un sacré bagout , bref un parleur habile, avec parfois l’idée qu’il sait vous entortiller, vous induire en erreur… Mais l’origine du mot tchache est peu précise : il viendrait du provençal cha-cha, qui est le chant de la cigale; pour d’autres, il proviendrait plutôt de l’espagnol chacharear, bavarder. Occitans et ardents défenseurs de la culture occitane, les deux protagonistes, originaires de Toulouse, du groupe Fabulous Trobadors ont en tout cas récupéré à leur compte le mot dans leur dernier album, intitulé Duels de tchache. Ils s’y montrent, comme dans leurs concerts, d’éblouissants manipulateurs de langue sur la base de textes qui laissent une large place à l’improvisation verbale. « Ce qui m’intéresse, indique Claude Sicre, fondateur en 1987 du groupe, c’est de défendre la joute ». Autrement dit revenir à une très ancienne tradition poétique, illustrée en Occitanie comme dans maintes régions du monde, où s’organisaient des confrontations orales, véritables concours populaires qui voyaient les improvisateurs s’échanger en vers et en rimes, des mots, des images… les prouesses des jouteurs étant jugées, bien sûr, à l’applaudimètre.
Transposée aujourd’hui, avec l’appui du tambourin et de l’électronique, la recette est d’une grande efficacité. La musique est simple et carrée, basée sur des rythmes et des mélodies issus du folklore occitan mais aussi d’autres sources, notamment latino-américaines. Les textes puisent toujours dans un fonds protestataire. Les Fabulous Trobadors chantent la vraie vie, celle où « y’a du peuple et de la joie », se voient « tel Zorro ou tel Robin » en défenseurs des exclus « avec comme flèches et comme arc / ta tchatche et tes convictions », dénoncent à tour de bras la « fanfare » du « Nouvel ordre planétaire »… Et quand vient le moment de l’improvisation, le concert se transforme en ring musical où il s’agit d’échanger à toute allure des mots pour rire, des mots pour rien ou pour la rime, qui soulèvent l’enthousiasme du public, étourdi par la virtuosité des combattants.
Loin des circuits du show-biz, les Fabulous Trobadors se sont créés sur la base d’un constat : la France a perdu son folklore. Dans tous les pays, souligne Claude Sicre, la musique reste une activité populaire spontanée, une occasion de réjouissances où chacun apporte sa mémoire de vieilles chansons. La France aurait évacué peu à peu ce patrimoine pour suivre les modes descendues de Paris et chantonner les airs du répertoire en vogue.


Retour au folklore, à tous les folklores… sur fond d’antimondialisme

Lutter contre ce nivellement, en intégrant dans leur musique non seulement des éléments du folklore régional, mais aussi des influences venues des musiques du monde et du hip hop, est donc le propos des Fabulous Trobadors, commencent par se produire dans les rues, les cafés, lors des animations locales et autres repas de quartier (qu’ils ont d’ailleurs contribué à réanimer). Désormais sollicités aussi sur des scènes plus officielles, les Trobadors poursuivent ce travail en essayant d’entraîner le public dans la danse : il s’agit « de lancer des rondes toulousaines, afin que les gens dansent. C’est un truc qui manque dans notre univers musical », affirme Claude Sicre. Mais si au plan musical la convivialité reste la règle, leur signe distinctif est aussi dans le travail pratiqué sur un texte volontiers militant, en français ou en occitan, et sur les mots, triturés, entrelardés de néologismes. Toute une démarche qui a bien sûr une résonance particulière en ces temps de défense de la diversité culturelle, et fait de ces folkloristes de cœur des artistes très modernes.

Bernard Lubat : « suicidé de la satiété du spectacle »

