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26/11/2004
Chronique Livres

L'essentiel d'un livre
Les Arabes et nous


(MFI) Eminent spécialiste de l’islam et du Moyen-Orient, Alain Gresh se penche dans son nouvel essai sur les représentations stéréotypées du monde musulman dans les médias en Occident et sur leurs incidences dévastatrices sur les comportements.

Albanie, printemps 1999. Un camp de réfugiés est pris en charge par les Emirats arabes unis, tandis qu’à deux kilomètres de là, les soldats italiens s’occupent d’un autre camp. Construction d’une mosquée d’un côté, célébration de la messe dominicale de l’autre. Que croyez-vous qu’il arriva ? Les chaînes américaines, dûment relayées par la presse occidentale, rapportèrent la première information, dénonçant l’interventionnisme religieux des Emiriens. Des seconds, curés en soutane et autres missionnaires, ne fut pas même livré mention. Le fait est anecdotique. Rapporté par le journaliste Alain Gresh dans son essai L’islam, la République et nous, il n’en illustre pas moins la singulière déformation de focale que subit, sous les latitudes occidentales, la religion musulmane. Arabe = terroriste ? Si l’assimilation ne date pas d’hier, elle n’en a pas moins connu récemment deux tours d’écrou majeurs. Quinze ans après l’affaire Rushdie, les attentats du 11 septembre sont venus compléter le tableau d’un islam agressif et conquérant, infiltrant nos villes et nos campagnes, d’autant plus redoutable qu’il a donné la preuve de sa capacité à se glisser dans les us, coutumes et standards occidentaux.
Ennemi intérieur ? « En France, c’est à partir de la révolution iranienne de 1979 que s’amorce la tendance à penser les musulmans comme liés à ce qui se passe à l’étranger. (…) La vague d’attentats de 1995-1996, liée à la guerre civile algérienne, renforce le sentiment de peur naissant », note Gresh. Souvent encouragés par la sphère politique, droite et gauche confondues, l’agressivité et le racisme longtemps tenus en laisse ont pu s’exprimer librement, en tout déni de réalité. Si, logiquement, plusieurs chapitres du livre sont consacrés au voile et au débat sur la laïcité, un dernier volet explore les tenants et aboutissants de cette déformation d’autant plus dangereuse que parfaitement intériorisée. Cette dimension du livre passionne, car elle déborde le terrain de la pure et simple propagande pour se confronter à la banalité d’une représentation aussi faussée que, voici deux siècles, celles des Orientalistes.
Sur ce terrain, quelques chiffres se passent de commentaire. Le nombre de cas de foulards dans les écoles, qui était de 1123 en 1994 et de 446 en 1995, est désormais « de l’ordre de quelques centaines, plus faible qu’il n’a jamais été ». De même les tournantes, qui ont contribué à la stigmatisation des cités, ne sont pas un phénomène nouveau. Les statistiques du ministère français de la Justice signalent que, de 1984 à 2002, le nombre de « viols commis par plusieurs personnes » reste stable. A ce cadre en surchauffe, les médias apportent une caisse de résonance surpuissante, évidemment non dénuée d’arrière-pensées. Lorsque les journaux télévisés montent en boucle violences des banlieues, affaire du voile et actions d’Al-Qaida, nul doute que le téléspectateur moyen aura fort à faire pour ne pas entrer sans réserves dans la vision d’un péril islamique global. Si fantasmatiques soient-elles, ces déformations ont une incidence dévastatrice sur les comportements. Gresh, s’appuyant sur le travail de deux sociologues, note une différence de perception entre deux générations d’immigrés, celle née dans les années 1960 et celle des années 1975-1990 : seuls les seconds mettent le racisme, leur sentiment de n’être que des « Français de papier », au centre de leur expérience sociale. De même, la radicalisation du discours tenu contre le foulard ne peut-elle que durcir les positions adverses : « De nombreux témoignages dans les communautés musulmanes confirment que l’offensive contre le voile suscite une réaction de repli et apporte de l’eau au moulin des groupes salafistes. » On le voit, on est ici bien loin de la logique binaire dénoncée par les tabloïds (pour ou contre le foulard). Plutôt dans une spirale infernale dont on voit mal, aujourd’hui, ce qui pourrait la désamorcer.

