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27/05/2005
Chronique Livres

L'essentiel d'un livre
Île, c’est Maximin

(MFI) Le Guadeloupéen Daniel Maximin n’est pas un écrivain qui abuse de sa plume mais qui, bien au contraire, distille ses mots avec mesure. Trois romans (L’Isolé soleil, Soufrières, L’île et une nuit) et un recueil de poèmes (L’invention des désirades) en un quart de siècle, voilà qui contraste avec certains de ses « collègues » antillais... Son dernier livre, Tu c’est l’enfance, plonge au cœur même du terroir et des souvenirs.


Tu c’est l’enfance... Le titre sonne comme une énigme. Une énigme qui est aussi une posture d’écriture, un moyen de détourner le piège de la biographie aux fragrances de nostalgie surfaite. Daniel Maximin refuse le « je » de l’autobiographie, de la chronologie convenue, de l’idolâtrie de l’adulte envers son passé et instaure la distance du « tu », ne recourant au « je » que pour exprimer le regard adulte sur son passé. L’emploi du « tu » sera pour l’adulte-écrivain le moyen d’interpeller l’enfant et de s’adresser à son passé retrouvé sans pour cela succomber aux charmes de la mièvrerie et du paraître, de l’adulte qui singe l’enfant, de l’enfant factice, du faux-semblant. Ainsi l’adulte parlera en adulte à l’enfant et, plus rarement, emploiera le « je » pour donner une actualité plus immédiate à sa narration.
De ce livre qui vient en cinquième position dans la biographie de l’auteur, on peut dire qu’il s’agit en quelque sorte du creuset fertile et de la matrice de ceux qui l’ont précédé tant il semble que tout ici conduit à l’œuvre. Tout est déjà là et en tout premier lieu, la nature, ses pulsions, ses tressaillements, ses fièvres et ses humeurs, et pour mieux s’en convaincre, dès les premières pages, comme un premier chemin d’initiation, l’ascension à la Soufrière, le volcan d’où jaillissent la force et les drames. Une nature si présente et si déterminante que Daniel Maximin orchestre son livre en quatre chapitres intitulés : le feu, la terre, l’eau, l’air... Au cœur de cette géographie en tourmente apparaissent les hautes figures de la mère couturière, du père « autoritaire » et précurseur de l’écrivain, de la grand-mère et de Man Tété la voisine et de leurs « paroles merveilleuses », et puis, celle du grand-père menuisier à la retraite qui initie son petit fils au travail du bois mais aussi à l’Afrique... Autant de personnages complices et acteurs de l’histoire de l’enfant mais aussi d’un temps (l’auteur est né en 1947) dont l’écrivain restitue le souvenir. Il y a aussi la musique, aux rythmes furieusement caribéens et latinos, et pour dire tout cela les mots, leur saveur et leurs jeux, que l’enfant découvre dans la complicité des livres, « la vraie richesse des parents » et dont « l’abondance compensait l’interdiction de sortir ».
Au demeurant, une enfance heureuse, que l’écrivain nous fait partager et au sein de laquelle s’inscrit une oeuvre ancrée dans l’insularité de l’archipel, dans les forces telluriques qui en rythment les saisons, dans la distance de l’exil (de l’ex-île) et dans l’ombre du temps retrouvé. Tu c’est l’enfance est publié dans la collection « Haute enfance » (Gallimard), au sein de laquelle Daniel Maximin rejoint ainsi quelques écrivains de la Caraïbe, les Martiniquais Patrick Chamoiseau (Antan d’enfance, Chemin d’école) et Raphaël Confiant (Ravines du devant-jour, Le Cahier des romances), le Haïtien Émile Ollivier (Mille eaux) ou bien encore la Cubaine Zoé Valdès (Le Pied de mon père).

Tu c’est l’enfance, Daniel Maximin. Editions Gallimard, 180 pages.