C’est d’ailleurs toute l’Occitanie française, ce sud étendu de la Gascogne à la Provence, qui est traversée par un vent de renouveau musical où l’ancien et le nouveau fusionnent dans un mélange de rythmes et de langues percutant et stimulant, illustré par des groupes à tendance rap et reggae comme le désormais fameux Massilia Sound System. Avec une dominante : le sens de la fête. Et un côté revendicatif très affirmé, qui se reconnaît bien sûr dans l’irrédentisme d’un José Bové. On pourrait croire ainsi que toute l’occitanie musicale est devenue altermondialiste… Un qualificatif que ne renierait pas l’autre enfant terrible des scènes du Sud, le jazzman Bernard Lubat, créateur d’un festival de toutes les contre-cultures dans sa ville d’Uzeste, proche de Bordeaux.
Bernard Lubat est un cas. Ce batteur si doué joua jadis avec les plus grands jazzmen, devint l’un des musiciens de studio les plus fameux. Avant de choisir, au milieu des années 70, de changer radicalement de parcours en fuyant le système dans lequel s’enfermaient le jazz établi, ses maisons de disques et ses festivals. Il fonde en 1978 la Compagnie Lubat, se réenracine dans son terroir gascon, multiplie les aventures musicales, en touche à tout insatiable qui récupère et mouline tous les sons, mélange acoustique et électronique, accommode les tendances les plus variées, du folklore au rap, au service de textes à l’imagination verbale époustouflante. Amateur, plus que quiconque, d’improvisations sans filet et de jeux alambiqués avec la langue, Bernard Lubat est un esprit rarement au repos, assoiffé de mots, de constructions de mots, d’expressions détournées de leur usage, de toutes les formes de déformations syntaxiques ou trouvailles lexicales, mises au service d’un discours de révolte que son militantisme foncier (il est communiste, au moins de principe) conduit désormais vers les terres et les slogans de l’antimondialisme, de l’anticapitalisme et parfois, dirait-on, de l’anti-tout… Il dénonce, au gré de son humeur, « la vie télévidée ou le principe de la vase communicante… », et bien sûr la litanie des damnés de l’époque, les « électoralisateurs, municipalisateurs, clientélisateurs, consolateurs, commémorateurs, enchanteurs, entubeurs, globalisateurs, massificateurs, divertisseurs… » Bref, un tchacheur là encore, qui se qualifie lui-même de « suicidé de la satiété du spectacle », ne craint pas l’excès et trouve dans cette démesure foncière une dimension qui semble caractériser – chez les plus doués – l’époque actuelle avec son alliage d’instabilité et de recherche inquiète d’une vie plus authentique.

Thierry Perret


Extrait : ça c’est oui (Fabulous Trobadors)

1/ PARLÉ

Je vous demande qu’est ce que vous en pensez, vous, du fait qu’on est au 21ème siècle et qu’on entre dans le 3ème millénaire et blablablablabla,
- On s’en fout !!
Et de la montée du Dow Jones et de la baisse du CAC CAC quarante ?
- On s’en fout !
Et du dernier prix Goncourt?
- On s’en fout !
Et du Gon ?
- On s’en fout !
Et du court ?
- On s’en fout !
Et du contre ?
- On s’en fout !
Et du pour ?
- On s’en fout !
(…)

2/ CHANTÉ
De tous les cocoricos ?
On s’en fiche, on s’en fout !
Du coq gaulois sur ses ergots ?
On s’en fiche, on s’en fout !
Du prétendu bon goût français ?
On s’en fiche, on s’en fout !
De la mode de l’été ?
On s’en fiche, on s’en fout !
Des sondages d’opinion
On s’en fiche, on s’en fout !
Des pseudo-révolutions
On s’en fiche, on s’en fout !
Des faux-débats qui font les beaux
On s’en fiche, on s’en fout !
Des marchands de grands idéaux
On s’en fiche, on s’en fout !
Du poétiquement correct
On s’en fiche, on s’en fout !
Du musicalement select
On s’en fiche, on s’en fout !
De tout ce qui est formaté
On s’en fiche, on s’en fout !
De tout ce qu’il faut penser
On s’en fiche, on s’en fout !

Mais les repas sur la place
Ah oui ça, ça nous séduit !
Avec tous les gens qui passent
Ah oui ça, oui ça aussi
Rendre service aux voisin
Ah oui ça oui ça c’est oui
Prendre nos affaires en main
Ah oui ça, oui ça aussi
(…)
Mettre tous les peuples en ronde
Ah oui ça oui ça c’est oui
(…)
Travailler le folklore
Ah oui ça, oui ça aussi
Vivre sa vie en chantant
Ah oui ça oui ça c’est oui
Faire improviser les gens
Ah oui ça, oui ça aussi

Apprendre le tamazight
Ah oui ça, ça nous séduit !
Écouter les chansons d’Idir
Ah oui ça, oui ça aussi
(...)
Traduire Vian en occitan
Ah oui ça, oui ça aussi
Inventer son emploi
Ah oui ça, ça nous séduit !
Travailler dans la joie
Ah oui ça, oui ça aussi
(…)
Les terrains vagues en plein centre
Ah oui ça, ça nous séduit
Le bonheur sans attendre
Ah oui ça, oui ça aussi
Aller manger à l’Esquinade
Ah oui ça, ça nous séduit

Jouer au foot sur l’esplanade
Ah oui ça, oui ça aussi
Parler avec les gens dans la rue
Ah oui ça, ça nous séduit
Accueillir les nouveaux-venus
Ah oui ça, oui ça aussi
Réinventer les grandes valeurs
Ah oui ça, ça nous séduit
Civiliser ses humeurs
Ah oui ça, oui ça aussi
Pratiquer l’humour courtois
Ah oui ça, ça nous séduit
Et l’amour en patois
Ah oui ça, oui ça aussi (…)

C. SICRE / Fabulous Trobadors



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