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27/02/2004
Chronique Livres

L'essentiel d'un livre
Fela Kuti, Toussaint Louverture, Lucy et les autres

(MFI) Les éditions Cauris créent la collection « Lucy » pour faire découvrir aux jeunes du monde entier les grandes figures issues de l’Afrique et de ses diasporas. Avec pour credo : « l’histoire de l’Afrique c’est aussi l’histoire du monde ».


« Il était deux heures du matin à Lagos, au Nigeria. L’air était chaud et humide. Un homme fit son entrée sur la scène du Shrine, l’une des boîtes de nuit les plus connues de cette grande ville. Tout le monde se leva et se mit à l’applaudir. Ce musicien que l’on attendait depuis des heures s’appelait Fela Kuti. D’un geste sec, il donna l’ordre à son orchestre de commencer. Fela chantait et dansait avec la même énergie qu’un champion de boxe. Les murs du Shrine vibraient et le public était en sueur. Jusqu’au matin, les spectateurs s’essoufflèrent au rythme de cette musique nouvelle qui ne ressemblait à aucune autre. Cette musique s’appelait l’afrobeat. » Ainsi commence Fela Kuti, livre-album des éditions Cauris consacré au génial musicien du Nigeria. Suivent une vingtaine de pages où alternent textes et illustrations couleur pour retracer dans un style à la fois évocateur et didactique la vie et l’engagement politique du génial musicien nigérian disparu il y a sept ans.
Fela Kuti est l’un des trois premiers titres de la collection « Lucy » que viennent de lancer les éditions Cauris à l’attention des enfants (à partir de huit ans). Les deux autres titres de la série parus en même temps et consacrés au général haïtien Toussaint Louverture et à Lucy, la grand-tante de l’humanité à qui la collection a emprunté son nom, sont conçus sur les mêmes principes: sobriété, réalisme et pédagogie. Des textes ramassés, informatifs, relus par des spécialistes pour assurer l’exactitude des récits et portés par des images qui ne servent pas qu’à illustrer. L’objectif est de faire découvrir à travers des couleurs et des mots « les grandes figures de l’Afrique et des communautés noires du monde ». Cela donne de séduisants petits livres de format 16 X 18 qui éduquent en distrayant.
A l’origine de cette initiative, Kadiatou Konaré, fille de l’ancien président du Mali Alpha Oumar Konaré et fondatrice de la toute jeune maison d’édition Cauris. Celle-ci s’était déjà signalée à l’attention en publiant Le Paris des Africains, véritable who’s who du Black Paris, ponctué d’articles sur l’immigration africaine et les contributions des Africains à cette culture cosmopolite qui fait la réputation de Paris. On doit aussi à Cauris éditions Le Mali des talents, guide touristique et culturel original qui met l’accent sur les traditions et les savoir-faire plutôt que sur les paysages et les monuments. Avec sa nouvelle collection « Lucy » consacrée aux hommes politiques, aux grandes figures de la culture, du sport ou de la création, aux hommes et femmes des temps anciens ou personnalités plus contemporaines, cet éditeur atypique consolide sa vocation de « mettre l’être humain au cœur de sa production éditoriale ».
Une production éditoriale qui s’enrichira bientôt de nouveaux titres. Après le trio de choc que représentent Lucy, Toussaint Louverture et Fela Kuti, les prochains mois verront arriver dans les librairies Sarraounia, la reine magicienne du Niger, Bob Marley, le héros du reggae, Abebe Bikila, le coureur aux pieds nus, Billie Holiday, la grande dame du blues, Léopold Sédar Senghor, le poète-président du Sénégal, Steve Biko, un grand militant sud-africain. Parions que les jeunes qui auront la chance de feuilleter ces livres sauront imaginer l’Afrique autrement que comme un continent malade de ses famines à répétition, de ses guerres civiles et de ses pandémies incurables.

