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28/05/2004
Chronique Livres

L'essentiel d'un livre
Les dessous scabreux de l’apartheid

(MFI) Dans son nouveau roman, le talentueux Sud-africain Zakes Mda brosse le portrait de son pays hanté par les fantômes de son passé.


Dans les années 70, Excelsior, petite bourgade paisible au coeur de l’Etat libre d’Orange en Afrique du Sud, fut secouée par un énorme scandale sexuel impliquant quelques-uns des notables les plus influents de cette province. Ceux-ci participaient depuis plusieurs années à des orgies sexuelles avec leurs domestiques noires qu’ils obligeaient à se prostituer moyennant quelques misérables rands. Ces parties de débauche tombaient sous le coup de l’Immorality Act de l’apartheid interdisant toutes relations sexuelles entre gens de race différente. Le scandale éclata lorsque la police arrêta dans les bidonvilles les mères des enfants métis...
Près de trente ans après les événements, Zakes Mda a revisité ce passé scabreux et en a fait le sujet de son cinquième roman La Madone d’Excelsior. Son héroïne Niki est une des femmes noires arrêtées dans le cadre de cette affaire. Plus ou moins abandonnée par son mari, celle-ci subvient à ses besoins en travaillant dans une boucherie tenue par un couple afrikaner. Son patron Stephanus Cronje est un coureur de jupons invétéré et Niki ne peut faire autrement que de céder à ses avances. Habitué des parties de jambes en l’air, Stephanus Cronje oblige Niki à y participer. La domestique noire donnera bientôt naissance à une fille, une sang-mêlée aux yeux bleus. Quelques mois après cette naissance, le scandale éclate à Excelsior. Niki est arrêtée et conduite en prison avec plusieurs autres femmes. Se fondant sur les témoignages de ces femmes, la police met la main également sur leurs partenaires blancs. Ils sont tous accusés d’avoir enfreint la loi régissant les rapports entre les races. Au bout d’un mois, le gouvernement décide d’enterrer l’affaire. Niki est libre, mais elle est réduite à la mendicité. Elle s’en sort en travaillant comme modèle pour le Père Frans Clershout qui a entrepris de représenter les années sombres de l’apartheid en peignant les femmes noires. Niki est sa modèle favorite. A travers les tableaux du Père Clershout dont les descriptions poétiques ouvrent la plupart des chapitres de ce roman, l’auteur suggère le passage du temps (fin de l’apartheid et arrivée au pouvoir d’un gouvernement noir) et l’émergence d’une nouvelle génération de femmes représentée par Popi, la fille métisse de Niki. Fruit des amours interdits entre Blancs et Noirs, déchirée entre ses différentes allégéances, Popi est la véritable madone, celle d’Excelsior et de la nouvelle Afrique du sud. Militante du « Mouvement » qui a su faire tomber le régime d’apartheid, elle est nommée par son parti au Conseil exécutif de sa ville. Mais elle ne réussira pas à sauver la République Arc-en-ciel de la corruption et la violence qui la guettent.
Zakes Mda est un conteur hors pair. Faisant preuve d’un sens consommé à la fois du spectaculaire et du littéraire, il réussit à transformer un fait divers scabreux en une métaphore émouvante et fondatrice de la nouvelle Afrique du Sud. En fait, le véritable sujet de ce roman n’est pas le scandale d’Excelsior, mais la difficile et douloureuse réconciliation entre Blancs et Noirs que la chute du régime d’apartheid a rendu enfin possible, à condition que les mensonges et les blocages du passé soient revisités avec un regard neuf. Le récit subtil et maîtrisé que fait Mda de cette naissance douloureuse d’une nation multiculturelle est servi à merveille par l’écriture sensible, voire même poétique de l’auteur du Pleureur. La gravité du texte est soulignée par la voix du narrateur qui se désigne comme « nous », à la manière du choeur de la tragédie antique. N’oublions pas que c’est par le théâtre que Mda est venu à la littérature.