Bernard Magnier


Alerte aux poètes disparus

(MFI) Le loa est un être surnaturel du culte vaudou, et le poète haïtien René Depestre n’est autre qu’un « animal marin possédé par le loa de la poésie » : telle est l’étiquette que le sociologue Michel Onfray lui attribue dans une affectueuse préface à son dernier recueil de poèmes, intitulé Non-assistance à poètes en danger. A lire ces vers, on s’aperçoit vite que René Depestre est bien chevauché par un loa qui sait jongler avec les mots. Ainsi la statue de la Liberté à l’entrée du port de New York n’est-elle que l’effigie de « la déesse du fric », un ami-magicien de Montpellier « guérit les mauvais esprits qui aboient à la lune du savoir », et l’âne est « aussi honorable qu’une église romane ». Ce recueil poétique comprend aussi une brochette impétueuse d’ « odes au réel merveilleux féminin ». On y trouve le poète à la recherche de « l’orgasme idéal », entreprise délicate quand on sait, comme il l’affirme, que « toute femme est quelque part fille de la mer et du vent ». René Depestre sait pourtant quitter les hauteurs du lyrisme, comme dans « Romance en roue libre » : La nuit dernière, dans mon rêve/Tu étais une bicyclette/Je te pédalais, je te pédalais/A la folie, Marie-Christine…Le poète n’est pas pour autant toujours d’humeur légère, et n’a pas oublié que le supplice du pneu enflammé a été imaginé par les tontons-macoutes de son pays, sinistres inventeurs du « Haïtien tournedos ». Aussi bien, dit-il, « à cette heure du naufrage (…) le soir haïtien allume son quinquet à mon front désolé ». Ainsi l’esprit de René Depestre navigue-t-il poétiquement de la belle aube au triste soir, en appelant à prêter assistance aux poètes, « espèce en voie de disparition ».

Non-assistance à poètes en danger, René Depestre, Collection « autour du monde », Seghers, 85 pages.

Claude Wauthier


L’île interdite

(MFI) Avec ce troisième roman, l’écrivaine mauricienne Shenaz Patel raconte un épisode silencieux de l’histoire des hommes : la déportation collective des habitants de Diego Garcia dans les Chagos, « un archipel au nom soyeux comme une caresse », posé au milieu de l’océan Indien. Ils furent chassés de chez eux entre 1967 et 1972, parce que les Américains devaient y établir une base militaire. Fruit d’un accord, ce sacrifice était le prix à payer par l’île Maurice pour accéder à l’indépendance. Un jour, donc, le bateau-navette ravitailleur qui reliait d’ordinaire les Chagossiens à Maurice les a embarqués pour un aller sans retour. Avec une subtilité bouleversante, la romancière décrit le drame intérieur de quelques uns de ces déplacés forcés. Ainsi, Charlesia qui chaque jour, va au port et scrute l’horizon dans l’attente vaine d’un bateau qui la ramènera vers son île tant aimée. Une île devenue le souvenir douloureux d’un bonheur simple vécu autrefois, entre tâches ménagères, travail à la cocoteraie et fêtes du samedi soir où elle chantait la sega de sa voix de gorge, « de cendre et de sel ». Ainsi encore, le jeune Désiré, né durant la traversée, sur le bateau. Aujourd’hui errant paumé, déraciné sans savoir pourquoi. Personne ne lui a jamais raconté les circonstances tragiques de sa naissance. Construit de façon originale, ce roman au style intense, aux « mots qui suintent et qui frappent », écrit dans une langue française concise et riche, brodée de phrases en créole, porte en lui des cris qui résonnent longtemps après l’avoir lu.

Le silence des Chagos, Shenaz Patel, éditions de l’Olivier, 156 pages.

Elisabeth Nicolini


Le feu au corps

(MFI) Avec La Salamandre, Jean-Christophe Rufin met le cap sur le Brésil. Cet auteur de romans historiques (L’Abyssin), de science fiction (Globalia) et d’essais politiques très pointus campe son histoire dans le Recife actuel et nous conte un destin de femme terriblement tragique, signant là un texte sentimental d’une incandescence rare. L’héroïne, Catherine, est une femme ordinaire, une Française ni très jeune ni très belle, à la vie réglée comme du papier à musique, si accro à son travail que son entreprise l’oblige à prendre des vacances. Elle part au Brésil, à Recife, donc, chez des amis. Sur la plage, elle rencontre un jeune Brésilien, Gil, un garçon de la favela, dont elle tombe amoureuse. Il sera son gigolo. Et alors ! Au fil des jours, elle s’éprend de lui éperdument au point qu’elle abandonnera tout ce qu’elle possède pour le suivre. Descente aux enfers ? Certes, mais voulue, consentie et assumée. Catherine s’y brûlera dans tous les sens du terme mais s’en nourrira aussi telle la salamandre qui vit dans le feu et du feu. « Une histoire vraie, explique Rufin. Avec un Brésil de l’autre côté du décor ». On est loin en effet de la carte postale exotique. Il faut l’art et la plume de Rufin pour traduire l’ambivalence et les paradoxes des relations qui lient tous ses personnages – la tendresse, la violence, l’attirance et la répulsion –, il faut aussi une étonnante compréhension de la sensibilité féminine et son incontestable talent de conteur. De la belle ouvrage.

