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28/06/2004
Chronique livres

L’ESSENTIEL D’UN LIVRE
Portrait du poète en amoureux



(MFI) Dans son nouveau recueil de poèmes, admirablement traduit de l’anglais par Jean Guiloineau, le sud-africain Breytenbach célèbre l’amour, le désir et sa « Lady » « au sexe comme une guitare verte ».


De langue maternelle afrikaans, mais écrivant depuis quelques années quasi-exclusivement en anglais et en français, Breyten Breytenbach (né en 1939) s’est imposé parmi les poètes sud-africains de sa génération par la diversité de ses talents et la multiplicité de ses activités. Peintre internationalement réputé, Breytenbach peint depuis son plus jeune âge et expose aujourd’hui ses tableaux dans le monde entier. Ses compositions picturales originales où se croisent lignes et lettres, mots et couleurs l’inscrivent dans la lignée des poètes-peintres surréalistes. On connaît aussi le militantisme politique contre l’apartheid de ce descendant rebelle des Boers. Cela lui a valu une longue réclusion criminelle dans les geôles de Vorster et de Botha. Si Breytenbach s’est exilé en France dès 1960, c’est à sa sortie de prison en 1982 qu’il a dû se résoudre à l’idée qu’il ne pourra peut-être plus jamais retourner dans son pays. La légende veut que lorsque Mandela est venu à Paris en 1990, il aurait rencontré Breytenbach et lui aurait personnellement invité à revenir en Afrique du sud: « Je suis venu te chercher pour te ramener chez nous... ». Celui-ci a préféré vivre en France d’où il fustige régulièrement le régime ANC pour sa lenteur à résoudre les vieux problèmes « tels le racisme, l’injustice structurelle, l’énorme fossé qui sépare riches et pauvres, citadins et population rurale, ou encore le manque cruel de logements, d’électricité, d’hôpitaux et d’écoles ».

En marge de sa poésie, l’écrivain sud-africain a aussi produit des écrits en prose, inspirés de son expérience d’exil et d’emprisonnement. A mi-chemin entre auto-fiction et textes de profession de foi, ceux-ci ont pour titres: Mouroir (1983), Confession véridique d’un criminel ordinaire (1983), Feuilles de route (1986), Une Saison au Paradis (1986), Mémoire de poussière et de neige (1989), Retour au Paradis (1993). Mais la poésie constitue l’essentiel de la production littéraire de Breytenbach. C’est une poésie riche, inventive et incantatoire, comme en témoigne le recueil de cinquante et un poèmes qui vient de paraître en traduction française, intitulé Lady One. Il fait suite à trois autres recueils (Feu froid paru en 1976, Métamortphase paru en 1987 et Tout un cheval paru en 1990) réunissant des poèmes traduits soit de l’afrikaans ou de l’anglais. Ils ont permis au public francophone de découvrir ce « poète au talent immense » (dixit Coetzee).

Célébration de l’amour et de la femme aimée, Lady One est entièrement dédié à l’épouse du poète, Yolande. Le nom de la bien-aimée est présent dès le titre qui en est l’anagramme. Se nourrissant à la fois de Ronsard, de Baudelaire et de tant d’autres qui ont chanté à travers les siècles « la beauté qui passe » (« quand tu seras vieille et petite et vêtue de noir/ tu te souviendras alors de ces mots papillons de nuit morts... »), mais aussi des représentations contemporaines de la beauté féminine véhiculées, surtout par des peintes – Picasso, par exemple, – (« pour elle à la grenouille entre les jambes/pour elle au sexe comme une guitare verte/ gonflé et lisse »), le vieux barde sud-africain exalte l’amour sous toutes ses formes, dans sa corporalité, voluptueuse et orgiaque comme dans sa version courtoise, faite de douleurs et de sacrifices (« pour toi/ j’abandonnerai mon beau pays »). Le lecteur se laisse volontiers emporter par le rythme solennel de ces vers souvent longs et par l’inventivité évocatrice des images que cette poésie des désirs intimes déploie avec une acuité extrême, sans pour autant oublier le monde et sa violence car, comme l’écrit le poète, « autrefois le temps était éternel/ aujourd’hui il est vide;/ alors la pensée et le rêve ne faisaient qu’un,/ maintenant ils sont déchirés;/ à cette époque les jours étaient de l’histoire, ils ne sont plus que les fêlures suppurantes de la conscience/ qui se noient dans le miroitement de l’océan. »


Lady One, par Breyten Breytenbach. Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau. Ed. Melville (Léo Scheer), 112 p., 15 euros.