La Madone d’Excelsior, par Zakes Mda. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Ed. du Seuil, 284 p., 19 euros.

Tirthankar Chanda


Au commencement était le glaive

(MFI) Ce n’est pas parce qu’on ignore le sens des mots « riblé », « enture », « accore », « empans » et « flave », tous employés dans la première demi-page, qu’il faut renoncer à lire Au commencement était le glaive. Au contraire. Points d’appui à l’imagination, les mots fort peu usités, parfois vieillots, qui parsèment le premier roman d’Edem Kodjo donnent un souffle intemporel à l’ouvrage. Celui-ci a beau conter un drame proche d’une actualité que l’on croit reconnaître – la tentation génocidaire dans un pays d’Afrique centrale où une tribu minoritaire domine une tribu majoritaire –, il touche avant tout à l’universel par l’interrogation profonde qui le traverse – le mal est-il au cœur de l’homme ?
Massacres, bombes, embuscades, tortures et puits empoisonnés : à chaque page, la violence est là, présente, possible. Mais, comme partout, elle n’est pas fatale. Comme ailleurs, le glaive et le verbe se livrent combat. Les protagonistes, tels Abel et Caïn, vont par deux et font chacun leur choix. Alaosso et Massiamé, les vieux amis de la tribu dominée des Bamounas : l’un espère la confrontation finale comme issue à l’humiliation quand l’autre refuse de céder à la haine, d’entrer « au marché de nuit de l’au-delà (…) où seule la mort pourvoyeuse de cartes pipées triomphe à l’envi ». Makalao et Ranassom, les deux fils du souverain hamouri : le premier, « imbu de la supériorité de sa race », est toujours prêt à en finir « une bonne fois pour toutes » avec les Bamounas quand le second, « pur-sang délicat parmi les fauves », « proclame que l’oppression enfante la violence et l’injustice la révolte ». Roman universel, donc. Pour autant, l’Afrique est à chaque ligne totalement présente.
Par les consonances des noms, d’abord, par les mots (petits et gros) rapportés, ensuite – bôro d’enjaillement, sakabo, bangala…–, par ses réalités enfin. Le Togolais Edem Kodjo, qui évolue depuis plus de trente ans dans les hautes sphères du pouvoir, qu’il soit économique (BAD, BCEAO…) ou politique (ministères au Togo, secrétariat général de l’OUA), transcrit librement les réalités de son continent. Il y a « le Grand camarade des sables, président à vie de son pays », le conseiller « John Lenègre, l’insatiable-Blanc-à-la-triste-figure, vivement recommandé par la grande-puissance-d’outre-mer, [qui] aime trop les pépites et les gemmes », ou encore « les radios étrangères, notamment la redoutée TSF1 » annonçant « l’arrivée imminente du grand général sahélien, le fameux TTA » et dont « la radio-télévision des dix mille boas avait essayé de prendre le contrepied »… L’auteur clôt son roman de fureur et de sang sur une note d’espoir, sur la volonté de deux femmes qui ont le courage de préférer la conviction à la contrainte, l’adhésion à la soumission. De dire : « Au commencement était le verbe ». Les femmes, espoir d’une Afrique démocratique ?

Au commencement était le glaive, par Edem Kodjo. Ed. La Table ronde, 284 p., 16 euros.

