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16/09/2005
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Ces journalistes qui écrivent…
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(MFI) Pour la plupart déjà des signatures de renom dans leur pays, les journalistes d’Afrique francophone ne sont plus rares à se lancer dans l’écriture de livres. Du livre-enquête à la fiction la plus pure, panorama de quelques publications de ces dernières années.
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C’est un phénomène partout ailleurs devenu naturel. Les journalistes, qu’ils soient de presse écrite ou audiovisuelle, sont nombreux à produire à côté de leur travail rédactionnel des ouvrages souvent appréciés du public. En Afrique, le passage du journalisme à l’édition ne va pas de soi, et il faut d’abord en chercher la cause dans la faiblesse de ce secteur. Le lectorat des livres restant réduit, les maisons d’édition publient peu, et dans le nombre la littérature ou le livre scolaire sont dominants. D’autre part il n’existe pas en Afrique francophone une tradition d’investigation, qui pourrait trouver à se développer dans le cadre d’ouvrages. Les journalistes, enfin, n’ont pas tous le goût de publier, et ils sont confrontés à une loi intangible : on produit d’abord pour assurer le quotidien.
Il apparaît pourtant que les plumes frémissent, et que certains journalistes africains explorent les voies de l’édition, publiant ici ou là, dans des genres très différents. Le phénomène étant peu souligné, il semble utile de proposer un rapide panorama de cette écriture des journalistes. Laquelle, sans véritable surprise, est l’affaire de certains des professionnels les plus chevronnés.
Les risques de l’enquête
Parmi eux, ceux qui ont choisi le genre de l’enquête se comptent sur les doigts d’une main. Abdou Latif Coulibaly, journaliste sénégalais du groupe Sud Communication, est devenu une star en l’espèce. On se souvient de la tempête déclenchée en 2003 par la sortie de son ouvrage « Wade un opposant au pouvoir », qui avait valu de sérieux tracas à son auteur, au point d’entraîner la création d’une commission parlementaire chargée notamment d’enquêter sur les révélations du livre. Surfant sur la vague des troubles qui continuent d’agiter la scène politique du Sénégal, Abdou Latif Coulibaly se préparait à la rentrée 2005 à publier deux autres livres, dont une nouvelle enquête sur l’assassinat à Dakar, en 1993, du vice-président du conseil constitutionnel, Babacar Seye, qui avant même publication faisait du tapage.
Si l’on a accusé le journaliste de prêter sa plume à des règlements de compte, il est juste de signaler également qu’il s’est ici lancé dans un genre journalistique auquel le public était peu préparé. Si le reportage ou l’enquête de journal peut rester une production par nature éphémère, le livre quant à lui accumule, densifie et… demeure. Son effet n’en est que plus brutal. En 1999, Abdou Latif Coulibaly avait déjà publié, sans susciter autant de bruit, un livre-réquisitoire sur un demi-siècle de pouvoir du parti socialiste sénégalais (Le Sénégal à l’épreuve de la démocratie), mais ses victimes n’étaient plus, précisément, au pouvoir.
Parmi les quelques exemples d’enquêtes journalistiques ayant précédé ce feu d’artifice sénégalais, on évoquera au Bénin le compact dossier intitulé Banqueroute mode d’emploi, que l’actuel directeur de publication des Echos du Jour, à l’époque directeur de la Gazette du Golfe, Maurice Chabi, avait livré en 1993. Il revenait sur les malversations et les fraudes qui avaient saigné le secteur bancaire de son pays, et sur le rôle de Mohammed Cissé, l’éminence grise du Mathieu Kérékou d’antan. Saluant l’avènement de la démocratie, Maurice Chabi formait le vœu qu’après avoir vécu pendant 17 ans « sous le régime de la terreur, de l’illégalité et de la fraude organisée », le Bénin accèderait enfin « à l’âge de la transparence ». On n’est pas sûr que le diagnostic ne serait aujourd’hui très nuancé, mais Maurice Chabi peut vouloir aborder son sujet par d’autres biais : un roman était, aux dernières nouvelles, en gestation.