Lucy, la grand-tante de l’humanité. Ecrit par Anne-Sophie Chilard et illustré par Claire Mobio. Cauris Editions, 24 p., 5 euros.
Fela Kuti, le génial musicien du Nigeria. Ecrit par Rinaldo Depagne et illustré par Maérianne Maury-Kaufmann. Cauris Editions, 24 p., 5 euros.
Toussaint Louverture, le défenseur des Noirs d’Haïti. Ecrit par Anne-Sophie Chilard et illustré par Christian Epanya. Cauris Editions, 24 p., 5 euros.

Tirthankar Chanda


« Plus vaste est la vision, plus étroits sont les mots »

(MFI) Né à Tunis, Abdelwahab Meddeb vit à Paris où il anime l’émission radio sur France-Culture « Cultures d’Islam ». Enseignant et écrivain, il a récemment publié La Maladie de l’islam (Le Seuil) et Face à l’islam (Textuel). Phantasia son premier texte, publié en 1986, vient d’être réédité en format de poche (Points Seuil). Exigeant, riche d’une érudition élégamment partagée, Phantasia est un livre qui se lit avec précaution et attention. Abdelwahab Meddeb convie le lecteur à le suivre dans une promenade physique et intellectuelle dans la capitale française où il demeure, croisant ses monuments célèbres et ses coins d’ombre, arpentant ses boulevards et ses faubourgs. Le poète conte sa propre trace, sa « double généalogie », ses points d’ancrage, ses certitudes et ses doutes. Il mêle à plaisir ses multiples lectures et ses souvenirs dans une ballade érudite, composée à la manière d’une confidence livrée à quelques amis ou d’un album-photos commenté au fil des pages. Les déambulations semblent donner rythme à la pensée qui brasse l’Histoire du monde, de ses religions et de ses livres ou part en quête d’un éternel féminin. Phantasia est un livre de haute lignée, dont l’opacité pourra rebuter car, pour reprendre une citation d’Abdelwahab Meddeb : « plus vaste est la vision, plus étroits sont les mots …»
Une lecture qui se doit d’être poursuivie par les adeptes convaincus avec celle de Talismano, livre frère de celui-ci, publié l’année suivante par le poète tunisien.

Phantasia, par Abdelwahab Meddeb. Point Seuil n° 1138, 224 p., 6,50 euros.

Bernard Magnier


Chronique de l’inéluctable

(MFI) Si la vie de Khalil Mansour Khalil paraît simple, dès les premières pages, le lecteur se méfie d’un calme trop apparent. Ancien syndicaliste employé d’une société pharmaceutique d’Etat, jeune époux, futur père, collaborateur apprécié, le héros pourrait rêver d’un avenir radieux mais les ombres de son passé gravitent sans relâche autour de son nouvel univers. Jadis emprisonné pour ses activités syndicales, l’homme reste surveillé par son directeur, surnommé « Le cheval », sollicité par les syndicats de son entreprise, qui doit être rachetée par un groupe français, et incompris de sa jeune épouse, Amina, qui ne sait à quoi attribuer ses silences. Homme brisé par les années de détention dans les geôles du président Sadate, Khalil Mansour croit s’évader dans une relation avec une jeune américaine qui prépare une thèse sur le syndicalisme en Egypte mais cette relation se révélera être un piège supplémentaire. La nasse se referme lentement mais sûrement sur son prisonnier. Entre roman d’amour, roman policier et satire sociale, La Nasse est un ouvrage émouvant et captivant qui tient le lecteur en haleine jusqu’au dénouement fatal.
Dans ce deuxième roman, Sherif Hetata fait une chronique de la répression en Egypte dans les années soixante-dix. Lui-même a été arrêté, une première fois à la fin de ses études de médecine, puis en 1951. Condamné à dix ans de servitude pénale, il passera deux ans les fers aux pieds dans une carrière de pierre. Libéré en 1964, il épouse l’écrivain féministe Nawal El Saadawi et s’exile aux Etats-Unis.

La Nasse, par Sherif Hetata. Traduit de l’arabe égyptien par Christine le Bœuf. Ed. Actes Sud, Paris, 460 p., 25 euros.

