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03/09/2004
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Bonnes pour le sévice
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(MFI) A 59 ans, Nouri Bouzid est l’une des figures majeures du cinéma maghrébin. Dans Poupées d’argile, son quatrième long métrage, il tresse en deux histoires un tableau acerbe et subtil de la bourgeoisie tunisoise.
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La société tunisienne, du petit peuple des artisans aux grands bourgeois, a toujours fasciné Nouri Bouzid. Le regard qu’il lui porte, où la critique n’exclut pas une certaine tendresse, passe presque toujours par ses marges. Enfants, adolescents, chômeurs, femmes : toutes ses créatures sont prises dans les rets d’un système d’un réseau de contraintes et de préjugés dont elles souffrent sans pour autant parvenir à s’en affranchir. Les angoisses levées par les préparatifs de son mariage faisaient resurgir de la mémoire du Hachemi de L’homme de cendres (1986) le souvenir d’un viol dont, enfant, il avait été victime. Intellectuel emprisonné pour raisons politiques, le héros des Sabots en or (1989) s’avérait incapable de renouer, à sa sortie de prison, le fil de ses relations familiales et amicales. De même, Bezness (1991) faisait tournoyer sur la tête d’un jeune ragazzo tunisien les injonctions contradictoires de ses principes de mâle arabe et ses propres pratiques (gigolo auprès de riches touristes européennes). Dans Bent familia, la soif de liberté de trois grandes bourgeoises engoncées dans un quotidien oppressant ne les préservait pas de la paralysie générale.
Ce sont deux autres personnages féminins qui fournissent le fil narratif de Poupées d’argile. La jeune Rebeh et la petite Fehdah partagent le sort généralement dévolu aux filles de la campagne : placées comme domestiques dans des familles de la petite bourgeoisie tunisoise. Bonnes à tout faire ? Tout, et plus encore… Lorsque démarre le film, Rebeh, enceinte de quatre mois, vient de fuguer de chez les employeurs, alors même que Fehdad arrive dans sa première place. Omrane, un ancien paysan reconverti dans ce trafic lucratif, s’est chargé des tractations. Ce personnage a priori négatif échappe cependant à toute caractérisation, et la subtilité du scénario fait de lui, plus qu’un simple profiteur, une conscience malheureuse : un esclavagiste chez qui la graine de la culpabilité aurait pu croître et multiplier. En lui s’incarnent au plus haut point toutes les obsessions du réalisateur : intense sentiment de culpabilité, aiguillonné par le sentiment diffus de sa propre imposture, lorsqu’il assure aux mères qu’à la ville, leurs filles sont riches, heureuses, comblées…
Rapport de force et hypocrisie
Omrane, Rebeh, Fehdah sont trois victimes du système, mais chacun s’y trace une piste de survie différente : l’alcool pour le premier, la fuite en avant pour la deuxième, tandis que la troisième façonne obsessionnellement des petites figurines d’argiles, les mêmes que celles produites à la chaîne, au village, par sa mère, à destination des touristes occidentaux. Tendu par ces trois fils, le film n’obéit qu’aux impulsions contradictoires de ses personnages, aspirations vers un ailleurs sitôt désamorcées, fantasmes de domination, élans libertaires qui tôt ou tard s’écrasent sur le bitume social… Dans Poupées d’argile, les dialogues sont moins les révélateurs de l’âme que du chaos qui l’habite, jetant autant de coups de sonde dans ces personnalités que désespoir, névrose et compulsions autodestructrices portent sans cesse aux confins de la folie. Si l’on y parle beaucoup, toutes les paroles sont embrouillées, confuses et contradictoires, toujours en décalage frontal ou larvé avec les actes qu’elles inspirent. Rebeh assure qu’elle veut gagner l’Italie, alors même qu’elle entame une danse de séduction autour d’Omrane. Lequel brigue auprès d’elle un rôle de paterfamilias qu’il serait bien en peine de tenir.
Poupées d’argile est moins le récit de deux personnages cherchant à briser leurs chaînes que la chronique pathétique de deux paumés en quête de chaînes autres. L’idéal, ici, n’est pas celui de la révolution, mais bien plutôt celui du troc, illustrant la loi universelle selon laquelle les mécanismes de domination ne sont jamais brisés : ils se déplacent ou s’inversent, mais ne font jamais que calquer pathétiquement le schéma d’oppression dominant. Ainsi Bouzid poursuit-il sa description, entreprise dès le magnifique et très dérangeant Homme de cendres, d’une société où tout n’est que rapport de force et hypocrisie, maquereautage généralisé et marchandisation des corps. Dans Poupées d’argile, cet écart douloureux entre les aspirations déclarées des personnages et leurs actes, leur auto-aveuglement, est pris en charge par la forme même du film, qui enferme chacun dans ses fuites, délires et mensonges sans que jamais un point de rencontre, de conciliation semble négociable. Il faut y voir le moteur de la force dénonciatrice autant que le principal défaut du film, qui peine à relier ces trois histoires qui se croisent sans jamais trouver la force de se rejoindre. Ainsi le motif fondateur de la liberté à conquérir se transforme-t-il peu à peu en tombeau des illusions perdues.
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Elisabeth Lequeret
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