L’islam, la République et le monde, par Alain Gresh. Fayard, 438 p., 20 euros.

Elisabeth Lequeret


Marie Nimier remporte le prix Médicis 2004

(MFI) « La Reine du silence », c’est ainsi que l’avait surnommée son père l’écrivain Roger Nimier quand elle était petite. Elle avait 5 ans lorsqu’il succomba, à 36 ans, dans un accident de voiture un jour de novembre 1962. En compagnie d’une romancière au nom étrange, Sunsiaré de Larcône. Ce père trop tôt disparu, devenu une légende, écrivain de talent, fut le chef de file de ceux qu’on a appelés les « hussards » parmi lesquels Antoine Blondin, Michel Déon, Jacques Laurent… : de jeunes insolents de droite qui refusaient la littérature engagée selon Sartre et le roman à thèse. Verve étincelante et dent dure, il fut un personnage doué certes mais pas très sympathique et un géniteur égoïste et infantile.
Était-il trop douloureux pour sa fille de le faire revivre ? En tout cas, il lui aura fallu atteindre 47 ans et écrire 8 romans pour affronter cette image paternelle. De ce père qui ignorait la petite fille muette qu’elle était, souvent absent et en instance de divorce d’avec Nadine sa mère au moment de sa naissance, Marie Nimier a peu de souvenirs. Qui était-il ? Pour percer son mystère, comprendre sa violence, ses tourments, elle enquête partout où la vie a conduit ce flamboyant hussard. La voilà, sur sa tombe à Saint-Brieuc. La voilà à la recherche du fils de la romancière morte à ses côtés. Ou encore découvrant des lettres inédites. Elle essaie de se réconcilier avec ce père presque inconnu, qui a marqué son existence si douloureusement. Ecriture sobre, confession émouvante empreinte de douceur triste et de douleur retenue, sans récriminations ni rancune : un récit superbe. Un prix Médicis très mérité.

La Reine du silence, par Marie Nimier. Editions Gallimard, 170 p., 14.50 euros.

Elisabeth Nicolini


Le Prix Femina 2004 a été décerné à Jean-Paul Dubois

(MFI) Si vous ne connaissez pas ses romans précédents, Kennedy et moi, Une année sous silence ou Je pense à autre chose, vous avez bien de la chance. Car vous découvrirez là un écrivain original, vraiment inclassable, et, avec Une vie française, son plus beau livre.
Le héros Paul Blick a 54 ans et lui ressemble comme un frère. Son histoire commence en 1958 - il a alors huit ans -, de Gaulle vient d’être rappelé aux manettes de la France. Mais un autre événement, autrement plus important bouleverse la famille jusque-là insouciante du petit garçon : la mort de son frère Vincent, emporté à 10 ans d’une péritonite aiguë.
Tout le roman va être construit ainsi, dans un jeu de va-et-vient et d’ interférences entre « l’infiniment petit » c’est à dire le quotidien d’un homme, en l’occurrence Toulousain moyen, et « l’infiniment grand » à savoir la vie politique en France durant ces derniers cinquante ans. De Charles de Gaulle à Chirac en passant par Pompidou et Mitterrand, sans oublier les interludes Alain Poher - autant de noms de présidents qui donneront leur titre aux chapitres du livre - on vivra les heurs et malheurs de Blick en adolescent découvrant le sexe, le rock et l’amour dans les bras des petites Anglaises, puis en étudiant dans « le bordel » de l’après 68. Suivra son mariage avec une très performante épouse chef d’entreprise, Anna, adepte d’Adam Smith, et, en corollaire, s’inscrira sa décision de jouer le papa poule à la maison avant de découvrir sa passion pour les arbres qu’il portraiture à tour de bras avec succès. Motus sur la fin de l’histoire à découvrir absolument.
En tricotant ensemble ces deux niveaux d’histoire, Dubois parvient à des effets saugrenus et comiques qui nous enchantent. Non seulement il restitue les odeurs, les saveurs, les questionnements et les désillusions des différentes époque vécues par Blick mais il campe un personnage nonchalant et ironique, anti-héros, hyperlucide, et sans illusions, sacrément attachant. Ajoutez à cela une écriture fluide et d’une élégance irresistible. Quoi de plus ? Un livre profond et grave qu’on n’est pas près d’oublier.