Geneviève Fidani


Un récit d’amour sur fond d’affrontements intercommunautaires en Inde

(MFI) L’Emeute est le troisième roman de l’Indien Shashi Tharoor. L’auteur a abandonné la veine satirique qui lui avait si bien réussi dans Le Grand roman indien, pour se lancer dans un récit d’amour tolstoïen sur fond d’affrontements intercommunautaires d’une rare violence. C’est l’histoire d’une jeune Américaine qui, venue en Inde pour faire des recherches pour sa thèse, tombe éperdument amoureuse d’un énarque indien, marié de surcroît. Ils deviennent amants, alors même qu’ils se rendent compte que tout les sépare. Quelques jours avant son départ définitif pour les Etats-Unis, on retrouve le corps de la jeune femme dans un palais abandonné où elle avait rendez-vous avec son amant. L’originalité de ce roman réside dans sa forme impressionniste et polyphonique. Toute l’histoire est racontée au travers d’articles de journaux, de fragments de notes prises par un journaliste new-yorkais dépêché en Inde pour enquêter sur la mort de l’étudiante américaine, de transcriptions incomplètes d’interviews, d’extraits du journal tenu par la victime et de poèmes que son amant lui a écrits. En s’appuyant sur ces textes épars, à focalisation multiple, Tharoor réussit à tisser une trame narrative cohérente et parfaitement maîtrisée. Comme les précédents romans de cet auteur, L’Emeute est aussi une plongée fascinante dans l’Inde contemporaine, dans ses contradictions et dans ses explosions de passion meurtrières.

L’Emeute, par Shashi Tharoor. Ed. du Seuil, 332 p., 20 euros.

T. Chanda


Les littératures anglophones de l’est de l’Afrique

(MFI) Les trois prix Nobel de littérature et la réputation internationale de leurs écrivains aidant, le Nigeria et l’Afrique du sud se sont imposés au cours des dernières décennies comme les deux principaux pôles de l’anglophonie en Afrique. Le dernier numéro de la revue Notre Librairie, intitulé simplement « Littératures anglophones de l’est de l’Afrique », nous rappelle que toute la région de l’Afrique orientale, allant de l’Ethiopie au Zimbabwe, en passant par le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie et la Zambie, a elle aussi une longue tradition de littérature en langue anglaise. Si les auteurs issus de cette zone n’ont pas encore obtenu les grands prix littéraires que sont le Nobel ou le Booker prize (équivalent du prix Goncourt français), leurs oeuvres n’en sont pas moins significatives ou moins riches. Cette tradition est bien entendu un héritage de la colonisation anglaise, l’ensemble de cet espace ayant fait partie de l’empire britannique, où l’anglais a joué dès le dix-neuvième siècle un rôle élitiste de langue politique et littéraire. Mais pour le professeur Denise Coussy qui a coordonné le numéro 152 de Notre Librairie, la richesse et l’originalité de cette autre littérature africaine s’explique par l’hétérogénéité des influences que cette région a subie au cours de son histoire. « L’originalité indéniable de cette production littéraire provient de sa situation géographique exceptionnelle, écrit Denise Coussy. Située aux carrefours des civilisations africaines, indiennes et arabes, cette région a subi de profonds bouleversements (...). Forts de leur éducations plurielles et marqués par des exils (souvent forcés) dont ils sont à la fois les victimes et les bénéficiaires, les auteurs (est-africains) les plus récents présentent de l’Afrique un fascinant portrait décalé. » Les romanciers les plus représentatifs de cette hétérogénéité sont sans doute Nuruddin Farah (Somalie), Ngugi wa Thiong’o (Kenya), Abdulrazak Gurnah (Zanzibar), Moyez Vassanji (Ouganda), Chenjerai Hove (Zimbabwe), Yvonne Vera (Zimbabwe), Jamal Mahjoub (Soudan). Leurs parcours et leurs oeuvres font l’objet de longs et passionnants articles dans ce riche numéro de la revue du ministère des Affaires étrangères français. On regrettera seulement que ce volume parle si peu du théâtre et encore moins de la poésie qui est un genre très vivant dans certains pays de la région, s’insinuent jusque dans la fiction. Les romans d’un Chenjerai Hove ou d’une Yvonne Vera sont les exemples éclatants de cette cohabitation plus que harmonieuse de la fiction et la poésie. La poésie « se décline au quotidien: dans les chants, les colonnes de journaux, dans la facilité parfois étonnante à manier le langage », comme l’explique Nathalie Carré à qui nous devons les deux seuls articles de ce volume de notre librairie sur le versant poétique de l’effervescence littéraire exceptionnelle que connaît l’Afrique de l’Est contemporaine.