La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, Gallimard, 200 pages.

E. N.


Un Africain dans les étoiles

(MFI) Parce que rien n’est impossible à celui qui croit en ses rêves et se laisse porter par le destin, Cheikh Modibo Diarra s’est offert une trajectoire hors du commun. Né en 1952 à Nioro au Mali, le jeune Modibo est d’abord l’enfant choyé d’une mère adoptive à la tendresse infinie. Si les événements politiques qui secouent le pays au début des années 1960 le séparent de son père pour de longues années, l’enfant, puis l’adolescent, n’en conserve pas moins une indestructible sérénité. Pour lui, la vie sociale et la fête à Ségou, puis à Bamako, ont autant d’importance que les études qu’il a entamées avec la nonchalance qui sied à son âge. Devenu boursier, il est envoyé en France pour y préparer une école d’ingénieur mais les sorties parisiennes prennent souvent le pas sur les examens à préparer. Un échec le convainc de tenter sa chance aux Etats-Unis alors qu’il ne parle pas l’anglais. Là, le jeune dilettante se transforme en étudiant sérieux qui accumulera les diplômes en mathématiques jusqu’à se voir offrir un poste au prestigieux Jet Propulsion Laboratory (JPL) qui dépend de la Nasa. C’est ainsi que l’enfant rêveur et un rien rebelle de Ségou devient l’un des hommes chargés de la navigation des sondes interplanétaires. Magellan, Ulysse, Galilée, Mars Observer et Mars Pathfinder : ces missions qui ont fait rêver le monde ont aussi été les siennes. Il serait cependant réducteur de parler d’une « réussite africaine ». Le destin de Modibo Diarra est d’abord celui d’une homme solide, à la fois fier de ses origines bambaras et curieux des autres au point d’avoir voulu voyager dans la galaxie.

Navigateur interplanétaire, Cheick Modibo Diarra, Le Livre de Poche, 410 pages.

Geneviève Fidani


L’Apocalypse selon Fukuyama

(MFI) Etrange ouvrage que celui de Francis Fukuyama, prophète surmédiatisé de la « fin de l’histoire » reconverti en apologue du besoin d’Etat. L’universitaire américain d’origine japonaise qui, il y a une douzaine d’années, célébrait la mort des idéologies et le triomphe universel de la démocratie libérale, pose aujourd’hui un regard bien plus noir sur le monde : une bonne partie de la planète est un chaos d’Etats défaillants ou inexistants qui menacent l’ordre international. Et les Occidentaux n’ont pas peu fait pour contribuer à cet état de fait, explique-t-il. En Afrique et en Russie, le « consensus de Washington » et ses potions ultralibérales ont affaibli l’administration publique et les structures étatiques, laissant le champ libre aux clans et aux oligarchies mafieuses. Parallèlement, le droit d’ingérence a contribué à l’érosion du principe de souveraineté des Etats, ouvrant la voie à la « guerre préventive » de l’administration Bush en Irak et à la crise qu’elle suscite. Quant à l’utopie européenne et à son engagement en faveur du développement d’organisations supranationales, ils n’ont pas résisté pas à l’épreuve des faits, en Bosnie et au Kosovo, dès qu’il s’est agi de restaurer la loi et l’ordre. Face à tous ces échecs, « nous n’avons pas d’autre choix que d’en revenir à l’Etat-nation souverain et d’essayer de voir une nouvelle fois comment le rendre fort et efficace », conclut Fukuyama, qui ajoute ne pas souhaiter pour autant « revenir à un monde de grandes puissances rivales ». On voit pourtant mal comment l’éviter.

State Building, gouvernance et ordre du monde au XXIe siècle, Francis Fukuyama, La Table Ronde, 199 pages.