Tirthankar Chanda


Antjie Krog : « Une putain de femme libre »

(MFI) On ne connaissait rien ou si peu d’Antjie Krog que son nouveau livre vient à point pour découvrir cette poète essentielle du paysage sud-africain contemporain. Ni pillard ni fuyard, traduit et préfacé par Georges-Marie Lory, réunit des textes appartenant à dix recueils publiés de 1969 à 2003 et permet un survol de cette oeuvre singulière.

Née dans une famille d’Afrikaners, Antjie Krog va, très jeune, s’émanciper du carcan et, à l’instar de ses aînés André Brink ou Breyten Breytenbach, s’engager dans la lutte contre l’apartheid. Ses écrits, d’une grande liberté de ton pour une Afrique du sud conservatrice et puritaine, en témoignent et font de cet auteur l’une des voix entendues. Ainsi, par deux fois, ses poèmes ont été lus à l’occasion de la prise de fonction des présidents de la république, Nelson Mandela et Thabo Mbeki.

Sa poésie, sans doute à l’instar de l’auteur, sans concession, tente d’inventorier un pays et de lancer ainsi ses mots crus et drus, comme autant de balises incendiaires pour conjurer le drame. D’une écriture rebelle, incisive, boucanée, elle offre en partage le dire d’une rencontre, parfois brutale, avec une réalité tragique. Elle ne cesse d’interroger le poème, d’interpeller le mot, de questionner l’écriture, d’en mesurer les ambiguïtés et les contradictions (« si la poésie persiste à être luxe / elle est aussi mensonge »), d’en fouiller les interstices. Qu’elle installe la poésie dans la matérialité du quotidien, dans la déchirure d’un amour, dans un érotisme brutal, ou dans la douleur d’un peuple ou le mal être d’une communauté en rupture, Antjie Krog ne cesse de mêler les propos intimes et les élans du collectif, faisant ainsi de sa parole solitaire une poésie solidaire : « j’appartiens à cette terre / et à ses cicatrices »...


Ni pillard, ni fuyard, par Antjie Krog. Traduit de l’africannans par Georges Marie-Lory. Ed. Le Temps qu’il fait, 128 p., 14 euros

Bernard Magnier


Thé, café et narguilé

(MFI) Le Kit-Kat café, niché dans le faubourg d’Imbâba au nord du Caire, voit passer quotidiennement toutes les figures du quartier. Petits métiers, vendeurs à la sauvette, employés et vieillards désoeuvrés s’y côtoient et partagent cigarettes, oranges, thé ou café. Dans ce quartier des bords du Nil, les choses semblent immuables et la petite communauté n’entend guère les rumeurs de la ville. C’est ainsi que l’écrivain Youssef en-Naggâr aime à raconter la chronique d’Imbâba. Pourtant, des événements inattendus vont perturber le cours tranquille de la vie du quartier. Tandis que se prépare la veillée funèbre d’am-Mougâhed, le vieux marchand de fèves trouvé mort dans sa boutique, les manifestations grondent à la périphérie du quartier et l’armée tire. Un péril plus grand encore menace le café et sa petite communauté : les lieux vont être rachetés et détruits pour laisser la place à un immeuble moderne.