Une vie française, par Jean-Paul Dubois. Ed. de l’Olivier, 368 p., 21 euros.

E. N.


Djemaï et le voyage du père

(MFI) Un père de famille, travailleur algérien émigré en France, employé dans une papeterie, part en quête de son fils qui, quelque temps plus tôt, a déserté le logement familial. C’est en car que l’homme effectue le trajet vers les retrouvailles espérées et tout au long de cette traversée de la France, du Vaucluse au Nord, les réflexions sur les affres de l’exil et la difficulté d’être père alterneront avec l’évocation du temps passé jadis dans ce douar qui, désormais continue, comme l’éolienne rouillée, de griller au soleil tel un insecte sans ailes et sans avenir.
Pour sa part, le fils avait tourné en rond et fini par faire des bêtises qui l’avaient amené par deux fois devant les tribunaux. Une fuite en avant pour échapper au mal être. Entre eux, la communication avait toujours été difficile, parsemée de silences et de non-dits jusqu’à ce jour de la rupture, de la déchirure, de l’absence : le temps avait passé et il s’était brusquement aperçu qu’une distance les avait, sans qu’ils le veuillent, peu à peu séparés, éloignés l’un de l’autre.
Le romancier fouille ainsi dans les interstices d’un amour paternel emprunté, bourré de tendresse tue et de maladresses qui ne trouveront en retour que des silences aussi lourds à entendre qu’à maintenir. Avec ce très bref roman (le neuvième livre publié en France) qui paraît comme une transition dans l’oeuvre du romancier algérien, Abdelkader Djemaï inscrit, peu à peu, ses personnages dans la migration et l’errance.

Le Nez dans la vitre, par Abdelkader Djemaï. Editions du Seuil, 80 p., 10 euros.

Bernard Magnier


Écrivain/éditeur, même combat ?

(MFI) Cher éditeur est un livre drôle et tendre, aigre et doux. Tour à tour bienveillant et vachard, caustique et amer. Un livre qui plonge le lecteur dans les coulisses de l’écriture, dans ses affres et dans ses frasques, dans ses rires, dans ses larmes et dans ses coins d’ombre.
Pochade, pari, gageure, ce livre ressemble à un exercice de style, une sorte de variation autour d’un même thème : l’étrange duo (couple ? tandem ? binôme ?) constitué par un écrivain et son éditeur et les relations complexes établies entre eux. L’auteur, Pierre Leroux, scénariste québécois qui signe ici son premier roman, choisit de réunir 22 lettres comme autant de postures, autant de correspondances échangées entre un écrivain – ou l’un de ses proches – et son cher éditeur.
On retrouve ainsi successivement l’ironie mordante d’un écrivain dépossédé de son oeuvre par un éditeur indélicat, un manuscrit (écrit à l’encre sympathique !) adressé depuis un hôpital psychiatrique, un autre composé depuis une pierre tombale, le courrier d’un écrivain, cousin de Françoise Sagan qui prétend s’appeler Charles Baudelaire, des interventions de l’épouse et de la fille de l’écrivain... Pierre Leroux choisit les extrêmes et construit, avec habileté et malice, ce roman épistolaire dans lequel les clins d’œil et les connivences se multiplient. D’un courrier à l’autre, personnages (petite fille de huit ans) et objets plus ou moins insolites (coupe papier afghan) se croisent et composent une mosaïque loufoque et grave, car sous des apparences burlesques il est aussi question des affres de la création et de ses conséquences incontrôlables. Il y est surtout question, tout simplement, de littérature...

