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26/11/2004
Hampâté Bâ au théâtre : quand un vieux sage musulman triomphe sur les scènes françaises

(MFI) L’histoire de Tierno Bokar, le vieux sage peul dont la figure a été illustrée par son disciple, Hampâté Ba, est le sujet d’une pièce de théâtre créée à Paris par Peter Brook.

Ce n’est bien sûr qu’une coïncidence : au moment où le plus ambitieux des hommes politiques français, Nicolas Sarkozy, rend dans un livre un hommage indirect mais appuyé à la religion musulmane, en quoi il voit un facteur d’intégration en France des populations immigrées (1), on pouvait entendre dans l’enceinte d’un prestigieux théâtre parisien résonner les paroles douces et fortes d’un vieux sage musulman d’Afrique : « il y a trois sortes de vérités ; ta vérité, celle d’autrui, et… la Vérité ». En créant une pièce ayant pour sujet et personnage principal Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara, dont l’écrivain malien Hampâté Ba a raconté la vie, Peter Brook ne pouvait cependant ignorer quelles résonances prendrait dans l’actualité un tel appel intemporel à la tolérance.
Il faut rappeler que Peter Brook est l’un des plus célèbres metteurs en scène actuels, qui a participé depuis les années 60 à toutes les aventures du théâtre contemporain. D’origine anglaise, installé depuis 1973 au théâtre des Bouffes du Nord, dans un quartier très cosmopolite au Nord de Paris, il n’a cessé d’explorer différentes dimensions d’un théâtre ouvert au monde et à des modes de pensée différents, s’entourant d’acteurs venus de tous les continents (2). Contrairement à nombre de créateurs français qui manifestent aujourd’hui leur intérêt pour les cultures africaines, sa rencontre avec le personnage de Tierno Bokar, tout comme avec l’Afrique, est ancienne. Mais son choix, aujourd’hui, de proposer un spectacle par ailleurs très dépouillé et assez déconcertant pour le commun des spectateurs, entièrement composé autour de cette figure de sagesse africaine, fera sans doute date.


Querelle des onze et des douze grains

Peter Brook s’est nourri pour ce travail des écrits d’Hampâté Ba (3) : l’écrivain malien a raconté, dans son livre Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, tout ce qu’il doit à celui qui fut jusqu’à sa mort en 1940 son père spirituel : personnage humble et sans éclat, Tierno Bokar n’avait guère quitté sa ville de Bandiagara, en pays dogon, et il aurait pu rester un de ces érudits musulmans pétris de sagesse qui, en ce début du XXe siècle, entretenaient dans la discrétion, pour quelques disciples choisis, une tradition que le colonisateur affectait d’ignorer, dès lors que les deux mondes pouvaient vivre en autonomie. Mais il eut pour disciple un jeune peul qui allait devenir un des plus importants intellectuels africains, tandis que son itinéraire connaît une bifurcation dramatique lorsqu’il croise, à la fin des années 30, les intérêts de l’administration coloniale.
Tierno Bokar suivait, dans l’islam, la voie soufie de la Tidjanya et se trouve malgré lui engagé dans la querelle entre deux branches opposées, à propos des prescriptions de la prière : les partisans du Cheik Chérif Hamallâh, les hamallistes, jurent qu’elle doit se dire avec onze grains de chapelet, les omariens, qui se veulent héritiers du Cheikh El Hadj Omar, assurent qu’il en faut douze. Commence une guerre coranique, source de conflits et d’agitation qui amène les Français à trancher en faveur de la tradition des « douze grains » : Cherif Hamallah est déporté, tandis que Tierno Bokar, qui a pris son parti, est réduit à l’isolement.
C’est cette histoire qui est la trame d’une pièce surtout conçue pour entendre la voix de Tierno Bokar, disant par exemple de ses ennemis : « ils sont plus dignes de pitié et de prières que de condamnation… parce qu’ils sont ignorants. Ils ne savent pas et, malheureusement, ils ne savent pas qu’ils ne savent pas. » Le personnage de Tierno Bokar est joué par Sotigui Kouyaté, le plus « brookien » des acteurs africains en France, depuis qu’il a interprété pour Peter Brook La Tempête de Shakespeare, en 1990. A ses côtés on trouve notamment l’excellent Habib Dembélé qui occupe aujourd’hui à Paris, auprès de Peter Brook, la place cédée par un autre acteur malien de renom : Bakary Sangharé, désormais sociétaire de la Comédie française.