« Littératures anglophones de l’est de l’Afrique : d’Addis-Abeba à Harare ». Notre Librairie, Numéro 152, octobre-décembre 2003. Publication de l’ADPF (ministère des affaires étrangères), 143 p., 10,50 euros.

T. Chanda


Relire la littérature coloniale

(MFI) Fondée à Montpellier en 2002, la Société internationale d’étude des littératures de l’ère coloniale (SIELEC) est un nouvel espace de recherche. Elle se propose d’étudier à travers un corpus composé de productions littéraires stricto sensu (fiction et poésie), mais aussi de récits de voyage et d’explorations, de textes ethnologiques et sociologiques, d’images et d’iconographies, l’impact que l’expansion coloniale depuis le 15e siècle et la découverte de cultures et de manières de vivre différentes ont eu sur l’imaginaire occidental. « Littérature et colonies » réunit les actes du premier colloque organisé l’année dernière par la SIELEC sur ce sujet.
L’ensemble compte dix-huit articles répartis en quatre ensembles thématiques: définition du champ, figures marquantes, modalités de représentation, enfin fortune et évolution. Selon Bernard Mouralis, auteur du premier article du collectif, trop longtemps marginalisées à cause de son inspiration idéologique évidente (hiérarchie des races, opposition civilisation/ barbarie), les littératures coloniales sont beaucoup moins manichéennes qu’on ne le croit. Elles sont traversées « de contradictions, d’interrogations, notamment sur le bien fondé de l’entreprise coloniale et ses méthodes, écrit Mouralis. On y retrouve en particulier le débat opposant assimilation et association, ainsi que la question : que faire des colonies ? » Mouralis et ses camarades soutiennent qu’il n’y a pas de véritable rupture entre le post colonial et le colonial et que les idées de spécificités et de métissages culturels sur lesquelles les indépendances africaines se sont appuyées étaient déjà présentes dans les écrits des auteurs les plus éclairés de l’époque coloniale. D’où la nécessité de réévaluer aujourd’hui le travail des grandes figures de la littérature coloniale française telles que Marcel Griaule ou Delafosse. Ce retour des chercheurs sur les productions littéraires coloniales coïncide aussi avec la volonté nouvelle que manifestent les pays du Sud de leur côté de reconsidérer la période coloniale avec moins de complexes et plus de réalisme.

« Littérature et colonies », Cahiers n° 1 (2003) de la SIELEC. Sous la direction de Jean-François Durand et Jean Sévry. Ed. Kailash, 338 p., 15 euros.