Malika Mabrouk


Algérie, chroniques de la haine ordinaire

(MFI) Le journaliste algérien Sid Ahmed Semiane est toujours en rage. Il y a trois ans, il a choisi de s’exiler en France, parce qu’il n’avait plus sa place dans la presse de son pays, le plus souvent « inféodée » au pouvoir. Aujourd’hui, il nous donne à lire les chroniques qu’il a écrites entre 1998 et 2002 pour Le Matin, un quotidien algérois aujourd’hui disparu. « Ces chroniques n’ont hélas pas vieilli, dit-il. Ce n’est pas tant leur qualité littéraire qui les maintient en vie, c’est cet atroce bégaiement de l’histoire, ce hoquet malheureux qui, à chaque fois qu’elle tente d’avancer, met la société à terre ». A grand renfort de formules-choc, de coups de gueule et d’humour acide, Sid Ahmed Semiane commence par nous inviter dans le sanctuaire de « l’Algérie utile » : un village balnéaire dénommé Club des pins, « vivier de la corruption institutionnelle » où se barricade la fleur du régime. Puis nous partons à la découverte de l’autre Algérie, celle qui est « fotu », celle des citoyens ordinaires privés d’eau et de démocratie, enfermés dans le cynisme et le désespoir, éternels « dindons de la farce pétrolière ». On l’aura compris, Sid Ahmed Semiane ne fait pas dans la nuance. Sa thèse est aussi simple qu’accablante : née de la terreur et de l’assassinat politique, l’Algérie n’a jamais cessé d’être une dictature militaire, pour le plus grand bonheur d’un cartel de généraux, « un gang de quinze voleurs » qui n’hésitent pas à recourir au meurtre, à la manipulation et à la destruction lorsque leurs intérêts sont menacés.

Au refuge des balles perdues, Chroniques des deux Algérie, Sid Ahmed Semiane, La Découverte, 227 pages.

M. M.


L’Afrique racontée aux enfants.

(MFI) L’idée est originale et bienvenue et l’auteur, Paul Heutching, a choisi à raison un style très didactique, n’hésitant pas à expliquer et décortiquer les termes. Ceci pour présenter un panorama de l’Afrique (incluant un mémento des Etats africains) qui peut être fort utile. Mais le projet est desservi par un propos d’un bout à l’autre très engagé, volontiers affirmatif et péremptoire, alourdi par une écriture pas toujours maîtrisée. On reste donc dubitatif, même si l’initiative de l’auteur et de l’éditeur (les éditions Menaibuc, qui comportent déjà bon nombre de titres à leur catalogue) mériterait d’être encouragée.

L’Afrique expliquée aux enfants, Paul Heutching, éditions Ménaibuc. www.menaibuc.com

Thierry Perret


L’art ornemental en Mauritanie

(MFI) Marie-Françoise Delarozière est une amoureuse de la Mauritanie qui a déjà publié de fort beaux livres sur ce pays (notamment Perles de Mauritanie, chez le même éditeur). Elle se livre ici à une exploration de l’art du cuir et de sa richesse décorative qui est tout à la fois complète, instructive, pleine d’anecdotes et de poésie. Dessinatrice de talent, l’auteur a parsemé l’ouvrage de documents graphiques très réussis qui sont autant de témoignages du raffinement de cet art ornemental. Enfin, s’il se range dans la catégorie des livres d’art, le livre reste des plus abordables, dans un format très pratique. Une réussite !

L’art du cuir en Mauritanie, Marie-Françoise Delarozière, éditions Edisud. www.edisud.com

T. P.


Médias et journalistes en Afrique

(MFI) La revue universitaire Politique africaine consacre tout un numéro à la situation des médias en Afrique. Avec rigueur et grâce à des points de vue très diversifiés, cette publication coordonnée par Marie-Soleil Frère donne une image stimulante de l’évolution (des plus contrastées) de ces journaux et radios libérés par la vague démocratique des années 1990, vague dont le bilan une dizaine d’années après peut sembler très mitigé. Du moins, malgré leurs grandes carences, les médias d’Afrique « ont contribué à la refonte de l’espace politique et public » à un degré qui reste encore à apprécier mais n’est sûrement pas insignifiant. Une des leçons de l’ouvrage étant que les médias ne peuvent de toute façon s’affranchir des grandes contraintes d’un environnement politique, économique et social très mouvant, où la démocratie n’est qu’une dynamique possible… parmi tant d’autres.

