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09/01/2004
Les écrivains se souviennent d’Ahmadou Kourouma

(MFI) L’académicien français Erik Orsenna* ainsi que le porte-drapeau de la jeune littérature africaine Abdourahman A. Waberi** ont tous les deux bien connu Ahmadou Kourouma. Ils parlent ici de leur complicité avec le grand romancier disparu, de ses apports à l’imaginaire francophone, de son influence sur les nouvelles générations d’écrivains africains.

MFI : Quel souvenir garderez-vous d'Ahmadou Kourouma ?

Erik Orsenna :
Ahmadou Kourouma était un écrivain que j’admirais infiniment parce qu’il avait su incarner, plus que raconter, toutes les déchirures de l’histoire africaine, depuis la colonisation jusqu'à aujourd'hui, en passant par les turbulences qui ont suivi les indépendances. Un peu comme Garcia Marquez ou Asturias, il était devenu la voix de son peuple, la voix de tout un continent. Je garderai longtemps le souvenir de cet homme, physiquement si impressionnant, écoutant du haut de ses deux mètres les rumeurs de son continent à la dérive.

Abdourahman A. Waberi : Je garderai le souvenir d’un homme simple qui ne se prenait pas au sérieux. Chaque fois que je le voyais, il m'époustouflait par sa bonhomie, par son côté paysan malinké et ce manque d’intellectualisme qui le caractérisait. Malgré les prix et les honneurs, il n'a jamais perdu le sens de la réalité.

MFI : Comment l’avez-vous connu ?

A.A.W. :
J’ai fait la connaissance de Kourouma il y a huit ans à Djibouti, à la Fête du livre. Nous y étions tous les deux invités pour parler de notre travail d’écrivain. Je me souviens qu’un soir j’étais avec lui dans une bibliothèque de quartier quand une poignée de gosses venus écouter les écrivains, l’ont abordé pour lui demander d’écrire sur les guerres tribales. Quelques années après, Kourouma a publié Allah n’est pas obligé, livre qu’il a dédié aux enfants de Djibouti. Mais quand le livre est sorti, personne n’a voulu croire qu’il l’avait écrit à la demande des enfants. Pourtant, c’est tout à fait vrai. Je peux le confirmer car j’étais là.

E.O. : Il se trouve que pendant quatre ans j’ai été animateur du comité éditorial des Nouvelles éditions ivoiriennes. J’allais donc tous les trois mois en Côte d’Ivoire. Je rencontrais Kourouma à cette occasion. Nous discutions beaucoup du piteux état de l’édition africaine, des problèmes épouvantables de la diffusion du livre en Afrique. On se demandait comment faire pour qu’on puisse mieux faire entendre les voix des écrivains africains. Kourouma ne se préoccupait pas seulement de son oeuvre. Il réfléchissait aussi à l'avenir de l'écriture et du livre sur son continent. Il se demandait comment peut-on être écrivain africain aujourd'hui ? Faut il que l’on soit toujours obligé de passer par le quartier latin parisien pour être lu et reconnu ?

MFI : Est-ce qu’il vous parlait de la situation tragique de son pays ?

E.O. :
Kourouma souffrait beaucoup de ce qui se passait depuis quelque temps dans son pays. Nous avons parlé longuement de la guerre civile, des menaces d'éclatement que cette guerre faisait peser sur la Côte d'Ivoire. Il pensait que l’ivoirité était un cancer qui était en train de ronger son pays.

A.A.W. : La dernière fois que j'ai eu Kourouma au téléphone, il m’a dit qu’il était devenu un vrai exilé maintenant qu’il était personna non grata en Côte d'Ivoire. Il était d'ailleurs en train d'écrire sur la guerre civile dans son pays. Il m’a dit que le livre était bien avancé.

MFI : Dans le paysage littéraire africain, Kourouma est un personnage atypique. Il avait étudié les mathématiques et il était assureur de métier. Rien ne le prédisposait à la littérature. Et pourtant, il a su profondément renouveler la thématique de la littérature africaine. Comment peut-on expliquer cela ?

A.A.W. :
Kourouma est un véritable miracle. Il est venu à la littérature par hasard, par accident. Il a raconté lui-même, lors des nombreuses interviews qu'il a données, les circonstances qui l'ont conduit à écrire son premier roman Les soleils des indépendances. Il sortait de prison. Il voulait témoigner de la condition faite à ses amis qui n'ont pas eu sa chance. Comme il ne pouvait pas écrire un essai sans se faire censurer, il a écrit cette chose bizarre, à mi-chemin entre roman et pamphlet politique. L'Afrique sortait alors de la colonisation. Aucun romancier n'avait encore raconté l'histoire de l'Afrique des indépendances. Kourouma n'avait donc aucun modèle auquel se rattacher. Il a écrit ce premier livre en intuitif et, ce faisant, il a inventé une nouvelle forme qui a eu la fortune que l'on sait. Personnellement, je me sens très proche de Kourouma, car étant vierge de toute forme ou théorie esthétique, il a pu faire preuve d'une grande originalité, voire même de subtilité dans son appréhension de l'Afrique. Sa grille de lecture de l'univers africain est moins manichéenne que celle que nous propose, par exemple, un Mongo Beti ou un Sembène Ousmane qui pensent en révolutionnaires et en idéologues. C'est ce qui explique sans doute que les personnages que Kourouma met en scène dans ses romans ne sont pas des victimes, mais plutôt des rusés que les anthropologues anglais désignent du nom de « Trickster ».

E.O. : Kourouma a aussi renouvelé la langue de la littérature africaine en y introduisant des tournures, des syntaxes propres à sa langue maternelle. C'est merveilleux ce qu'il a su faire avec le langage académique que la France coloniale avait légué aux Africains. Je sors des livres de Kourouma complètement agrandi, tourneboulé, réjoui. Et il me semble que cette subversion linguistique était possible parce qu'étant mathématicien, Kourouma n'avait pas la même relation avec le français que les Africains plus littéraires.

MFI : Des quatre romans de Kourouma, lequel est-ce que vous préférez ?

E.O. :
Il est difficile de répondre à cette question. Les quatre romans de Kourouma s'inscrivent dans un ensemble qu'il est difficile de séparer. C'était comme si vous me demandiez de choisir entre Mort à crédit et Voyage au bout de la nuit. Pour répondre quand même à la question, je dirais que j'ai une faiblesse pour Les Soleils des Indépendances et pour En attendant le vote des bêtes sauvages. En deux livres, quel portrait du continent! L’espoir brisé des indépendances et la folie des dictatures. Dans l’histoire de la littérature africaine, Les Soleils des Indépendances brillera longtemps avec une lumière sombre. Pour ce qui est de En attendant le vote des bêtes sauvages, c’est du grand Marquez. C'est un texte quasi-shakespearien.

A.A.W. : Je dirai sans la moindre hésitation En attendant le vote des bêtes sauvages. J'apprécie sa narration complexe et originale. Ce roman révèle les talents formalistes de Kourouma. J’aime aussi Monné, outrages et défis pour le côté tragique de la rencontre Afrique-Occident. J'aime moins Allah n'est pas obligé qui a pourtant connu un grand succès populaire. J'ai l'impression que dans ce livre Kourouma s'est contenté de paraphraser la réalité plutôt que de la recréer.

* Le dernier roman d’Erik Orsenna s’intitule Madame Bâ (Stock, 2003)
** Le dernier roman d’Abdourahman A. Waberi est Transit (Gallimard, 2003)
.


Propos recueillis par Tirthankar Chanda

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