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13/02/2004
Les « plaies ouvertes » de l’Afrique

(MFI) Paru l’an dernier, le livre du journaliste Stephen Smith (Négrologies) a suscité une forte polémique. Répondant à la question « pourquoi l’Afrique meurt », il met crûment l’accent sur les crises et les défaillances du continent, en plongeant comme il le dit « sa plume dans (ses) plaies ouvertes » (1). L’occasion de rappeler que d’autres intellectuels, africains cette fois, ont déjà dénoncé avec vigueur la responsabilité collective de l’Afrique dans les drames que constituent pour elle les dictatures, les massacres de populations, les dérives de l’économie…

Le livre de Stephen Smith, journaliste au quotidien Le Monde, scandalise. Ses images heurtent. On y voit de la hauteur ou de la condescendance. Même si l’auteur précise dans sa conclusion que « ses propos les plus durs ne s’adressent pas aux Africains qui se débattent dans l’adversité mais à leurs amis occidentaux qui se rendent complices du meurtre de masse qui défigure la face du continent. » D’autres avant lui avaient dénoncé les mêmes maux sans se faire traiter de racistes... ils étaient Africains. Citons Jean-Paul Ngoupandé (2) qui dans L’Afrique sans la France, paru en 2002, écrit: « J’ai compris que le même diagnostic était accepté ou rejeté, selon qu’il était formulé par des Africains ou des représentants des anciennes puissances coloniales européennes. » Et ajoute, à propos d’un précédent livre de Stephen Smith : « En Afrique on n’aime pas beaucoup ceux qui vous parlent crûment ».
Ngoupandé, ancien premier ministre de la République centrafricaine et député de l’opposition a brossé lui aussi un tableau sans complaisance des pays francophones. La tutelle de la métropole durant les trente premières années qui suivirent les indépendances de 1960, aurait selon lui « infantilisé » les différents Etats bénéficiant de la coopération. Il situe dans les années 90 le désengagement de la France ; la dévaluation de 1994 n’étant que l’aboutissement de l’afro-pessimisme français. La seconde partie du livre s’intitule « Nous sommes les fautifs ». L’analyse de Ngoupandé rejoint celle de Stephen Smith dans bien des domaines, mais il est vrai qu’elle s’exprime sur un ton moins abrupt. L’ancien ministre centrafricain refuse le pessimisme et, après avoir dénoncé les maux à combattre, il émet des pistes pour un renouveau de la société. L’Afrique sans la France est un livre-clé pour comprendre comment l’Afrique en est arrivée à la situation d’aujourd’hui.
Quinze ans plus tôt, d’autres Africains, avaient eu la lucidité de se poser des questions : Alain et Edgar Hazoumé dans Afrique, un avenir en sursis (3) analysèrent les points de fissure du continent et les possibilités d’échapper aux pesanteurs archaïques. Fils d’une mère congolaise et d’un père béninois, bien connu dans le monde de la littérature, ils exprimaient alors leur dépit de voir qu’après quelque 30 années d’indépendance, l’Afrique semblait en effet toujours « mal partie » : « L’inertie est de règle, la fatalité une seconde nature, réclamant toujours plus de démiurges, de prophètes et de maîtres, seuls capables de banaliser une misère croissante… Faut-il pour autant, obstinément, accuser l’extérieur et se suffire encore et toujours de la mise en cause du minimum de survivance ou de la trappe du sous-développement et mendigoter une soupe plus épaisse ? » Le constat, étayé par de nombreuses notes en référence, se termine toutefois sur une réflexion optimiste : « L’Afrique sera sauvée par la nouvelle génération d’Africains ».


« L’Afrique du XXIe siècle sera rationnelle ou ne sera pas »

Trois ans plus tard, une jeune Camerounaise s’interrogeait à son tour dans un livre qui fit l’événement : « Et si l’Afrique refusait le développement ? »(4). « L’Afrique post-indépendantiste, croit que ses traditions la conduiront au développement », dit Axelle Kabou, qui pense au contraire que « la culture africaine revue et corrigée » par ces générations issues de l’indépendance, « est le gage le plus sûr de la continuité du naufrage africain ». Et de conclure : « Il appartient, par conséquent, à l’Afrique de tirer les bonnes conclusions de sa marginalisation croissante, de ne pas redouter la comparaison avec d’autres continents ou d’autres civilisation, et de se débarrasser de ses complexes, de s’ouvrir au monde extérieur, sous peine de précipiter l’émergence de l’ultime étape d’un processus de régression entamé depuis quatre siècles au moins ». Affirmant enfin, en contrepoint à la formule célèbre de Senghor : « L’Afrique du XXIe siècle sera rationnelle ou ne sera pas ».
Remontons le cours du temps et rappelons quelques souvenirs. En 1960, les grands dirigeants de l’Afrique nouvellement indépendante ne prenaient pas le pouvoir sans quelques inquiétudes, craignant que les mentalités ne soient pas prêtes à assumer les responsabilités d’un pays souverain. Houphouët-Boigny pensait que l’enrichissement des individus constituerait un vaste courant qui conduirait le bateau ivoirien vers le développement. Que dirait-il aujourd’hui, en voyant le naufrage de ses illusions ?
Le président Senghor, pédagogue de tempérament et politique par nécessité, estima pour sa part que l’élévation du niveau intellectuel d’une population était déterminante et que l’enseignement public devait être prioritaire. Dès 1950, le député du Sénégal dénonçait le népotisme et l’esprit bureaucrate d’une partie des bourgeois évolués qui « ont fait de la corruption administrative leur grande tactique ». « Ils distribuent, dit-il, des faveurs, des honneurs et même de l’argent à leurs amis fidèles ». En 1963, le président rappelle que pour obtenir la croissance économique, il faut plus que la liberté politique, il faut la liberté intellectuelle, culturelle, celle de l’esprit et du cœur (5). « Sous le régime colonial, la responsabilité de gouverner, nous la laissions au colonisateur... sans nous soucier du développement comme si la prospérité du pays ne nous concernait pas». «Osons le dire : nous ne somme pas encore décolonisés... » Pour lui, l’élite est appelée à montrer l’exemple, elle doit avoir le sens du bien collectif et se sentir responsable du devenir de son pays. Le professeur Senghor mettait son espoir en l’éducation et son gouvernement s’y employa. Notons qu’au Sénégal les transitions démocratiques se sont faites sans drames.
Les voix de ces grands précurseurs se mêlent à celles d’aujourd’hui qui refusent d’assister au « suicide » de l’Afrique. « L’avenir de nos pays est une affaire trop sérieuse pour être laissé entre les mains des seuls politiciens... » conclut Ngoupandé, qui ajoute : « il est urgent que tous ceux-là (de la société civile africaine) prennent la parole et disent haut et fort ce qui ne peut plus durer sur ce continent. »

Jacqueline Sorel


Références

(1) Smith, Stephen, Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Levy, 2003
(2) Hazoumé, Alain et Edgard, Afrique, un avenir en sursis, Paris, l’Harmattan 1988.
(3) Kabou, Axelle, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, l’Harmattan 1991.
(4) Ngoupandé, Jean-Paul, L’Afrique sans la France, Paris, Albin-Michel 2002.
(5) Senghor, Léopold Sédar, Liberté 4, Le Seuil 1984.




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