Cher éditeur, par Pierre Leroux. Albin Michel, 250 p., 16 euros.

B. M.


Comment peut-on être Japonais ?

(MFI) En 1905, la Russie essuie une grave défaite militaire contre le Japon. Pour les musulmans de Russie et les Turcs ottomans, il s’agit d’une preuve que les puissances occidentales peuvent être vaincues et que leur domination n’est pas une fatalité. Deux ans plus tard, un ouléma tatar entame un périple de trois ans en Asie. Au Japon, où il séjourne quelques mois, il cherchera à percer les secrets d’un pays qui ne rejette pas les bienfaits de la modernité sans pour autant renoncer à la moindre parcelle de son identité. Abdürrechid Ibrahim tirera de ce long séjour un ouvrage de près de mille pages décrivant par le menu les mœurs, le mode de vie, la vie politique, l’économie mais aussi la vie intellectuelle des asiatiques. Un tiers de son œuvre est consacré au seul Japon, considéré par l’auteur comme une véritable puissance émergeante.
Son oeil de voyageur, naïf ou curieux mais toujours attentif, offre au lecteur une succession d’images fortes mais aussi des analyses précises. Le Tatar sera particulièrement impressionné par l’aptitude des Japonais à se déplacer en Occident pour y emprunter les meilleures idées avant de passer à leur réalisation avec des moyens exclusivement japonais. En dépit de leur nature jugée « peu religieuse », l’auteur envisagera même de convertir le Japon à l’islam par des « arguments politiques ». Selon lui, seul un islam porté en Occident par les Japonais aurait pu changer la place accordée aux musulmans dans les cercles politiques européens.

Un Tatar au Japon, Abdürrechid Ibrahim. Sindbad, Actes Sud, 269 p., 25 euros.

Geneviève Fidani


Le pays des frontières

(MFI) Checkpoint. Le mot claque comme les ordres des soldats chargés de contrôler l’identité des milliers de Palestiniens qui doivent chaque jour passer par ces véritables postes-frontière avant de se rendre à leur travail, de rejoindre leur famille, ou de vaquer aux occupations les plus anodines. Checkpoint et ce sont les heures perdues qui défilent. L’insoutenable chaleur de l’été, le froid et l’humidité de l’hiver pour des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards qui patientent debout ou dans leur voiture. Cartes bleues, cartes jaunes, les « Maîtres du checkpoint » régulent la vie des habitants du « Pays des checkpoint » de manière implacable. Dans une succession d’histoire drôles ou tragiques, entrecoupées de digressions absurdes et poétiques, Azmi Bishara décrit la Palestine d’aujourd’hui, avec ses territoires séparés les uns des autres par des colonies, des routes de contournement et par le mur voulu par le gouvernement Sharon. Aucun événement de la vie ne fait l’économie d’un passage au checkpoint. Mariage, naissance, enterrement amènent leur lot de situations cocasses et désespérantes. Quant au déplacements quotidiens, les barrages les ont rendus si aléatoires que certains renoncent à sortir de chez eux. L’auteur, professeur à l’université de Bir Zeit à Ramallah, fondateur du Rassemblement national démocratique et député à la Knesset, livre ici une critique féroce de la politique israélienne dans les territoires mais n’épargne pas au passage les dignitaires de l’autre camp.

Checkpoint, par Azmi Bishara. Actes Sud, 338 p., 22,80 euros.