T. Chanda


Images du Sahara

(MFI) On connaît bien l’alpiniste Frison-Roche, l’auteur d’un livre qui rencontra grand succès, Premier de cordée. Ce qu’on sait moins, c’est que cet homme d’aventure effectua à dos de chameau un long voyage au Sahara qui le mena de Tamanrasset aux confins du Tassili des Ajjer, périple dont il tira un roman, La piste oubliée, paru en 1950.
Eric Milet, lui aussi homme d’aventure, mais de plus photographe, a refait le périple entrepris par Frison-Roche bien des années avant lui, et a parcouru à dos de chameau quelques centaines de kilomètres dans le désert. Pour chacune de ses étapes, de Tahat à Djanet, l’auteur a eu la bonne idée d’accompagner son propre texte d’un extrait de La Piste oubliée qui évoque autant que faire se peut le même paysage.
Les photographies de l’auteur sont souvent d’une grande beauté, qu’il s’agisse d’éboulis énormes, de dunes satinées, de murailles géantes, ou de petits lacs miraculeux enchâssés entre des rocs abrupts. Il a aussi photographié ses guides et chameliers, et interminablement ses chameaux dont il découpe les ombres sur le sable. Il a ramené aussi quelques clichés de peintures rupestres avec leur faune d’antilopes aux cornes recourbées. Le texte relate essentiellement les péripéties tantôt monotones, tantôt imprévues du voyage (la chaleur écrasante du jour, les nuits glaciales, la fuite de chameaux qui reviennent d’eux-mêmes au campement, la rencontre improbable avec des émigrants clandestins qui cherchent à gagner la Libye). Mais Eric Milet, qui a « potassé » son histoire du Sahara, fournit aussi un éclairage historique et sociologique de ce peuple touareg dont il dit qu’ils sont les derniers hommes libres, parce qu’ils « refusent le travail, non pas par paresse, mais parce que le travail avilit ».

Sahara, sur les traces de Frison-Roche, par Eric Milet. Arthaud, 156 p., 39 euros.

Claude Wauthier


Malaise dans la civilisation

(MFI) « Sommes-nous voués à glisser vers des abîmes de désordre social et moral ? Ou bien peut-on raisonnablement espérer que le bouleversement est simplement une situation temporaire, et que les Etats-Unis et les autres sociétés qui ont fait la même expérience vont réussir à se “renormer” elles-mêmes ? Si cela se produit, sous quelles formes ? Cela interviendra-t-il spontanément, ou requerra-t-il l’intervention du gouvernement par le biais de politiques publiques ? Ou bien doit-on s’attendre à quelque type de renouveau religieux imprévisible et – très vraisemblablement – incontrôlable pour restaurer les valeurs sociales ? » C’est par ces questions que s’ouvre le seizième et le dernier chapitre du nouvel essai que l’Américain Francis Fukuyama consacre à la crise des valeurs sociales et morales que connaissent aujourd’hui les nations occidentales. Ces questions constituent à la fois le point de départ et la trame de la réflexion intelligente et lucide que le politologue nippo-américain développe dans ces pages. Force est toutefois d’admettre que l’espoir infini que l’auteur semble placer dans les « puissantes capacités innées » de l’homme à reconstituer l’ordre social, espoir certes étayé par des exemples précis de renouvellement des sociétés dans le passé (l’Europe et les Etats-Unis au 18e siècle), risque de laisser beaucoup de lecteurs sur leur faim car les contre-exemples de l’effondrement définitif des sociétés ne manquent pas (la Chine, l’Egypte ou la Grèce antique). Mais comment ne pas être sensible à la justesse des interrogations ?
Ce livre au titre nietzschéen s’inscrit dans le prolongement de la réflexion de Fukuyama sur l’avenir de l’histoire. Tout le monde se souvient de ses affirmations dans les années 80 sur la fin de l’histoire et sur la démocratie comme l’horizon indépassable des sociétés humaines. L’évolution depuis des pays de l’ancien bloc de l’Est a montré à la fois la justesse et les limites de cette vision. Plus centré sur le dysfonctionnement de la sphère sociale et morale, Le grand bouleversement relance le débat.

Le grand bouleversement. La nature humaine et la reconstruction de l’ordre social, par Francis Fukuyama. Traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal. Ed. La Table Ronde, 414 p., 21,30 euros.

T. Chanda


Un auteur à découvrir
Les douleurs d’Abdelkader Djemaï

(MFI) Exilé en France depuis 1993, le romancier algérien Abdelkader Djemaï a construit une œuvre sans nostalgie encombrante, mais riche de mots qui trahissent parfois des pincements de cœur et l’amertume d’être de nulle part.