(1) La République, les religions, l’espérance, éditions du Cerf, 2004. Nicolas Sarkozy, futur président de l’UMP, le parti gaulliste, livre dans ce livre sa vision de la laïcité à la française, indiquant notamment qu’à son opinion « les musulmans ne doivent pas avoir plus de droits que les autres. Veillons toutefois à ce qu’ils n’en aient pas moins », en préconisant « une vision apaisée des rapports entre la politique et la religion ».
(2) Lire l’autobiographie de Peter Brook : Oublier le temps, éditions du Seuil.
(3) Notamment : Amkoulel, l’enfant Peul, et Oui mon commandant ! éditions Actes Sud.

Thierry Perret


Bakary Sangharé : dialogue avec Hampâté Ba

(MFI) Une table, une chaise, un homme seul en scène durant une heure: sur la scène du Centre culturel français de Bamako, en septembre dernier, Bakary Sangaré lit Tierno Bokar. L’événement est important. On sait que l’acteur malien est entré en 2003 à la Comédie française, qu’il est désormais auréolé de ce statut hors du commun de premier comédien africain à devenir pensionnaire de la célèbre institution créée par Richelieu. Et c’est la première fois, profitant d’une relâche de quelques mois, qu’il revient dans son pays avec un projet artistique qui coïncide avec l’ouverture de la saison artistique du CCF. Ensuite on peut voir une magnifique coïncidence, au moment où Peter Brook s’apprête à créer « son » Tierno Bokar en Europe, dans ce travail de lecture sur le texte d’Hampâté Ba par un acteur qui, justement, a longtemps travaillé avec Brook. Parlons plutôt de convergence : Brook avait en effet le désir de monter Tierno Bokar avec Bakary Sangaré. Mais l’engagement de celui-ci à la Comédie française rendait le projet délicat. De son côté, l’acteur avait depuis longtemps l’envie de faire quelque chose avec Hampâté Ba…
Bakary Sangaré est habitué aux prestations solitaires : il s’y est livré avec Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal), et il a monté en France un monologue sur des textes de James Baldwin, intitulé La prochaine fois le feu. Il était d’ailleurs en tournée avec le spectacle lorsque la Comédie française l’a contacté. Tierno Bokar, enfin. Il choisit ici des séquences du livre qui mettent en valeur la parole d’Hampâté Ba, car c’est ce dernier au juste qui l’intéresse dans le texte sur Tierno Bokar. Qu’il perçoit comme une causerie, au développement souple et familier, permettant au grand intellectuel de faire le récit de ce qui fut son initiation, tout en distillant des réflexions sur la destinée humaine, et la sagesse. Certes, il y est question de l’islam, mais Bakary Sangaré est sensible à ce qui émane du texte, qui est « comme une prière pouvant être comprise par le commun des mortels… c’est un texte de sagesse, de justesse en tout cas… qu’on peut partager quelle que soit notre attitude sur la religion ».
« Ce travail-là », précise Bakary Sangaré en pesant soigneusement ses mots, « était lié à mon propre questionnement sur la religion, sur Dieu… je ne suis pas un fervent pratiquant, mais j’aime le voyage de l’esprit… et c’était un peu comme si je n’avais pas su prier. Un jour je ressens le besoin de prier : comment je m’y prends ? Ce texte me permet de le faire. » Il cite alors la parole d’Hampâté Ba : « Dieu est amour et puissance… la création des êtres procède de son amour et non d’une quelconque contrainte… »
On comprend d’ailleurs mieux, à l’entendre, comment Bakary Sangaré a croisé la route de Peter Brook qui est, dans le théâtre européen, celui qui a su le mieux ouvrir la scène contemporaine aux spiritualités du monde, pour répondre à des questionnements qui, eux aussi, sont universels. Avec Tierno Bokar, il trouvait également une occasion de manifester son attachement au Mali, et répondre à cette sollicitation qui n’est pas forcément exprimée, qu’il ressent toutefois : « que fais-tu pour nous, maintenant que tu es là-bas, à la Comédie française ? » Du moins Bakary Sangaré y poursuit-il une expérience de théâtre qui, d’un engagement à l’autre, n’a cessé dit-il de l’enrichir. Il apprend de nouveaux aspects de son travail (on l’a vu ou on le verra à Paris dans Shakespeare, La Fontaine, ou Molière), ne se pose pas de question et sait que le moment venu il partira vers d’autres aventures.

T. P.




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