Ariane Poissonnier


Al-Barghouti l’incandescent

(MFI) Ecrit alors que son auteur luttait contre le cancer qui devait l’emporter, Lumière bleue n’est ni un roman, ni une autobiographie mais un récit poétique et fou qui mélange les genres. Fou comme Bari, ce vagabond, clochard et philosophe, rencontré à Seattle pendant les années d’université d’Hassan Barghouti. Ou comme Don qui vend des déchets devant les supermarchés. Folle comme Suzanne, qui dessine des paons bleus dans son carnet à longueur de journées.
De ces années américaines, Hussein Al-Barghouti a rapporté le souvenir d’une longue quête de soi. L’étudiant qu’il était alors a côtoyé les marginaux de Seattle, échoués au bar La lune bleue ou au café La dernière Issue. Parmi eux, Bari le soufi va inspirer et marquer durablement sa vie. Obsédé par l’idée de la folie, l’auteur trouve dans ce personnage étrange un inspirateur et un maître qui le pousse à chercher sa vérité, sa lumière bleue. Les parties d’échecs succèdent alors aux pizzas partagées dans la chambre du maître dans un univers flou et peuplé de personnages étranges. Al-Barghouti, dont l’œuvre poétique reste méconnue, trouve là un moyen d’entraîner le lecteur dans ses mondes fuyants. Des plages de Palestine aux brumes de Seattle, se dessine le parcours d’un homme qui pourrait être celui de chacun. Que l’étudiant qui n’a jamais erré des nuits entières dans les rues d’une ville en refaisant le monde ose proclamer qu’il ne s’est, un jour mis en quête de sa lumière bleue.
Lumière bleue offre au lecteur cet élan universel qu’éprouvent les êtres en quête de réponses à leurs questionnements intimes et le sentiment d’appartenir à une communauté d’hommes. L’œuvre témoigne par ailleurs de la richesse infinie de la littérature palestinienne.

Lumière bleue, par Hussein Al-Barghouti. « Sindbad », Actes Sud, 172 p., 17 euros.

Geneviève Fidani


Douleurs d’enfance

(MFI) Une jeune fille étrangement silencieuse grandit dans une famille douloureuse. Le souvenir du frère mort hante la mère qui en perd peu à peu le goût d’exister. Les huit sœurs échangent avec elle plus de coups que de mots et le père, souvent absent, va et vient au gré de ses humeurs et de ses infidélités. Lorsque s’achèvent les journée passées derrière les fenêtres à compter les voitures et à espérer le retour du père, commencent de longues nuits dans la solitude du salon déserté par les autres. Exclue de la chambre des sœurs, la jeune fille dispose d’un réduit dans la pièce commune qui lui permet d’observer les allers et venues de la famille et d’écouter la télévision. La vie est rythmée par les tâches et les deuils. Les rencontres avec le voisin achèvent de remplir ce morne quotidien. Adania Shibli, écrivain et scénariste palestinienne, livre ici son premier roman après plusieurs recueils de nouvelles traduits en français et en anglais. Reflets sur un mur blanc a reçu en 2001 le prix de la fondation Abdel-Mohsen Qattan. La jeune femme y fait preuve d’une remarquable sensibilité au sort des enfants solitaires. Ce drame sans plainte, vécu dans un village sans nom, résonne dans la mémoire de chacun. Il en émane le parfum des longs étés de solitude, écrasés de chaleur, quand seule la découverte de la lecture offre une salutaire évasion. Une œuvre mélancolique et douce comme une jeune femme en devenir.

Reflets sur un mur blanc, par Adania Shibli. Actes Sud, 106 p., 12,90 euros.

