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14/11/2003
La bibliothèque de… Ahmadou Kourouma

(MFI) En 1970, les éditions du Seuil publiaient le premier roman de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma : Les Soleils des Indépendances. Ce roman connut immédiatement un succès retentissant et s’est imposé au cours des années comme un grand classique de la littérature africaine contemporaine. La raison du succès de ce livre réside à la fois dans sa thématique résolument postcoloniale et dans son écriture imprégnée des structures de pensée des Malinkés dont est issu l’auteur. Depuis, Kourouma a publié trois autres romans : Monnè, outrages et défis (Seuil, 1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) et Allah n’est pas obligé (Seuil, 2000), tous marqués par l’originalité de son talent. L’œuvre de Kourouma, qui est aujourd’hui âgé de 76 ans, témoigne d’une connaissance profonde de la culture traditionnelle africaine, mais aussi d’une grande familiarité avec la fiction européenne moderne (Céline, Beckett) à laquelle l’auteur des Soleils des Indépendances a emprunté quelques-unes de ses stratégies d’écriture novatrices. Dans l’entretien qu’il a accordé à MFI, Ahmadou Kourouma parle de ses goûts littéraires, de « ses » bibliothèques et de son cinquième roman sur lequel il est en train de travailler.

Depuis plusieurs années, vous partagez votre vie entre la France et la Côte d’Ivoire. Où se trouve la bibliothèque personnelle d’Ahmadou Kourouma ?

J’ai deux bibliothèques. L’une se trouve à Abidjan et l’autre à Lyon où je vis d’ailleurs de façon quasi-permanente depuis les événements de la Côte d’Ivoire. Il m’arrive souvent de ne pas retrouver mes livres. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de rechercher désespérément un livre ici, à Lyon, alors que je l’avais amené à Abidjan au cours de mon précédent voyage ! Je n’ai pas de chance avec mes bibliothèques. J’ai perdu à deux reprises, lors des déménagements successifs, tous mes livres. La première fois en 1964 quand je suis allé m’installer à Alger. Comme dans mon appartement, je n’avais pas assez de place pour garder tous mes livres, je les ai mis à la cave. Des gens indélicats s’y sont introduits par le soupirail et sont partis avec la plupart des livres. La deuxième fois lors de mon déménagement au Cameroun en 1974. Comme je devais m’absenter d’Abidjan pour plusieurs années, j’ai fait envoyer tous mes livres par le train à Douala. Le train a été immobilisé en rase campagne suite à un accident. Et comme cela arrive souvent en Afrique, les habitants des villages environnants sont descendus en masse pour piller le train accidenté. Je n’ai plus jamais revu la couleur de mes livres. Il m’a donc fallu reconstituer ma bibliothèque une nouvelle fois !

Quels sont les livres de votre bibliothèque auxquels vous tenez particulièrement ?

Je vous réponds sans la moindre hésitation : à mes dictionnaires. Je possède sur mon ordinateur tous les dictionnaires français imaginables. Du dictionnaire de l’Académie française au Littré, en passant par le dictionnaire des Curiosités, le Dictionnaire universel des synonymes de Guizot, et les autres usuels. Il a fallu équiper le disque dur de mon ordinateur de capacités énormes afin de pouvoir conserver tous ces dictionnaires.

Pourquoi conservez-vous tous ces dictionnaires ?

C’est parce que j’aime les mots. Un de mes passe-temps favoris est de rechercher les différences entre les différentes définitions que proposent les dictionnaires d’un même mot.

A part les dictionnaires, quels sont les autres ouvrages que l’on peut trouver dans votre bibliothèque ?

Comme vous pouvez l’imaginer, la littérature occupe une place substantielle dans les rayonnages de ma bibliothèque. Littérature africaine, mais aussi française et étrangère. J’ai aussi beaucoup de livres que des auteurs m’adressent, parfois dédicacés. Malheureusement, je n’ai pas beaucoup de temps pour lire. Et puis, avec la vue qui baisse, je lis de plus en plus difficilement. Il me faut maintenant un appareil électronique pour lire.

Autrefois, est-ce que vous lisiez beaucoup ?

Quand j’étais enfant, j’aimais beaucoup écouter des histoires. Toutes sortes d’histoires, des histoires de chasseurs mystiques, de sorciers et d’animaux, que me racontait mon oncle. A l’école, j’ai pris goût à la lecture. Comme beaucoup de petits Africains, un des premiers livres que j’ai eu en main, c’était Mamadou et Bineta. C’est à travers ce manuel que j’ai appris le français. Il n’y avait évidemment pas de bibliothèque à l’école à l’époque. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. J’allais même fouiller dans les poubelles du commandant blanc de ma subdivision, espérant y récupérer les journaux que celui-ci jetait après les avoir parcourus. Je passais ainsi des heures entières à déchiffrer ces grandes feuilles imprimées où il était beaucoup question, je me souviens, de la guerre. Plus tard, à Bamako, j’ai découvert la littérature africaine. Elle n’était pas enseignée à l’école. C’est pourquoi quand on voyait traîner chez un proche un livre avec sur la couverture un nom aux sonorités africaines, on se jetait dessus. C’est ainsi que j’ai lu Chants d’ombre de Senghor, Afrique debout et Climbié de Bernard Dadié.

Vous souvenez-vous de la première bibliothèque que vous avez fréquentée ?

C’est seulement lorsque je suis arrivé à Paris dans les années 50 pour poursuivre mes études que j’ai découvert les bibliothèques. Je fréquentais assidûment les bibliothèques universitaires et surtout la bibliothèque Sainte-Geneviève où je passais beaucoup de temps. J’ai aussi découvert à l’époque le plaisir de feuilleter des livres dans les librairies. Toutes mes économies passaient dans les livres.