Médias, journalistes et espace public, Politique africaine n°97, mars 2005, éditions Karthala. www.karthala.com

T. P.


Des villes et des hommes

(MFI) Faire dessiner le visage d’une ville par ses propres acteurs : tel est le projet de la collection « Villes en mouvement », récemment lancée par les éditions Autrement. Ainsi Sao Paulo, la locomotive économique brésilienne, est-elle ici décrite par vingt-cinq de ses habitants, architectes, designers, rappeurs ou cuisiniers… Le turbulent Tom Ze raconte ses débuts de chanteur : « J’ai découvert que j’étais incapable de faire du beau, du joli, de l’émotif, du contemplatif, je me suis lancé dans un projet fou… Il fallait que je commence tout de suite à parler des rues, des gens, des choses, bref : leur tendre un miroir. » A Rio, c’est Alvaro Caetano, directeur d’une école de samba, qui parle de sa ville et bien sûr, de son célèbre carnaval : « Je ne vois pas pourquoi les écoles de samba ne tireraient pas profit des avances de la technologie en recourant aux effets spéciaux. Le défilé est un spectacle en perpétuelle évolution qui ne peut pas échapper aux influences de son époque. » Plus loin des peintres, un biologiste, le fondateur d’une école – gratuite – de football complètent le tableau, achevant le portrait d’une ville en mouvement perpétuel, dont la prodigieuse inventivité culturelle ne doit pas faire oublier qu’elle reste à ce jour l’une des mégapoles les plus violentes du monde.

Collection Villes en mouvement, Editions Autrement. Edités : Pékin, Rio de Janeiro, Sao Paulo, Budapest, Varsovie. A venir : Casablanca, Istanbul, Lyon, Londres, Genève, Rennes.

Elisabeth Lequeret


Histoires de griots

(MFI) Le personnage du griot est au cœur de nombre de romans et de films d’Afrique de l’Ouest. De par sa fonction sociale, qui lui octroie une place privilégiée au sein de la communauté, le griot y occupe le plus souvent la fonction de narrateur. Tantôt il se fait le suppôt des pouvoirs en place, comme dans Guimba, du cinéaste malien Cheik Oumar Sissoko, où la – fausse – vénération des puissants du griot local n’a d’égale que sa vénalité. Dans Taafe Fanga du Malien Adama Drabo, il est bien au contraire un opérateur du changement, le porte-parole d’une idéologie qui s’oppose au système en place. Ainsi le griot est-il non seulement le porteur de la culture ou de l’histoire de la communauté (cf. l’épopée de Soudiata, récit fondateur de la culture mandingue), mais, par la seule puissance de sa parole, alternativement le meilleur soutien des pouvoirs établis ou leur dénonciateur le plus virulent. Dans tous les cas, c’est d’un personnage aussi puissant qu’ambivalent, que Valérie Thiers-Thiam, professeur à l’université de New-York, dessine les contours dans ce petit essai aussi stimulant qu’érudit.

A chacun son griot, Le mythe du narrateur dans la littérature et le cinéma d’Afrique de l’Ouest, Valérie Thiers-Thiam, Ed. L’Harmattan, 180 pages.

E. L.


Pour une nouvelle Histoire

(MFI) 1929 : une poignée d’historiens mené par Marc Bloch et Lucien Febvre crée l’école des Annales. A rebours de l’histoire officielle, celle des princes et des grands de ce monde, leur vision, nourrie de sociologie, entend mettre l’accent sur les sans-voix (ouvriers, paysans) et sur leurs pratiques culturelles et sociales (alphabétisation, littérature populaire) : en quelques années, Febvre et consorts vont bouleverser la petite fabrique de l’histoire. Au début des années 1980, cependant, les Annales traversent une crise interne d’autant plus grave qu’elle se voit relayée à l’extérieur, par les attaques de plus en plus virulentes des négationnistes, qui nient l’extermination dans les camps de la mort. En 1987, François Dosse publie L’histoire en miettes, mince essai se voulant autant une histoire de l’école et de ses pères-fondateurs qu’un regard – réflexif et hautement critique – sur ses impasses et dérives. L’enjeu est majeur sachant que, comme l’écrivait George Orwell, « celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur »…

L’histoire en miettes, François Dosse, La Découverte/Poches, 268 pages.