Au nom de la littérature…
Le roman, justement. Il semble qu’il y ait là une tentation permanente chez nos confrères. La fiction offre en effet au journaliste d’autres outils d’exploration des mœurs actuelles, et pour les amoureux de littérature elle détient en outre ce que l’écriture journalistique n’offre pas : la saveur des mots, des personnages, la symbolique des situations et… le rêve. L’Ivoirien Diegou Bailly (ancien directeur du quotidien Le Jour) est l’un de ceux qui ont exploré divers genres. Ses écrits vont de l’essai politique au roman (Secret d’Etat, en 1985, La traversée du guerrier, en 2004), voire au théâtre (la pièce Monoko-Zohi a été mise en scène à Abidjan en novembre 2004), ces fictions restant très proches de la réalité socioculturelle et des sujets du moment.
Auteur d’un court essai (consacré à la presse), ancien directeur du Soleil de Dakar, El Hadj Hamidou Kassé est resté fidèle, parallèlement à ses activités de journaliste, à la littérature, qu’il a parcourue avec déjà trois romans : publiées en 2003, Les Nuits de Salame proposaient une déambulation romanesque à la forme très libre, mêlant poésie et réflexion philosophique, sur fond d’intrigue politique (on y retrouve d’ailleurs un écho de l’affaire Babacar Seye). Tour à tour cru et cynique ou d’un sentimentalisme très lyrique, ce roman à l’écriture vive nous éloigne de l’idée convenue du journaliste-auteur, dont la dimension naturelle serait à chercher du côté d’un certain réalisme social.
On est ici en littérature, et la remarque vaut également pour un autre journaliste réputé, l’Ivoirien Ibrahim Sy Savané, qui avec son roman Au rythme lent de la vie, s’attache avec sensibilité à l’histoire d’une jeune femme ballottée entre événements politiques (l’histoire se déroule en Guinée sous Sékou Touré) et drame amoureux, au fil d’une forme d’initiation qui doit mener à la paix intérieure, avec le secours de la religion. L’ancien directeur de Fraternité Matin, devenu un expert recherché sur les questions de presse et des nouvelles technologies de l’information, y dévoile son goût pour une écriture classique, dépouillée et juste, et pour l’exploration par la littérature d’itinéraires de vie, eux mêmes porteurs de sens.
Autre Ivoirien, lui aussi journaliste connu, Venance Konan a été rédacteur en chef d’Ivoir’Soir et travaille toujours au quotidien Fraternité Matin. Il signait en 2003 un premier roman, Les Prisonniers de la haine, proposant une image chaotique de l’Afrique (le lecteur était entraîné dans un Libéria livré à la haine), avec les ingrédients habituels de l’amour improbable et du héros journaliste qui jette un regard inquiétant sur les mentalités et les forces de destruction de sa société. Venance Konan, qui après avoir défendu les vertus de l’ivoirité sous le président Bédié, reconnaît aujourd’hui s’être trompé et appelle ses compatriotes à combattre l’intolérance et les démons de l’exclusion, vient de livrer dans un style alerte un très efficace recueil de nouvelles (Robert et les Catapila). Ce sont de courtes histoires où l’on assiste (dans la nouvelle qui donne son titre au livre) à l’installation discrète d’étrangers dans un village où, à force de labeur, ils deviendront prospères et indispensables, quitte à se voir rejeter à la première friction… (mais), est-il conclu, « nous avons compris, les Catapila et nous, que nous ne pouvions plus nous passer les uns des autres. » La fable est limpide, les autres histoires du livre de même, se présentant comme des récits inspirés par les problèmes de l’heure : conflits fonciers, funérailles à risques ou politique du « ventre ».
Thierry Perret
Les ouvrages cités :
Wade un opposant au pouvoir, ou l’alternance piégée, Abdou Latif Coulibaly, Dakar 2003
Le Sénégal à l’épreuve de la démocratie, A. L. Coulibaly, L’Harmattan, Paris 1999
Banqueroute mode d’emploi, Maurice Chabi, éditions Gazette Livres, Cotonou 1993
La réinstauration du multipartisme en Côte d’Ivoire ou la double mort d’Houphouet-Boigny, Diégou Bailly, L’Harmattan, Paris
Secret d’Etat (1985) et La traversée du guerrier (2004), Diégou Bailly, CEDA, Abidjan
Les nuits de Salame, El Hadj Kassé, Acoria édition, Paris 2003
Au rythme lent de la vie, Ibrahim Sy Savané, Editions PUCI, Abidjan 2004
Les Prisonniers de la haine Venance KONAN, NEI/Fraternité Matin, Abidjan 2003
Robert et les Catapila, Venance Konan, NEI, Abidjan 2005
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