Ibrahim Aslân, livre avec ce roman écrit en 1983, l’une de ces chroniques de la vie des petites gens dont lui et d’autres auteurs des années soixante – comme Gamal Ghitany, Sonallah Ibrahim et Abdel Hakim Qassem – se sont fait les spécialistes. Les bonheurs simples de la vie quotidienne des plus faibles sont menacés par la répression et l’urbanisme galopant qui va mettre à bas les maisons anciennes pour construire des immeubles d’acier et de béton. Un récit parfois tortueux comme les ruelles du Caire mais attachant. Le livre a été porté à l’écran en 1991 par le cinéaste égyptien Abdel Sayed.


Kit-Kat Café, par Ibrahim Aslân. Traduit de l’arabe (Egypte) par Arlette Tadié. Ed. Actes Sud, 215 p., 20 euros.

Geneviève Fidani


Les vizirs et leur juge

(MFI) Il y a danger à s’attacher les services d’un intellectuel, surtout lorsque ce dernier s’estime injustement traité et juge que ses mérites ne sont pas reconnus. Les vizirs Ibn al-’Amîd et Ibn ‘Abbâd en ont fait l’amère expérience. Pour avoir accueilli à la cour, le célèbre maître de la prose arabe classique Abû Hayyân al-Tawhîdi, les deux hommes feront les frais d’une charge cruelle connue sous le titre de Livre des mœurs des deux vizirs ou Satire des deux vizirs. Leurs torts, aux yeux de l’homme de lettres, sont immenses. Le flamboyant Sahîb Ibn ‘Abâd, pourtant décrit par certains de ses contemporains comme un fin théologien, un poète talentueux et un protecteur des savants, est la principale cible des critiques de l’écrivain. Ce dernier n’a pas de mots assez durs pour fustiger les tares du vizir selon lui violent, colérique et de mœurs peu recommandables. Tawhîdî, copiste désireux de sortir de sa condition fait-il preuve de l’objectivité souhaitable ou règle-t-il ses comptes avec un ancien secrétaire devenu vizir. La question est posée par le traducteur, Frédéric Lagrange, qui soulève également un autre problème : « Le prince doit-il être un intellectuel ? Celui qui a le pouvoir d’offrir ou de refuser, de faire vivre ou mourir, peut-il en même temps revendiquer sa place parmi les véritables udabâ, les maîtres du savoir et gardiens des codes moraux et sociaux ? » Si l’honnêteté intellectuelle de l’auteur est des plus discutables, ce texte n’en demeure pas moins l’un des chefs d’œuvres de la littérature arabe classique.


La Satire des deux vizirs, par Tawhîdî. Présenté, traduit de l’arabe et annoté par Frédéric. Ed. Lagrange. Actes Sud, Collection « Sindbad », 210 p., 19 euros.

Geneviève Fidani


Les saisons de Nimrod

(MFI) Voilà bien ce que l’on pourrait appeler une somme. En Saison suivi de Pierre, poussière (Obsidiane), le nouveau recueil de Nimrod, réunit des textes jusqu’alors épars et/ou publiés en des versions parfois différentes, dispersées sur quinze ans et aujourd’hui revisitées. Les analystes y trouveront leur compte en notant les variantes, ou plutôt les variations et les mues du poète.

« Je n’ai pas abandonné le vibrato du tribun ; je n’ai pas succombé aux séductions de l’esthétisme »... La porte est étroite et Nimrod s’y engage, signe et persiste. Il n’embouche, en effet, jamais les trompettes de l’engagement ni ne pousse les cris ardents du militantisme, ses choix sont ailleurs et c’est au coeur même de l’écriture (donc de la poésie et de son essence), dans la quête alchimique, que s’établit le combat de l’écrivain tchadien. La rupture n’est pas avec la terre et le continent mais avec les attentes qui s’y attachent. Du Paris du Pont des Arts ou du quai de Bourbon au Tibesti, des saisons de Constable aux sorghos de septembre, Nimrod tente le réenchantement du monde en gardant en vigie une révolte sourde, furieuse et juvénile, pas étonnant pour quelqu’un qui dit avoir commis ses vers d’adolescent à quelque trente ans...

