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15/04/2005
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Spectres coloniaux
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(MFI) Comment présenter les archives coloniales ? Comment, aujourd’hui, regarder ces films ? On peut considérer que leur racisme – ou sur son autre versant, leur paternalisme bonasse – les rend irregardables. Ou y lire, en négatif, les indices de l’idéologie dont se soutint la colonisation française.
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Journées coloniales au Forum des images. Sorties du néant des cinémathèques, collections privées, greniers de particuliers, à peine dépoussiérées, les archives s’exhibent sur les écrans parisiens. La France, Mère des Arts, des Armes et des Lois, montre ses sauvages : mouquères dépoitraillées, danseuses khmères en séance d’habillage, tirailleurs sénégalais hilares, en live ou sur les boîtes Banania, Arabes en prière ou au défilé, cavaliers en parade, athlètes gonflant leurs pectoraux, négrillons plongeant dans le bassin à phoques de l’Exposition coloniale. Images marquées au sceau du cabinet de curiosités. L’étranger est étrange : voyez le grimper aux arbres, aidé d’une simple ceinture, fourmi minuscule en haut des dattiers (Les industries du Congo, 1926). Dévorer un arrivage de poisson cru, dans les tranchées de la Grande Guerre (Soldats mélanésiens, 1914-1918).
Le mystère que recèlent ces corps, la caméra ne cherche pas à le percer. Au sens strict du terme, l’Africain, l’Arabe sont des monstres : « prodiges », « choses incroyables ». La puissance d’érotisation qui en émane est d’autant plus forte quelle n’est ici entravée par aucun obligation morale. La nudité des sauvages, tels que les filment en toute impunité anthropologues, cameramen professionnels ou amateurs, ne renvoie-t-elle pas à un état de nature ? Ainsi la caméra peut-elle fixer sans le moindre scrupules ces Adams musclés et ces Eves opulentes, au motif d’une pseudo-innocence primitive.
Ici, pas question de filmer une organisation, une structure, un embryon de civilisation : ces instantanés isolent plus qu’ils ne font paysage. Cueillette, chasse, pêche, danse : les activités domestiques ou festives ne sont jamais présentées comme faisant partie d’un grand Tout culturel. Ces femmes qui dansent, pas question de savoir dans quel cadre leur gestuelle s’inscrit. Ces hommes en palabres, nul intérêt pour la teneur de leurs délibérations. Ainsi l’occupation devient-elle l’opération de remplissage d’un vide géographique, économique et humain. Le contrechamp direct de ces images n’est pas le Blanc, idéal inatteignable, mais le Nègre assimilé, à l’image de ces Etudiants d’outre-mer (1962) que l’on voit fraterniser, main dans la main, avec des Français(es). Dans Le Bled, de Jean Renoir, film de commande, destiné à célébrer le centenaire de la conquête de l’Algérie, un riche colon emmène son neveu visiter ses terres, lorsque soudain, des champs labourés, surgit une patrouille de soldats. Miracle discret, évidence de la surimpression : ici, c’est l’Histoire en marche qui surgit, bloc de passé qui s’incruste, littéralement, dans le champ, avec l’évidence de la bonne conscience jules-ferryste.
Des fantasmes sur mesure
Ainsi l’universalisme des Lumières avance-t-il sans cesse sur deux fronts. D’une part, celui de l’indigène page blanche, enfant bienveillant et docile. Simplet, mais tout de même pas au point d’aller contre son intérêt : « L’indigène a compris que son intérêt est de se faire soigner ». Et ces paysans moï, « il fallait leur trouver un emploi plus stable et rémunérateur » (Peuples d’Indochine, 1947). Mais cette grandiose mission civilisatrice se soutient d’une autre prémisse : ces Nègres, au fond, ne sont pas si éloignés de nous. D’ou le double tempo du cinéma colonial : exaltation de la différence. Mais aussi : volonté incessante de la cadrer, de la rendre inoffensive, de la rabattre sur du connu. « On va vous donner du rêve tout fait qui ne perturbera rien : des fantasmes sur mesure, une aimable fantasmagorique qui vous met en règle avec votre inconscient », note le philosophe Mikel Dufrenne.
La jouissance du spectateur ne se soutient in fine que d’une culture des petites différences. Ainsi sa douceur climatique fait-elle du Fouta Djalon une petite « Suisse africaine ». Et ces danseurs annamites dont la danse « s’apparente tout à fait à notre tango » (Bornéo, 1928). A l’instar de Flaubert qui, de la Tunisie, ne vit que ruines romaines et fantôme de Didon, Zwobada et Cocteau célèbrent dans Noces de sable (1949) « les noces d’un Tristan et d’une Isolde aux cheveux noirs ». Passerelles dont l’ethnologue Marcel Griaule lui-même ne se prive pas : dans Techniques chez les Noirs (1939, il filme la construction de la case à palabres, le forgeron au travail, le tissage des nattes, la culture de l’oignon, « comparable à celle de nos potagers traditionnels ». Va et vient, frottement permanent du mystérieux et de la proximité : « L’une des grandes activités du Noir est semblable à celle de nos paysans : le marché. »
Elisabeth Lequeret
Cycle « Colonies », Forum des Images (Paris), du 2 février au 30 avril 2005.
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