Cela commencerait comme un western trop connu : dans un face à face impitoyable se dresseraient les Peaux Rouges et les visages pâles… C’est, selon le critique Philip Rahv, la définition de la littérature américaine (Partisan review, 1933). Les Peaux Rouges seraient ces écrivains de l’Amérique des grands espaces, des bagarres, et des amitiés franches et viriles. Les visages pâles, eux, se cantonneraient à la littérature à l’européenne. D’un côté, on trouverait Jim Harrisson, James Ellroy ou Ernest Hemingway, de l’autre Henry James. Cette vision caricaturale de la littérature américaine correspond malheureusement à l’idée que s’en font la plupart d’entre nous.
Y a-t-il seulement une littérature américaine ? La réponse est oui, bien sûr. Une collection nommée « Voix américaines » aux éditions Belin s’est donné pour objectif de la faire découvrir. A raison de huit volumes par an, soit aujourd’hui 52 volumes, Voix américaines dirigé par Marc Chénetier permet aux lecteurs de se familiariser avec la vie et l’œuvre d’auteurs américains. John Dos Passos, Toni Morrison, Paul Auster pour citer les plus connus côtoient Robert Coover, Steven Millhauser ou Toni Cade Bambara. En 128 pages, des universitaires donnent à lire l’univers imaginaire américain dans toute sa diversité.
Cette littérature très variée se rejoint au moins sur un point, celui de la contestation. Les écrivains américains mettent à mal le rêve américain si facilement exportable de par le monde. Leur regard distancié en font des empêcheurs de tourner en rond. L’écrivain Robert Coover (né en 1932) explique d’ailleurs que les grands piliers de cette littérature ont été tous des rebelles, des iconoclastes, que ce soit William Faulkner, Herman Melville ou tant d’autres : ce sont des gens qui disent non, qui sont contre.
Les écrivains américains remettent aussi en question le sens du verbe dans un pays persuadé que le travail sur les mots est superflu. Ils endossent ce rôle de garde-fous avec d’autant plus de difficulté que l’anti-intellectualisme aux Etats-Unis demeure très puissant. Dans un pays où les librairies n’existent que dans les villes universitaires et où les maisons d’édition ne publient plus les grands classiques, ils ont peu de chance d’être lus par le grand public. Si l’on a des idées à faire entendre, mieux vaut être un acteur qu’un écrivain…
Depuis l’installation progressive du « politiquement correct », la littérature en tant que telle est en voie de disparition dans les universités, elle est l’objet de pressions extraordinaires de la part des différents groupes dits minoritaires : pour certains, il n’y a pas assez de femmes, pour d’autres pas assez d’homosexuels, ou de Noirs. Par conséquent, la littérature du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle n’est plus enseignée… moyennant quoi le corpus littéraire s’est réduit comme une peau de chagrin. Dans les anthologies qui paraissent actuellement, les grands auteurs américains ont souvent disparu ; les pages sont occupées par des auteurs à l’intérêt limité et aux idéologismes plus qu’avoués.
Pourtant, la langue est bien le moyen le plus corrosif pour décrire une société en crise ou en difficulté. La littérature américaine, que ce soit à travers le livre de souvenir, la confession, la poésie, le témoignage ou le pamphlet militant, traite du langage de façon novatrice et décapante en malmenant les codes dominants. Surtout lorsque l’on sait comme William Carlos Williams, le grand poète des années 20-30, que « la mauvaise langue c’est du mauvais gouvernement ». Là où le pouvoir s’appuie sur un usage éhonté de la langue, l’écrivain a un respect absolu des mots. Il peut corriger les discours, s’attaquer aux mythes, mettre en cause des modes d’expression ou des procédés rhétoriques.
De l’ultra-réalisme à l’onirique
Il serait cependant faux de cantonner la littérature américaine à un simple rôle de dénonciation des travers du pays. Elle fait aussi une large place au rêve, au fantasme, à l’exploration des ailleurs et des imaginaires : loin de caractériser la littérature américaine, l’ultra-réalisme n’est pas aussi représentatif que ne le laisseraient croire les idées reçues. Ainsi, Frank Morris considéré comme l’écrivain réaliste par excellence délire constamment : son imagerie est totalement onirique. Quant à Steven Millhauser, il ne cesse d’inventer des mondes nouveaux. Il regarde et décrit les choses de si près qu’elles en deviennent totalement méconnaissables.
Il y a des raisons historiques et idéologiques à cette propension de la littérature américaine à explorer la zone au-delà du réel. L’imaginaire américain est historiquement écartelé entre le monde réel et l’ailleurs. Ce pays est radicalement fondé sur un écart entre ce qui est et ce qui peut être, entre ce qui est et ce qui devrait être, et l’exploration de cet interstice est le thème favori de nombreux écrivains américains.
Parmi ces créateurs ou inventeurs de mondes, on trouve Robert Coover dont les oeuvres mêlent rêve et réalité, où l’espace et le temps se contractent en permanence. Il puise sa matière aussi bien dans les contes de fées, le folklore, la chanson populaire que dans les mythes, emmenant le lecteur dans un monde incertain dont les fondements peuvent à tout instant s’écrouler. Quant à l’essayiste William H. Gass, il se préoccupe des rapports entre les mots et le monde. Il accorde une place importante à l’exploration intérieure et à la méditation. Il est encore question d’imaginaire avec John Hawkes dont l’œuvre oppose lumière et noirceur, innocence et perversion et Steven Millhauser qui n’a pas son pareil pour créer des mondes d’un émerveillement fou.
Tous parlent de la société contemporaine, d’un pays qui a mal à son Autre.
A lire, dans la collection Voix Américaines dirigé par Marc Chénetier aux éditions Belin : Steven Millhauser, la précision de l’impossible, par Marc Chénetier, 2003. John Hawkes, l’enfant et le cannibale, par Anca Cristofovici, 1997. William H. Gass, l’ordre de la voix, par Claire Maniez, 1997. Robert Coover, l’écriture contre les mythes, par Jean-François Chassay, 1996. Tous les livres de la collection coûtent 7,6 euros.
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