Pour le reste – et le reste est littérature –, il s’agit des élans et des doutes, des extases et des éblouissements d’un homme, incontestablement déchiré (mais la déchirure peut avoir ses attraits), qui traque dans les mots une survie. Tout à la fois, douloureux et paisible, écorché et serein mais aussi et surtout dans l’attente d’autres lendemains, d’autres... saisons.


En Saison, suivi de Pierre, poussière, par Nimrod. Ed. Obsidiane, 144 p., 16 euros.

Bernard Magnier


Félix… au pays de l’or noir

(MFI) Avec Les Captifs du nid d’aigle, Olivier Da Lage signe son premier texte pour la jeunesse. Au cœur de ce « roman d’aventures pour les petits curieux de 9 à 99 ans », les heurs et malheurs d’un jeune collégien exposé aux splendeurs et dangers du monde. Parisien, Félix est venu passer ses vacances de Pâques à Sanaa, la capitale du Yémen, où son père ingénieur dans le pétrole vient d’être affecté par son entreprise. Mais très vite la visite qui avait commencé comme un enchantement pour l’adolescent attachant se transforme en cauchemar : Félix et son père sont kidnappés par des bandits à la solde d’une tribu locale puissante. Dans ce pays encore féodal et divisé selon des allégeances tribales, l’enlèvement des étrangers est un moyen politique par lequel les tribus font pression les unes sur les autres ou sur leur gouvernement. Les ravisseurs de Félix et de son père réclament, pour leur part, la construction d’une centrale électrique sur leur territoire en échange de la libération des otages. Le gouvernement finira par céder, mais à peine libérés nos protagonistes sont de nouveau enlevés, cette fois, par un groupuscule aux sympathies fondamentalistes qui menacent d’exécuter les captifs si leurs revendications ne sont pas satisfaites…

Riches en rencontres et en rebondissements, les pérégrinations de Félix et de son père à travers les arcanes et les rivalités de la vie politique moyen-orientale nous tiennent en haleine jusqu’à la dernière page. Le grand mérite de l’auteur est d’avoir su marier avec une certaine habileté l’événementiel et le didactique propre aux livres pour jeunesse sans sacrifier le suspense indispensable au succès d’un récit d’aventures. Enfin, on ne s’étonnera pas que l’intrigue des Captifs du nid d’aigle se déroule au Yémen car Olivier Da Lage, journaliste à RFI, est un spécialiste reconnu du Proche et du Moyen Orient. Ces zones qu’il connaît bien lui ont fourni tout naturellement le décor dans lequel il pouvait déployer son imagination féconde !


Les captifs du nid d’aigle, par Olivier Da Lage. Collection « Les petites rebelles ». Ed. Michalon Jeunesse, 143p., 10 euros.

T. Chanda


Jalan : carnets de voyages et de reportages

(MFI) Jalan Publications est un nouveau lieu d’édition qui a « pour vocation la création de carnets de voyage et de reportage » et définit ainsi son projet : « une exploration d’univers variés relatés par le dessin, l’illustration, la photo et le texte pour faire de l’édition une mise en scène vivante et intimiste ». Autour de cette partition à plusieurs voix, la première livraison de la maison offre deux types de publications. Tout d’abord trois carnets de petit format signés par Damien Chavanat et consacrés à l’Afrique du sud, l’Égypte et Zanzibar. Il ne s’agit pas ici d’une quelconque approche de type « guide de voyage » mais plutôt d’impressions, d’instantanés et d’émotions de l’instant consignés par le chroniqueur, à la fois auteur et dessinateur. On peut y retrouver des images aperçues, y voir une invitation à la découverte mais aussi une certaine jalousie de ne pouvoir en faire autant.

Avec Viens chez moi j’habite dehors, ouvrage de plus grand format (italien comme les précédents) l’univers est plus grave. Elsie, également auteur et dessinatrice, décrit, avec tact et sensibilité, l’univers douloureux des sans-abri et des errants du monde, et en particulier de ceux qui autour d’un lieu, La Moquette, installé rue Gay-Lussac à Paris, trouvent, pour quelques heures ou quelques jours, un répit et une écoute à leurs dérives et leurs détresses. Dix ans après un premier contact (et un premier livre) la dessinatrice est retournée dans ce lieu. Elle en mesure l’évolution et dresse un triste bilan tant la chaîne de détresse s’est allongée, brisée ça et là par quelques îlots fraternels.


