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05/08/2005
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Jules Verne : le bourgeois visionnaire
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(MFI) Jules Verne est un homme du XIXe siècle. Ambigu. Coincé entre le conformisme bourgeois et une soif de découverte sans bornes. Réactionnaire et romantique. Et qui reste, aujourd’hui encore, le quatrième auteur mondial, le premier Français et le champion des auteurs traduits chaque année. On célèbre cette année le centenaire de sa mort.
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Le créateur du capitaine Nemo et de Michel Strogoff est né à Nantes le 8 février 1828 d’un père avoué, sévère et passionné de littérature et d’une mère fragile, fantaisiste et pleine d’imagination. Rien à signaler du côté de son éducation, classique pour un enfant de la bourgeoisie provinciale : pension, lycée, avec un passage par le séminaire. Mais déjà, la géographie est la matière préférée du petit Jules. L’appel du large est là, sans doute lié aux légendes familiales (il aurait des ancêtres marins du côté de sa mère) et à l’atmosphère nantaise : l’île Feydeau, le quai Jean-Bart, la Loire, le port avec ses cabarets et ses bateaux et surtout, la mer, qui est partout mais qu’on ne voit jamais. « A douze ans, je n’avais pas encore vu la mer, la vraie mer ! », écrit Jules Verne dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. « Non ! J’en étais toujours à m’embarquer par la pensée sur les sardinières, les chaloupes de pêche, les bricks, goélettes et trois-mâts et même les bateaux à vapeur… » Au même âge, l’enfant fait une fugue. Rapidement retrouvé, il explique qu’il voulait aller aux Indes chercher un collier de perles pour sa cousine et promet qu’ils ne voyagera plus qu’en rêve.
Promesse tenue, et de quelle manière ! En cinquante ans, il écrit une soixantaine de romans d’aventures qui aujourd’hui encore font les délices de millions de lecteurs, jeunes et moins jeunes. Son succès, il le doit d’abord à sa volonté. Alors que son père veut en faire un respectable juriste, lui se sent une vocation de dramaturge. Venu à Paris faire son droit, il plonge immédiatement dans le monde du théâtre où il rencontre Dumas fils, qui le prend sous son aile. Sa pièce Les Pailles rompues reste à l’affiche une douzaine de jours. Jules Verne a 22 ans.
Echecs amoureux et prostituées
Sa licence de droit en poche, il accepte ensuite d’administrer le Théâtre lyrique mais refuse les émoluments liés à sa charge, jugés trop modestes. Ambitieux et orgueilleux, il préfère travailler gratuitement (il est alors entretenu par ses parents) et ronge son frein. Il rassure son père, ulcéré de le voir se tourner vers le théâtre, en lui écrivant que sa fonction ne « lui plaît pas... Mais je me soumets à tout pour dominer un jour ». Reste que le succès n’est pas au rendez-vous. Le grand auteur sûr de son talent piétine, se sent seul et décide de se marier. Lui qui n’a connu que des échecs amoureux et des prostituées épouse précipitamment Honorine Morel, une jeune veuve mère de deux fillettes. Le 3 août 1861 naît leur premier et unique enfant, Michel, avec qui Jules Verne aura des relations conflictuelles et destructrices toute sa vie. Quant à son couple, il sombrera rapidement et le romancier reprendra le chemin des maisons closes et des passades extraconjugales (par la suite, les chercheurs gloseront longuement sur son homosexualité refoulée).
Mais Jules Verne n’a pas dit son dernier mot. « J’avais trente ans passés quand j’ai entamé ma seconde et principale carrière, explique-t-il, sous l’impulsion d’une envie nouvelle. Il m’est venu à l’esprit un jour que, peut-être, je pourrais profiter de mes connaissances scientifiques pour mêler la science au romanesque […]. Je fus tellement pris par cette idée que je me suis immédiatement assis pour la mettre à exécution, le résultat étant Cinq semaines en ballon. » La même année (1862), l’écrivain rencontre l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, qui restera son guide et son « père sublime » jusqu’à sa mort.
Dès lors, Jules Verne est lancé. Il s’installe à Amiens, la ville de sa femme, où il devient un notable respecté (il sera même élu conseiller municipal en 1888). La parution en 1872-73 du Tour du monde en 80 jours achève de le propulser dans le club très fermé des auteurs de best-sellers traduits en plusieurs langues et célèbres dans le monde entier.
Boulimique et rêveur
Aujourd’hui considéré comme le maître du roman géographique et l’un des pères de la science-fiction, Jules Verne était-il doté d’une imagination surhumaine ? Pas du tout, répond-il à un journaliste peu avant sa mort (1905). « Ne croyez pas que j’ai imaginé mes romans. J’ai tout tiré de notre bibliothèque d’Amiens. » Broyée, malaxée, réinjectée, la gigantesque documentation (plus de 20 000 fiches) qu’il a constituée est la matière première de son œuvre. Il n’hésite pas non plus à s’inspirer d’autres œuvres, ce qui lui vaut plusieurs accusations de plagiat. Sa boulimie maladive, son énorme capacité de travail et sa tendance à fuir le réel font le reste. « Il est toujours dans son ballon », raillait sa femme.
Mais ce personnage complexe et bourré de contradictions ne se résume pas si facilement. C’est un passionné, amoureux des mots et des cryptogrammes. « Parmi les caractéristiques de l’écriture de Verne, on trouve les jeux sur les lettres et les mots, qu’il a infiniment utilisés et qui depuis des décennies font les délices des verniens. Ils y cherchent les sens secrets de l’œuvre, les clefs des noms et des situations », explique Joëlle Dusseau. Par ailleurs, Jules Verne scrute le présent de la planète pour en déduire l’avenir. « Son ouverture sur le monde, son attitude romantique, son goût pour les phalanstères font de ce romancier bourgeois et misogyne un questionneur de son temps, réactionnaire et futuriste. » Pas d’extrapolations délirantes chez ce rêveur raisonnable. Il est visionnaire dans la mesure où il trie dans ce qui se passe sous ses yeux, à sa porte ou à l’autre bout du monde, et décèle ce qui peut se généraliser demain. En ce sens, il est sans doute le premier écrivain vraiment mondial.
Sophie Boukhari
Jules Verne, Joëlle Dusseau, Perrin, 560 pages.
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