G. F.


Nok en stock, eaux troubles universelles

(MFI) Le clin d’œil aux aventures de Tintin parues, en 1958, sous le titre Coke en stock ne va guère au-delà du titre, sinon qu’on rencontre également, dans les pages écrites par Pierre Cherruau, de sombres hommes d’affaires n’accordant aucune valeur à la vie humaine. Il faut dire que Nok en stock est une plongée en eaux troubles, celles où la limite entre le struggle for life et l’amoralité la plus complète est plus qu’improbable. Comme dans ses précédents romans policiers, Nena Rastaquouère et Lagos 666, Pierre Cherruau situe une bonne part de l’intrigue au Nigeria où il a vécu. L’Aquitaine, au sud-ouest de la France, où il a grandi, la presse locale dans laquelle l’auteur a travaillé sont deux autres ingrédients de ce Nok en stock qui emmène le lecteur de Biarritz et Bayonne à Lagos, Kano et Jos. Un voyage sur les pas de Jean Spinelli, journaliste fait-diversier qui, aux premières loges en France d’une série de décapitations inexplicables – la tête de chaque victime est peinte en rouge –, s’envole pour le Nigeria et la région d’où sont extraites les fameuses têtes Nok, emblèmes d’une civilisation disparue…
« Les journaux, affirme Pierre Cherruau, ont pratiquement cessé d’être des lieux de dénonciations (…). Le roman noir reste un des derniers espaces où l’on peut développer ses coups de gueule ou ses sujets de colère. » Pêle-mêle, Nok en stock s’insurge donc contre le pillage international des œuvres d’art et le(s) système(s) politique(s) corrompu(s) qui l’encourage(nt), la condition d’infériorité faite aux femmes et aux pauvres, les jeux télévisés, le manque d’indépendance de la presse, l’hypocrisie des milieux bourgeois comme intégristes ou encore la déliquescence de l’Etat, qui laisse la voie libre aux hommes d’affaires sans scrupules, cache-sexe d’organisations mafieuses… Le tout se lit d’une traite et, malgré une légère incohérence ici ou là, remplit la promesse formulée par l’auteur : celle d’ouvrir « la porte de l’évasion ».

Nok en stock, par Pierre Cherruau. Ed. L’écailler du Sud, 284 p., 8,50 euros.

A. P.


Tout sur Cheikh Anta Diop

(MFI) Tout le monde, ou presque, connaît Cheikh Anta Diop. Ou plutôt croit le connaître. Car beaucoup n’ont retenu « que » ses travaux – certes révolutionnaires – sur les liens entre l’Egypte ancienne et le monde négro-africain. Alors que l’auteur de Nations nègres et Culture (Présence africaine, 1954) était un personnage aux facettes multiples : à la fois scientifique, archéologue, historien, philosophe et politicien. Et c’est à cet homme-là que s’intéresse Cheikh M’Backé Diop, son fils aîné, dans un très bel ouvrage – Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre – qui est beaucoup plus qu’une biographie. On y découvre, certes, le parcours exceptionnel de l’intellectuel sénégalais engagé, avide de connaissance, et inlassable militant du développement de la recherche scientifique sur le continent africain. Cheikh M’Backé Diop évoque, en outre, la carrière politique de son père, notamment ses déboires avec Léopold Sédar Senghor qui a toujours refusé la légalisation de son parti. Mais il consacre également plusieurs chapitres à la présentation des nombreuses pistes ouvertes par son père dans des domaines aussi variés que l’archéologie, l’histoire ou la linguistique, en les confrontant à l’état actuel de la recherche. Enrichi d’une centaine de pages de documents originaux, de coupures de presse et de photos, Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre est l’ouvrage de référence sur cet homme qui, bien avant le président sud-africain Thabo Mbeki, défendait déjà l’idée de « Renaissance de l’Afrique ».

Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre, par Cheikh M’Backé Diop. Présence Africaine, 416 p., 30 euros.

Christophe Champin


Un long automne dans les territoires

(MFI) Ecrivain, journaliste et enseignante, Anne Brunswic s’est installée pendant quatre mois à Ramallah dans le double but de comprendre et de témoigner. Elle a choisi de partager le quotidien des Palestiniens de Ramallah mais aussi de rendre visite aux populations plus déshéritées de Qalqiliya, Djénine ou Tulkarm. Partout, les heures de formalités aux chekpoints, les descentes inopinées des soldats israéliens, les destructions de maisons et les arrestations ont laissé des souvenirs cuisants qui entretiennent au sein de la population une rancœur tenace. Les exactions des autorités israéliennes, les ravages causés par le mur censé séparer les populations contribuent à susciter des vocations de martyrs au sein de la jeunesse palestinienne. Plus grave, même au sein des populations les plus intégrées et les mieux éduquées, le terrorisme est lentement banalisée et perçu comme un moyen de défense.
L’occupation des territoires a d’autres effets pervers. Elle produit, remarque Anne Brunswic, « toutes sortes de paradoxes ». « Elle génère à haute dose la pauvreté, le chômage, l’insécurité quotidienne, l’injustice et l’humiliation. Dans le même temps, grâce notamment à l’aide internationale, le niveau d’instruction, l’espérance de vie et l’aspiration à la liberté ne cessent de croître. » On pourrait reprocher à l’auteur d’avoir essentiellement donné la parole à une frange de témoins éduqués et plutôt aisés mais il est aussi facile d’imaginer que leurs souffrances se répercutent et s’amplifient chez les plus pauvres. La valeur de ce témoignage réside également dans le ton volontairement neutre de la narration. A mi-chemin entre le reportage et le carnet de voyage, cet ouvrage sera utile à tous ceux qui s’intéressent à la question palestinienne.