E. L.


Brando, Marilyn et la chasse aux sorcières

(MFI) Taschen remonte le temps. Après les années 1990, 1980, 1970 et 1960, voici donc le cinéma des années 1950 : de A comme African Queen à Z comme Zazie dans le métro, sont ici épluchés sous toutes leurs coutures 200 films du monde entier : réalisateur, acteurs, prix obtenus, scénario et descriptif critique, sans oublier les photos – toujours très belles – qui font la spécificité de cette collection désormais fameuse. Des articles de fond (sur les effets de mise en abyme, sur les films d’horreur de la Hammer) viennent compléter ce voyage au long cours au pays de Marlon Brando et de Marilyn.

Films des années 50, ouvrage collectif, Taschen, 575 pages. www.taschen.com

E. L.


Le roman de l’humain

(MFI) Qu’est-ce qui, à l’heure de la mondialisation et du consumérisme tous azimuts, permet encore aux humains de tenir ensemble ? Réponse selon Peter Sloterdijk : l’infantilisme, le repli dans la sphère maternelle ou conjugale, les industries du loisir, la télévision à haute dose. En 1999, ce philosophe considéré comme l’une des figures majeures de la pensée allemande défrayait la chronique avec Règles pour le parc humain où il s’interrogeait sur l’évolution possible d’une humanité corrigée par les biotechnologies, se faisant dénoncer par beaucoup comme l’apprenti-sorcier d’un nouvel évangile eugéniste. Dans Sphères, il poursuit son propos en l’infléchissant. Pourquoi Sphères ? Parce que « les êtres humains sont condamnés à une pratique métaphorique qui consiste dans la nécessité de répéter extra utero la situation utérine ». En d’autres termes ? Je consomme donc je suis. « Dans l’espace mondial intérieur, les individus sont devenus des plantes consommatrices, avides de marchandises. Posés sur les étagères de leur serre bien chauffée, ils trouvent des dérivatifs à leurs angoisses existentielle à laquelle les habitants du Tiers monde fournissent l’énergie et les matières premières. »

Ecumes, Sphères III, Peter Sloterdijk, Maren Sell, 790 pages.

E. L.


Un homme dans le siècle

(MFI) Arthur Koestler aurait cent ans cette année. Pour commémorer cet anniversaire, les éditions Calmann-Lévy rééditent trois ouvrages majeurs de l’écrivain hongrois, journaliste et pamphlétaire redouté, lestés d’une volumineuse biographie signée par l’avocat Michel Laval. Sans doute une façon de signaler qu’il est très difficile de séparer l’œuvre de Koestler de sa vie, qui épouse elle-même étroitement les tourments du siècle dernier : guerre d’Espagne (capturé par les troupes de Franco, il est condamné à mort et passe plusieurs mois en prison), Seconde Guerre mondiale (il s’engage dans la Légion étrangère française), puis voyages en Inde et au Japon, où il se passionne pour la philosophie orientale, qui lui inspire Le lotus et le robot. Dans Le zéro et L’infini, son premier roman, il relate sous forme de fiction les procès de Moscou, parodie de procès organisés par Staline de 1936 à 1938 pour éliminer les premiers bolcheviks de la révolution russe. Ensuite parait Spartacus (1944), histoire d’une révolution qui échoue. Enfin, Croisade sans Croix (1943) conte le périple d’un jeune Hongrois réfugié au Portugal, en 1941.

L’homme sans concessions, Arthur Koestler et son siècle, par Michel Laval, Ed. Calmann-Lévy + réédition, par le même éditeur, de trois œuvres d’A. Koestler : Le zéro et l’infini, Spartacus et Croisade sans croix.

E. L.


Brésil, terre promise, terre métisse…

(MFI) Le 22 avril 1500, les Portugais jettent l’ancre au large d’une terre de perroquets et de cannibales. Les peuples indiens sont peu à peu capturés tandis qu’arrivent les premiers esclaves, les « pièces de Guinée ». Puis viendra le tour des premiers immigrants, débarquant de la lointaine Europe, du Japon, de Syrie, du monde entier, des rêves d’Eldorado plein la tête. De ce melting pot racial et culturel, l’écrivain Mario Carelli raconte l’histoire, tumultueuse dans ce petit ouvrage synthétique et richement illustré. De quoi bousculer bien des clichés et des approximations quant à la formation d’un pays qu’on résume souvent trop vite à la samba et aux Cangaceiros.

Brésil, épopée métisse, Mario Carelli, Gallimard Découvertes, 128 pages.


Un auteur à découvrir
Le paradis retrouvé et perdu de Breyten Breytenbach

(MFI) Dans un nouveau livre autobiographique, le poète et romancier sud-africain raconte son ultime retour au pays natal, sur les traces de son enfance.


