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05/03/2004
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Le soldat inconnu était noir
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On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu.
Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme.
Léopold Sédar Senghor (Hosties noires, 1938)
(MFI) L'historien africaniste Marc Michel raconte le drame des soldats africains dépêchés sur le sol de France pendant la Première Guerre mondiale pour défendre une mère-patrie qui les considérait comme de la vulgaire chair à canon. Un document utile pour comprendre cette page essentielle des relations franco-africaines.
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Ce n’est pas sans un certain serrement de cœur que l’on imagine l’engagement des soldats africains sur le sol de France lors des guerres qui ensanglantèrent l’Europe. De ces « frères obscurs », célébrés par le poète Senghor dans « Hosties noires », Marc Michel a reconstitué l’histoire dans une première thèse parue en 1982, et revue aujourd’hui pour une publication destinée à toucher le grand public.
Marc Michel est un professeur émérite de l’Université de Provence. Il a enseigné en Afrique et en France à de nombreux élèves, dont beaucoup d’Africains qui se souviennent de lui avec émotion. Sa contribution à l’histoire qui réunit dans un même combat les militaires africains et français est un document essentiel pour qui veut se souvenir du passé colonial et de la participation des « tirailleurs sénégalais » à la guerre. Le livre en fait l’historique et se limite à la guerre de 14-18.
Aux origines de la force noire, Charles Mangin, alors lieutenant qui, sous ce titre, développe en 1910 son projet de faire de l’Afrique noire le réservoir de la puissance française de demain devant le défi allemand. Le projet va cheminer dans l’esprit des autorités militaires, avec enquêtes auprès des administrateurs coloniaux et des chefs locaux, et avec des prises de positions diverses, dont celle très hostile de Jean Jaurès qui, au nom du parti socialiste pose le problème en ces termes : « ...le prolétariat se demandera si vous ne voulez pas jeter sur le champ de bataille... une armée prétorienne au service de la Bourgeoisie et du Capital... »
La mise en place de « la force noire » n’est encore qu’à l’état d’expérience lorsque la conquête du Maroc vient modifier la situation. La métropole qui ne trouve pas aisément des militaires prêts à ces futurs combats, fait appel aux Africains recrutés tant bien que mal en Afrique Occidentale pour renforcer ses bataillons. Entre 1908 et 1914 ces « Tirailleurs sénégalais » font partie de l’armée d’Afrique qui impose le protectorat au Maroc.
En 1914, c’est la mobilisation générale contre l’Allemagne. L’appel à l’Afrique commence au mois d’août. Marc Michel analyse finement les diverses attitudes des responsables face à la guerre : William Ponty, gouverneur général de l’AOF, celui-là même qui donnera son nom à la grande école de formation des élites, propose d’envoyer plusieurs milliers d’hommes et affirme que : « l’enthousiasme serait extrême si les populations étaient informées que les indigènes sont admis à l’honneur de se battre en France. » Cette vision est souvent démentie sur le terrain. Dans la province du Bélédougou en particulier, le recrutement suscite une révolte et cet avertissement d’un chef qui déclare fièrement qu’ : « à tout prendre, puisque ces guerriers ne devaient jamais revoir leurs villages, ils préféraient se faire tuer sur leur sol. » Dans d’autres régions, c’est la fuite en brousse qui sauve les présumées recrues.
« L'impôt du sang »
Plus complexe fut l’attitude des « évolués » dont beaucoup se disent attachés à la « mère patrie ». Les notables font preuve de prudence, les marabouts sont accusés d’avoir un discours ambiguë, tous sont pris entre le besoin de s’accommoder des autorités coloniales et de soutenir les populations hostiles à la conscription. L’intervention de Blaise Diagne élu député du Sénégal en 1914 est alors décisive. Au parlement français, il est considéré comme la voix de l’Afrique. Il propose d’échanger « l’impôt du sang » contre l’octroi « aux plus évolués de la population africaine » de la citoyenneté française. Ses propositions, débattues à l’Assemblée, aboutiront, en mars 1916 à une loi accordant aux natifs de quatre communes, Gorée, Dakar, Saint-Louis, Rufisque, de n’être plus des sujets mais des citoyens, ce qui implique le service militaire. Pour eux, « l’égalité est reconnue à travers le sacrifice ».
La guerre franco-allemande sera sanglante, en particulier pour les forces noires envoyées de façon massive sur la Somme, à Verdun, puis au Chemin des Dames. Mangin y recevra le titre de « boucher des noirs ». Le livre de Marc Michel analyse les conséquences des nouveaux recrutements imposés par le gouvernement français à l’Afrique et les troubles qu’ils provoquent. De la chasse à l’homme à l’appât financier, tous les moyens sont mis en oeuvre pour enrôler des hommes sous le drapeau français entre 1915 et 1916. Il s’accompagnent de grandes révoltes, souvent peu connues, que le livre de Marc Michel racontent en détails, telle celle de l’Ouest Volta décrite par un témoin effaré mais admiratif du courage de ces résistants.
L’année 1918 voit la montée en puissance de Blaise Diagne, élevé à la dignité de commissaire de la République. Son prestige en Afrique est immense. Il est chargé de faire à nouveau appel à la force noire, mais il veut que l’on offre des contreparties à ses concitoyens. Le « réservoir africain » fonctionne durant cette dernière année de guerre qui doit ouvrir des perspectives nouvelles pour les Africains qui ont servi sous les drapeaux français. L’armée coloniale est née ; elle aura son école, Blaise Diagne y croit : « Il y a le plus grand intérêt au point de vue politique et social à faire passer le plus grand nombre possible par l’Ecole de l’Armée de façon à ce qu’ils soient rendus à leur colonie d’origine plus instruits et mieux pénétrés de l’influence française. »
Le livre de Marc Michel montre bien la rupture que constitua La Grande Guerre au sein même de l’Afrique Occidentale Française. Les modifications apportées aux structures coloniales, les changements dans les mentalités, notamment suite aux récits des anciens combattants, la prise de conscience des évolués qui pour certains suivent les traces de Blaise Diagne, et pour d’autres prennent une voie radicalement différente, transforment les regards et les relations de part et d’autre de la barrière coloniale. Le récit en est passionnant pour qui s’intéresse aux relations entre la France et l’Afrique dans ces années évolutives ; il fournit de nombreuses informations et permet de recréer une époque et de donner quelques clés pour comprendre la suite des événements de ce 20e siècle qui verra l’Afrique combattre à nouveau aux côtés des soldats français, avant de gagner son indépendance et de prendre en main son destin.
Les Africains et la grande guerre. L'Appel à l'Afrique, par Marc Michel. Ed. Karthala, 304 pages, 26 euros.
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Jacqueline Sorel
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