G. F.


L’intégration selon Gaston Kelman

(MFI) Je suis noir et je n’aime pas le manioc : dès le titre, Gaston Kelman, Camerounais d’origine, Français par choix, annonce la couleur. Il n’est pas là pour entériner les clichés – et ils sont légion – pouvant circuler sur le compte des Noirs, ceux qui ont immigré en France comme ceux qui y sont nés. Chacun des neuf chapitres porte d’ailleurs un intitulé construit sur le même modèle. On a ainsi « je suis noir et je suis civilisé », « je suis noir et je suis cadre », « je suis noir et j’en ai une petite », ou encore « je suis noir et je n’en suis pas fier »… Sur chaque thème, Gaston Kelman prend position, rapporte des anecdotes vécues qu’il analyse ou commente librement.
Le plus souvent frappées au coin du bon sens, ses observations tendent à dénoncer « la confusion entre Européen et Blanc, entretenue par tout le monde », le fait que « les parents ont cru – ou pis, on leur a fait croire – qu’ils pouvaient reproduire ici les modes de vie de leur pays d’origine », ou rappellent certaines données, telles celles du recensement de 1990, indiquant « qu’après la communauté du Sud-Est asiatique, (…) de tous les étrangers les Noirs-Africains sont ceux qui ont le taux le plus élevé de cadres et professions intellectuelles ». Convaincu que « la France ne veut pas être multiraciale, et pourtant elle l’est, même si elle s’entête à l’ignorer », l’auteur souligne que « les violences urbaines françaises actuelles ne sont pas les héritières des conflits sociaux du XIXe siècle, mais les sœurs cadettes des conflits raciaux aux États-Unis ». Gaston Kelman termine en proposant une « démarche contractuelle d’intégration et son support, la discrimination positive ».
Titulaire d’un diplôme de troisième cycle en urbanisme, directeur pendant dix ans de l’Observatoire urbain d’une grande agglomération en banlieue parisienne, l’auteur a forgé son expérience au feu des luttes en faveur de l’intégration ; il consacre désormais son temps, au sein du cabinet qu’il a créé, au conseil en problématiques socioculturelles liées aux migrations d’origines négro-africaines. « De façon inconsciente, affirme Gaston Kelman dans son introduction, le Noir lui-même est convaincu de son infériorité. (…) L’objectif de ce livre est de montrer à quel point nous sommes marqués par des atavismes qui nous empêchent de vivre normalement, de juger l’homme par ce qu’il est et non par ce qu’il paraît ou est supposé être de toute éternité. » Le lecteur ne sera pas toujours d’accord avec les démonstrations de l’auteur, mais les débats suscités par l’ouvrage ne peuvent qu’être positifs.

Je suis noir et je n’aime pas le manioc, par Gaston Kelman. Max Milo Editions, 182 p., 15,90 euros.

Ariane Poissonnier


Un écrivain à découvrir
Tahar Bekri, poète de neige et de feu


(MFI) Chaque deux ans ou peu s’en faut, avec une belle régularité depuis bientôt vingt ans, le poète Tahar Bekri livre un recueil. Depuis Le Laboureur du soleil en 1986, il en est ainsi. Aujourd’hui, succédant à L’Horizon incendié en 2002, voici La brûlante rumeur de la mer...