Afrique du sud, Égypte, Zanzibar. Jalan Publications, 68 p., 10 euros (chacun).
Viens chez moi j’habite dehors. Jalan Publications, 96 p., 24 euros.

Bernard Magnier


Migration en Afrique centrale et orientale : entre réalités et fantasmes

(MFI) Depuis le milieu des années 90, la région du bassin du Congo et des Grands Lacs occupe une bonne place dans le triste palmarès mondial du nombre de victimes civiles, de réfugiés et déplacés des conflits politiques. Aujourd’hui, elle compte ainsi entre dix et vingt millions de déplacés qui font d’elle l’un des pôles majeurs de l’intervention humanitaire internationale. Comment ces populations réfugiées sont-elles perçues par celles qui les accueillent, dans quel contexte historique s’inscrivent ces déplacements, comment pèsent-ils sur les équilibres démographiques et les jeux politiques locaux, quelles politiques les pouvoirs et les institutions en place déploient-ils à leur égard ? C’est sur ces questions qu’une équipe de chercheurs s’est penchée, en étudiant notamment les législations congolaise et rwandaise relatives aux réfugiés, le problème du retour, la situation et l’instrumentalisation des déplacés dans le Kivu, au Congo ou en Tanzanie. Christian Thibon note par exemple qu’en Tanzanie, l’un des pays au monde qui accueille le plus de réfugiés (entre 500 000 et 800 000 réfugiés burundais), la perception de ces migrants a changé au cours des dernières décennies. Non seulement le coût de l’aide aux réfugiés apparaît aujourd’hui aux yeux de la population comme un manque pour le développement du pays, mais l’apparition de particularismes politiques dans les régions d’accueil des camps de déplacés pourrait aussi fait craindre, à terme, une remise en cause du pouvoir central : on comprend, dans ces conditions, l’intérêt de l’Etat tanzanien au règlement du conflit burundais.

L’ensemble de l’ouvrage donne ainsi un panorama très fourni (plus de mille pages !) de la région, indispensable pour comprendre ses évolutions actuelles et tenter d’envisager son avenir.


Exilés, réfugiés, déplacés en Afrique centrale et orientale, sous la direction d’André Guichaoua. Ed. Karthala, 1060 p. 45 euros

Fanny Pigeaud


UN AUTEUR A DECOUVRIR
Frankétienne, « un mythe vivant en Haïti »



(MFI) L’Haïtien Frankétienne est un inventeur de langue, mais aussi un perturbateur des usages littéraires et des genres convenus. Ses livres forment une « spirale » qui mêle les genres, procède de fulgurances, de digressions et d’un incontrôlable mélange subversif et déroutant.


Depuis bientôt quarante ans, depuis son bunker de Port-au-Prince, repaire et refuge de toutes ses écritures, Frankétienne lance ses mots crus et drus à la face de ses lecteurs. En dépit des dictatures, des fléaux et des agressions de toutes natures qui ne cessent de venir blesser sa terre haïtienne, l’écrivain poursuit sa tâche, colossale et folle, démesurée et fulgurante. Entre français et créole et parfois en mêlant les acides de ces deux langues pour une étrange alchimie baroque, Frankétienne écrit et crie. Un cri longtemps contenu dans les frontières étroites de sa terre natale et pour les yeux ébahis de quelques initiés, et qui, aujourd’hui, connaît les rivages d’une renommée internationale.