De quels livres s’agissait-il ?

Il y a eu une phase de ma vie où je m’intéressais beaucoup aux ouvrages de sociologie. Il faut que je vous explique. Quand j’ai terminé mes études d’actuariat à Lyon, j’ai eu envie de faire de la sociologie, sans doute parce que c’était la mode à l’époque. Tous les jeunes voulaient étudier la sociologie. Je me suis donc intéressé aux livres portant sur la sociologie africaine. C’était pour la plupart des livres écrits par des administrateurs coloniaux. Sur les coutumes africaines, sur les masques, sur les ethnies. J’étais frappé par les idées fausses que véhiculaient ces ouvrages sur nos sociétés. J’ai voulu prendre la plume pour mieux expliquer aux lecteurs occidentaux nos us et coutumes, notre philosophie sociale. Cela ne s’est pas fait car pour pouvoir écrire, il fallait bien maîtriser la langue. Ce qui n’était pas tout à fait encore mon cas.

C’est donc la sociologie qui vous a amené à l’écriture ?

Non, la sociologie m’a ouvert les yeux sur les problèmes de l’écriture. J’ai commencé à écrire après mon retour à Abidjan. Dans les premières années de l’indépendance, craignant un coup d’Etat en Côte d’Ivoire – Eyadéma venait de s’accaparer du pouvoir dans le Togo voisin –, le président Houphouët-Boigny a fait arrêter tous ceux qui pouvaient menacer son pouvoir, surtout tous les opposants de gauche. Moi aussi, j’ai été arrêté, puis vite libéré parce que j’étais marié à une Française. Houphouët craignait que mon arrestation ne le brouille avec la France dont il était dépendant. C’est pour dénoncer le sort de mes camarades qui étaient toujours en prison que j’ai alors écrit mon premier roman. Initialement, j’avais voulu écrire un essai, mais je m’étais vite rendu compte qu’un essai contre Houphouët-Boigny qui était un des principaux alliés de l’Occident empêtré alors dans la guerre froide, n’aurait aucune chance d’être publié. Je me suis donc tourné vers la fiction. Cela a donné Les soleils des indépendances. J’ai fait un premier jet. Je n’en étais pas satisfait car je sentais que le courant ne passait pas. Je me suis dit qu’il fallait donner aux personnages leur langage naturel. J’ai donc réécrit le roman en malinkisant le français.

C’était une belle intuition.

L’ idée m’est venue en lisant Céline. Céline était le premier écrivain français à avoir tenté de faire passer dans le texte littéraire le langage courant, le français oral tel qu’il est parlé par des Parisiens. Ce qu’il avait réussi à faire était époustouflant. Attention, je n’ai jamais adhéré pour autant à l’idéologie sous-jacente à son œuvre. Mais je dois dire que son Voyage au bout la nuit a été une lecture fondamentale pour moi.

Quels sont les autres écrivains qui ont compté pour vous ?

Becket, mais aussi Bernard Dadié, les poètes de la négritude.

On associe votre nom d’habitude aux romans. Mais j’ai découvert que vous avez aussi écrit pour la jeunesse !

Effectivement, j’ai écrit quelques livres pour la jeunesse. J’aime faire ce genre de livres très didactiques parce qu’ils me donnent l’opportunité d’expliquer aux jeunes notre passé, notre culture. Je leur parle des chasseurs, des griots, des princes malinkés..., de tous ces personnages extraordinaires qu’ils ne connaîtront pas. Quand j’ai commencé à écrire ces livres pour la jeunesse, je croyais qu’ils n’intéresseraient que les jeunes Français. Mais je constate qu’ils sont aussi beaucoup lus par les petits Africains. C’est sans doute parce qu’ils transmettent des connaissances qui ne sont plus disponibles en Afrique.

Vous êtes né dans une société de culture orale, mais aujourd’hui vous êtes un homme de l’écrit, du livre. Selon vous, à quoi sert un livre ?

A beaucoup de choses. A nous informer, à conserver le passé, à élargir notre horizon mental. La vie ne peut être changée que par les livres. Le livre est aussi un complément de l’esprit. Le cerveau humain ne peut pas conserver toutes les informations. Et puis, il me semble que si aujourd’hui on peut se réclamer de l’universel, c’est parce qu’on a des livres. Grâce aux livres, nous pouvons aborder d’autres cultures, d’autres façons de penser, chose qui n’était pas possible dans les sociétés traditionnelles.

Est-ce pour faire connaître d’autres façons de penser que vous écrivez ?

J’écris pour informer. Mais aussi pour émouvoir, pour faire revivre une société, un monde, pour arracher mes lecteurs à leur quotidien, pour les faire vivre dans un autre monde.

Quel sera le thème de votre prochain roman ?

Mon prochain roman se déroule en Côte d’Ivoire. En fait, quand les événements de la Côte d’Ivoire ont commencé, j’étais en train d’écrire un roman dont j’avais situé l’action dans la Guinée de Sékou Touré. Mais mes filles m’ont dit que je devais écrire sur les événements graves qui se passent dans mon pays depuis quelque temps. Elles ont fini par me convaincre. J’ai donc interrompu le livre en cours pour imaginer une suite à mon dernier roman Allah n’est pas obligé. L’enfant-soldat Birahima revient à Abidjan où il découvre des charniers… C’est un pas de plus vers la barbarie !

(Propos recueillis par Tirthankar Chanda)

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