L’eau, le feu et l’incendie, la mer et l’océan, le poète tunisien est dans... ses éléments. Il y poursuit ses pérégrinations, ses errances, ses exils avec pour tout viatique, sa mémoire et ses livres. D’un recueil l’autre, la lecture et le voyage demeurent bien les deux pôles d’attraction du poète, avec toujours ce même élan vers le départ et l’ailleurs, et la découverte de l’autre. L’autre traqué dans la réalité des instants privilégiés de la rencontre mais aussi au détour d’une page, dans le souvenir d’un vers, dans la résurgence d’une lecture. Et partout, essentielle et primordiale, la mer qui sépare et relie, qui distend et rapproche, qui contraint l’homme à sa terre mais le rattache aux autres mondes.
Ainsi, au gré du recueil, les lieux se succèdent : l’Espagne, Lisbonne et les ombres de Pessoa, la Grèce et ses îles, l’Italie de l’Arno et de Pétrarque. Et, bien sûr, la Tunisie, mais aussi la Bretagne compagne. Toute étape est un poème. Les lieux sont confluences tout comme les poètes sont complices. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir surgir Carthage et Pessoa, Sousse, Sidi Bou Saïd ou le Golfe de Gabès. Tous ces lieux ont la mer en partage, en partance...
Point d’orgue de ce recueil, un superbe poème « Porte de la mer », signé en 2003 en Tunisie et que l’on pourrait considérer comme emblématique du recueil. Il s’agit là du bilan d’un éloignement et des retrouvailles, de la proximité retrouvée au-delà des fractures de la vie. Le poète réanime les sens « déréglés à la poursuite des ailées utopies » et guète les sensations (« Cuir cuivre et roses des sables / Parfums odeurs confuses et bougies / Amours parmi les étalages à l’invite »). L’instant est fragile, entre mémoire et oubli, fureur et nostalgie : « l’asphalte de nos vingt ans sans merci / Pourquoi as-tu laissé orphelines migrantes / Sur le large nos vagues téméraires / Assaillies par les courses haletantes / Chants vibrants près du mirage revenu ». Peut-être en ces vers peut-on voir sourdre les rumeurs de l’exil mais n’y a t-il pas aussi le sentiment diffus que sans cette rupture, l’aventure eut été bien différente ?
Contre vents et douleurs de l’exil et en quelques trente années de création, Tahar Bekri a su imposer le dialogue, rompre les frontières, franchir les gués incertains des travaux universitaires, poursuivre la quête fraternelle. Par profession et par goût, il a su se montrer attentif aux voix de ses « collègues ». Multiple mais un, il continue d’écrire en français et en arabe, de lire les contemporains et les classiques des « deux rives », de combattre les clivages qui séparent l’Afrique du nord du reste du continent, d’arpenter les livres du monde et de tenter de briser les douanes des langues et des nationalités. Tahar Bekri joue à parsemer de couleurs la palette du village mondial qui a une fâcheuse tendance à la monochromie, pour ne pas dire à la... monotonie. La carte du poète ne connaît pas les frontières et trouve, dans ses suds comme dans ses nords, des ombres tutélaires, des havres de réflexion et de rupture, des lieux où poursuivre le dialogue amorcé en d’autres terres, en d’autres temps.
« Dehors est un grand pays »... Tahar Bekri aurait pu faire sien ce titre de l’écrivain réunionnais, Alain Lorraine, tant la formule parait convenir à la démarche du poète né à Gabès en 1951 et résident à Paris depuis 1976. Avec une douzaine de recueils publiés auxquels il faut adjoindre douze autres livres d’art à tirage limité illustrés de lithographies et peintures, de photos, de gravures ou de calligraphies, Tahar Bekri a su trouver sa place dans le paysage poétique de ces dernières années. Enseignant, il s’intéresse tout particulièrement aux littératures du Maghreb auxquelles il a consacré de nombreux articles et deux essais, après avoir soutenu et publié sa thèse sur le romancier algérien Malek Haddad. Poète « de l’élément », il n’a cependant pas remisé ses certitudes, ses interrogations et ses querelles avec les « événements ». Ainsi, malgré l’éclectisme des lectures, la multiplication des voyages, la diversité des attentes et des rencontres, il semble bien que, du Laboureur du soleil à La brûlante rumeur de la mer, il ne soit qu’un seul poète, un même élan, un même poème « de neige et de feu ».

La brûlante rumeur de la mer, par Tahar Bekri. Al Manar, 88 p., 16 euros.

B. M.




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