Bienvenue en Palestine. Chroniques d’une saison à Ramallah, par Anne Brunswic. Actes Sud, 240 p., 19 euros.

G. F.


Réinventer le Sénégal

(MFI)La dégradation du climat politique de ces dernières semaines et la persistance de mauvaises conditions sociales et économiques confirment ce que plusieurs auteurs ont déjà noté : malgré l’avènement du « sopi » (« changement » en wolof) d’Abdoulaye Wade, en 2000, « l’art de gouverner » le Sénégal n’a pas changé. A son tour, l’ouvrage dirigé par le chercheur sénégalais Momar-Coumba Diop établit ce constat, en s’intéressant aux contraintes structurelles qui pèsent sur le pays. Mais il va plus loin puisqu’il cherche aussi à apporter quelques pistes pour d’autres perspectives.
Plus descriptif et moins dense en analyses que les deux premiers ouvrages de la série qu’il vient de compléter (Le Sénégal contemporain et La société sénégalaise entre le local et le global ont été publiés en 2002), il donne, par exemple, des éléments à la fois pour mesurer l’impact des politiques publiques, notamment en matière de santé et d’éducation, mais aussi pour permettre de les rééquilibrer. Abdoul Aziz Wane, l’un des auteurs, montre ainsi que l’augmentation des ressources financières des secteurs sociaux n’a pas amélioré, durant la dernière décennie, le bien-être des Sénégalais, les priorités dans le domaine n’ayant pas été bien identifiées ou suivies. La région de Saint-Louis bénéficie ainsi le plus des dépenses publiques de santé alors qu’elle a le taux de morbidité le plus faible.
L’ensemble de ces réflexions permettront-elles de répondre « à l’exigence morale d’une société en dérive et malmenée par les promesses non tenues » ? Elles remettent en tout cas en avant les grands défis que le pays se doit de relever, alors que la question seule de la succession d’Abdoulaye Wade semble aujourd’hui occuper les forces politiques sénégalaises …

Gouverner le Sénégal. Entre ajustement structurel et développement durable, sous la direction de Momar-Coumba Diop. Ed. Karthala, 297 p., 25 euros.

Fanny Pigeaud


Un auteur à découvrir
Khartoum-Edimbourg : aller-retour


(MFI) Révélée par le Caine Prize for African writing (le Goncourt Africain) en 2000 qu’elle a remporté pour sa nouvelle « Le Musée », la Soudanaise Leïla Abouela explore à travers une fiction qui emprunte beaucoup à son propre parcours d’exilée, les heurs et malheurs des Africaines musulmanes engagées sur les « chemins d’Europe ».