Frankétienne est né en 1936 et rien ne semblait le diriger vers la littérature et encore moins vers une carrière d’écrivain : « De par ma naissance et le quartier où j’ai grandi, rien ne me préparait à être écrivain. Je suis né lorsque ma mère, une petite paysanne chabine analphabète, avait 14 ans. Mon père, riche industriel américain de plus de 60 ans, d’origine allemande et juive, débarqué dans le cadre de la première occupation, l’avait adoptée puis abandonnée dès qu’il apprit qu’elle était enceinte. » L’enfant plutôt solitaire (« j’étais très précoce, rebelle, au bord de la délinquance ») poursuivra, grâce au dévouement de sa mère, des études à l’Ecole des Jésuites où il subira, parmi les enfants de riches, le sort d’un « caca sans savon », un enfant qui n’a pas de père. Il trouvera refuge dans le dictionnaire et les livres avant d’effectuer ses premières tentatives littéraires au sein du groupe, Haïti littéraire, avec René Philotecte et Anthony Phelps. En 1959, Frankétienne rencontre Jacques-Stephen Alexis auquel il confie ses textes et qui l’encourage à poursuivre en lui disant : « il y a beaucoup de faiblesses, mais il y a aussi beaucoup de tripes, de tempérament et d’émotion. Lisez beaucoup, revoyez les classiques, allez dans la modernité. Il faut que vous sachiez qui est Lautréamont, qui est Rimbaud, qui est aussi Magloire Saint Aude et tous les précurseurs des lettres haïtiennes »...

Depuis, la littérature ne l’a jamais quitté (« je me suis mis à lire comme un fou ») et malgré la situation du livre en Haïti (« Il n’y a pas d’éditeur mais de bons imprimeurs. 75 à 80 % de la population est analphabète. La classe moyenne n’achète pas de livres, ou les achète sans les lire »), il a publié plus de trente titres, constituant une oeuvre exigeante et abrupte qui ne se préoccupe pas des modes et poursuit son douloureux délire, son inexorable descente dans la spirale des enfers. Il est une sorte de monstre littéraire, « un mythe vivant en Haïti » qui nous offre l’occasion d’un « voyage ahurissant aux ultimes frontières de l’imaginaire, dans un délire intensément lucide, marqué par les brûlures des mots incandescents ».

Longtemps producteur et colporteur de ses propres livres qu’il publiait à compte d’auteur en Haïti et emportait, ça et là, principalement en Amérique du nord auprès de la communauté haïtienne en exil, Frankétienne a, très récemment, vu certains de ses livres édités (ou réédités) dans une maison d’édition française. C’est l’éditeur parisien Jean-Michel Place qui a inauguré la liste en rééditant L’Oiseau schizophone (1) en 1998 et Les Affres d’un défi (2) en 2000. Puis ce furent : l’un de ses premiers textes, publié en 1968, Mûr à crever (3) ; la réédition d’Ultravocal (4) qui date de 1972 ; son premier roman créole, Dézafi (5) publié pour la première fois en 1975 ainsi que le premier des huit volumes des « Métamorphoses de l’oiseau schizophone », D’un pur silence inextinguible (6).

Dans cette oeuvre, Frankétienne martèle les mots, les brasse, les pimente d’élans caraïbes, les boucane de saveurs créoles, les rehausse de quelques emprunts au lyrisme populaire haïtien, au besoin en invente de nouveaux. Il s’enivre par une sorte de vertige linguistique qui ne trouve aucun répit, aucune borne, aucune digue que l’équinoxe lyrique ne parvienne à submerger.

L’œuvre est nourrie des effroyables vertiges haïtiens et c’est par la subversion du langage que le poète tente d’en restituer toute l’horreur. Une oeuvre qui prend sa plénitude dans une lecture à voix haute ; souffle et scansion imposant l’ivresse d’une transe dont le caractère énigmatique n’est pas sans participer de son étrange et mystérieuse séduction.


(1) J.M.Place, 216 p., 13 euros,(2) J.M.Place, 816 p., 28 euros, (3) Ana Editions, 2004, 228 p., 20 euros, (4) Hoëbeke, 306 p., 20 euros, (5) Vents d’ailleurs, 304 p., 19,90 euros, (6) Vents d’ailleurs, 2004, 190 p, 18 euros

Bernard Magnier




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