Né à Oran en 1948, Abdelkader Djemaï a aiguisé ses mots dans les colonnes des journaux où il a longtemps servi en Algérie, avant que les drames récents ne le contraignent à venir en France en 1993. Résidant dans la banlieue parisienne, il poursuit depuis lors son travail d’écrivain, enrichissant régulièrement une oeuvre commencée par deux publications en Algérie, dès 1986.
Après les douleurs de l’Algérie qu’il a entrepris de décliner à travers l’univers étriqué de ce fonctionnaire des statistiques reclus dans un cagibis sur son lieu de travail (Un été de cendres), dans la tragique destinée d’un homme victime des bégaiements de l’histoire (Sable rouge), dans le portrait d’un bourreau partagé entre son terrible office, la santé de sa mère et la croissance de sa plante (31 rue de l’aigle), le romancier a su évoquer les bonheurs simples de l’enfance (Camping), et c’est au coeur de Paris que l’écrivain algérien fait halte pour son dernier roman, Gare du nord (Editions du Seuil).
Gare du nord offre le portrait tendre de trois compères : Bonbon, Bartolo et Zalamite. Bonbon car il est doux comme une sucrerie. Bartolo à cause de ses joues rondes et de sa bedaine. Zalamite parce que vif comme une allumette. Trois « vieux », trois « chibanis », compagnons d’infortune – mais pas de misère – venus d’Algérie qui se retrouvent dans une France, tour à tour bienveillante et hostile. De leur passé, on saura peu de choses hormis quelques bribes échappées au hasard des insomnies combattues dans la verveine-menthe. Bonbon a été mineur à Noeux-les-mines, Bartolo a connu l’amour à Marseille, Zalamite a vécu dans la région de Lille. Mais l’important est désormais dans le quotidien parisien de ces trois hommes dont les boîtes à lettres ne s’emplissent que de publicités et dont l’activité principale consiste à déambuler entre le café « La Chope verte » et les chambres qu’ils occupent au « Foyer de l’Espérance », dans ce quartier de la Gare du nord qui donne son titre au roman. Tous trois parlent peu mais vivent une fraternité silencieuse de bistrot et de destin, dans la complicité de quelques autres personnages savoureux qui s’en viennent donner le change : Zaza la généreuse serveuse du café, Hadj Fofana Bakary, le « marabout généraliste », Martinez, le gérant de la brasserie « rond comme une bouteille d’Orangina » ou Lucien Guyomar, l’appelé du contingent revenu meurtri, « presque cassé », de la guerre d’Algérie...
Abdelkader Djemaï nous conte ses histoires comme s’il s’adressait à quelques copains réunis autour de lui pour entendre la dernière. Ses portraits sont flûtés, souvent en trois temps, et sur ce rythme ternaire, le romancier ne nous conduit pas aux côtés de héros dressés sur leurs certitudes mais auprès des humbles et des sans grade, de ceux que la vague de l’Histoire a oublié sur la grève de la vie. Djemaï aime à retrouver le vrai et l’intime, et tous ces petits riens qui donnent chair au souvenir. Il sait restituer cette époque où la télé diffusait les combats de catch du Bourreau de Béthune contre l’Ange Blanc, où les commentaires de Roger Lanzac accompagnaient « La Piste aux étoiles », où les vedettes du sport ne s’appelaient pas encore Zidane ou Medhi Baala mais Larbi ben Barek, la « perle noire », et Alain Mimoun. Une époque où l’on évoquait les films vus au Louxor, le cinéma de Barbès tandis qu’Adamo chantait « Tombe la neige ». Une époque pour laquelle le romancier témoigne d’une incontestable tendresse pourtant troublée et meurtrie par la tragique soirée du 17 octobre 1961 et la répression sanglante qui frappa les manifestants.
Teinté d’humour et bourré d’émotions contenues, ce court roman offre un tableau d’un lieu et d’un temps, sans nostalgie encombrante ni rajouts inutiles, mais avec, ça et là, des pincements au cœur et aux mots qui trahissent l’amertume et témoignent des ratages de l’Histoire.

Gare du nord, par Abdelkader Djemaï. Editions du Seuil, 90 p., 11 euros.

Bernard Magnier




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