Leïla Aboulela est née en 1964 au Soudan. Après avoir vécu son enfance et son adolescence à Khartoum, elle émigre pour l’Angleterre puis l’Ecosse avant de partir pour l’Indonésie et nul doute que son oeuvre ne recèle une part importante de ce vécu d’errance que l’auteur avait besoin de conjurer ou, pour le moins, de partager. Deux titres, traduits en français par Christian Surber pour le compte des Editions Zoé -un premier roman, La Traductrice paru en 2003 (240 pages, 19,8 euros) et, très récemment, une nouvelle, Le Musée (44 pages, 7 euros)- ont, l’un et l’autre, pour cadre l’Ecosse et content les attentes, les incompréhensions et les déconvenues d’une jeune femme soudanaise transplantée dans les froideurs de l’Europe du nord.
Dans La Traductrice, Sammar, après la mort accidentelle de son mari et après avoir confié son enfant à sa tante à Khartoum, est repartie pour l’Europe. Partagée entre deux douleurs, deux déracinements, deux insatisfactions, elle vit un mal-être permanent qui la maintient dans un douloureux porte-à-faux intellectuel. Elle se morfond dans les brumes de l’Ecosse, mais à Khartoum, le carcan de la famille et de l’entourage est si oppressant qu’il en devient vite insupportable pour qui a goûté aux charmes de la liberté. Toutefois, cette liberté vécue en Occident n’est pas pure félicité car elle s’accompagne des sarcasmes de l’exclusion et des préjugés, du regard de l’autre, de son agressivité, de son mépris, de ses soupçons ou tout simplement de l’absence du naturel le plus élémentaire dans les relations quotidiennes. C’est dans cet environnement, où elle exerce la profession de traductrice, que Sammar est amenée à rencontrer Rae, deux fois divorcé, père d’une petite fille, intellectuel original et singulier, d’une grande érudition et remarquable connaisseur de l’Islam. En dépit de la belle indépendance d’esprit et du caractère difficile de Rae, Sammar sent naître un amour pour cet homme, mais entre ces deux personnages, la religion sera à la fois le point de rencontre et de distance, le lien et la frontière. Sammar ne peut envisager un mariage avec un non-musulman et Rae, respectueux de cet acte, refuse de se convertir pour épouser Sammar... Paru dans la version originale anglaise en 1999, ce roman, parfois à la limite de la caricature, offre néanmoins une intéressante introspection féminine sur le désarroi d’une jeune musulmane partagée entre la raison du coeur et les raisons de l’âme, déchirée entre sa foi religieuse et ses sentiments amoureux.
Après ce premier roman, Leïla Aboulela a poursuivi, avec Le Musée, l’exploration de cette confrontation des mondes et des cultures entre l’Afrique et l’Europe. Shadia, venue en Écosse pour ses études, prend, peu à peu, ses distances avec son riche fiancé demeuré au Soudan et lie connaissance avec quelques-uns de ses compagnons étudiants. La visite du Musée de l’Afrique d’Edimbourg avec l’un d’eux, va être pour Shadia la Soudanaise et Bryan l’Ecossais l’occasion de découvrir les difficultés de communication entre les deux cultures, le poids des us et habitudes et les barrières édifiées par des années d’Histoire coloniale. Entre les deux étudiants, les gestes perçus comme inconvenants se mêlent aux paroles prétendument malveillantes. Et tandis que les commentaires des objets exposés au public offrent un regard européocentré et caricatural, insupportable pour l’étudiante africaine, les malentendus vont se succéder et conduire à l’incompréhension et à la rupture.
Après le grand aîné, Tayeb Saleh auteur du mythique Saison de la migration vers le nord (1), Leïla Aboulela avec ces deux titres, prend place aux côtés de son contemporain Jamal Mahjoub qui a déjà pour sa part cinq livres publiés dont quatre romans traduits en français (2). Tous deux empruntent des « chemins d’Europe » mais si Yasin et son fils, dans le dernier roman de Mahjoub (Là d’où je viens), partagent avec les héros de Leïla Aboulela quelques doutes et interrogations, leur trajectoire, du Danemark à l’Espagne, suggère avec force d’autres espaces de liberté et de rencontres, d’autres conquêtes de l’esprit. Leïla Aboulela apportant, quant à elle, dans ce difficile apprentissage de l’Autre, l’authenticité d’une voix féminine musulmane attachante en quête de ce dialogue souhaité, parfois entamé, trop souvent suspendu et interrompu.

(1) Sindbad
(2) La Navigation d’un faiseur de pluie, Le Télescope de Rachid, Le Train des sables, Là d’où je viens,
tous aux Editions Actes Sud.

Bernard Magnier




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