« Ecrire, c’est rendre visible la mémoire », rappelle Breyten Breytenbach dans son récent livre Le cœur-chien, qui raconte son retour aux lieux de sa naissance et de son enfance (Bonnievale, Wellington… dans la région proche de la ville du Cap). Pour manichéenne qu’elle soit, cette formule définit avec justesse le sens de toute l’œuvre de ce Sud-Africain qui est considéré par ses pairs comme le plus grand poète contemporain de langue afrikaans. Mais Breytenbach n’est pas seulement poète, c’est aussi un essayiste, un romancier et un peintre internationalement réputé. A travers ses livres qui ont une dimension autobiographique importante, mais aussi ses tableaux avant-gardistes, exposés dans les grandes capitales du monde, il tente inlassablement de donner corps et visibilité à son passé qui est son pays, ce pays qu’il a quitté il y a presque cinquante ans. Le cœur-chien s’inscrit dans cette tentative quasi-prométhénne de l’exilé de s’approprier son passé, car, comme l’écrit Breytenbach, « de même qu’on ne peut survivre sans rêves, on ne peut avancer sans le souvenir du lieu d’où l’on vient ».
Issue d’une vieille famille afrikaaner, Breytenbach a quitté l’Afrique du Sud à l’âge de 19 ans et s’est installé à Paris au début des années 1960. Comme beaucoup de jeunes de sa génération dont le plus connu est sans doute André Brink, il avait fui la ségrégation raciale qui sévissait alors dans son pays. Sa rencontre avec une jeune Française d’origine vietnamienne qui deviendra son épouse va sceller son destin, l’obligeant à s’établir définitivement en France car la loi interdisait en Afrique du Sud les mariages mixtes. Breytenbach était devenu par ailleurs suspect aux yeux de Pretoria à cause de ses positions anti-apartheid. En 1975, il est arrêté lors d’un voyage clandestin en Afrique du Sud dans le cadre de la lutte contre l’apartheid. Il est jugé et condamné à neuf ans de prison dont deux en isolement total. Cette expérience a inspiré à Breytenbach quelques-uns de ses écrits les plus hantés et émouvants : Confession véridique d’un terroriste albinos (1983), Mouroir (1984), et plusieurs volumes de poèmes en afrikaans dont le recueil traduit en français Métamorphase (1987). Libéré en 1982 grâce aux pressions internationales, dont celles du gouvernement français de l’époque, Breytenbach partage aujourd’hui sa vie entre la France et l’Afrique du Sud où il peut se rendre normalement depuis la fin de l’apartheid en 1991. La légende veut que lorsque Mandela est venu à Paris en 1990 après sa libération, il aurait personnellement invité Breytenbach à revenir dans son pays. Le poète a préféré continuer de vivre en France d’où il fustige régulièrement le régime ANC pour sa lenteur à résoudre les vieux problèmes « tels le racisme, l’injustice structurelle, l’énorme fossé qui sépare riches et pauvres, citadins et population rurale, ou encore le manque cruel de logements, d’électricité, d’hôpitaux et d’écoles ».
Le cœur-chien se situe dans le prolongement de Une saison au paradis (1986) et de Retour au paradis (1993) qu’avaient inspiré à l’auteur ses premiers voyages de retour au pays natal. On se souvient de l’âpreté de ces pages, de la violence des sentiments d’un homme trop longtemps séparé de cette terre qui est la sienne et d’où il tire sa subsistance morale et spirituelle. Le cœur-chien marque la fin de ce cycle de retrouvailles impossibles, d’allers et de retours toujours recommencés, car la liberté confisquée a été restaurée. Mais, pour autant, peut-on parler de « pacification », ou de « réconciliation » comme l’écrit Jean Guiloineau, traducteur et préfacier subtil de cette très belle chronique ? Paradoxalement, ce livre de retour en toute liberté à la terre de son enfance et de ses ancêtres est peut-être aussi le livre le plus triste et le plus désespérant de Breytenbach car chacune de ces pages, chacun de ses mots depuis le titre résonne de cette douloureuse prise de conscience que l’histoire européenne en Afrique touche à sa fin.

Le cœur-chien, Breyten Breytenbach. Collection « un endroit où aller », Actes Sud, 323 pages.

Tirthankar Chanda






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