L'essentiel d'un livre
L’Amérique selon Sonallah Ibrahim
(MFI) Pilier de la littérature égyptienne au même titre que Gamal Ghitany ou Naguib Mahfouz, Sonallah Ibrahim délaisse pour son dernier roman ses thèmes de prédilection comme la lutte des classes en Egypte ou la condition de la femme et promène son regard sur la société américaine plongée en pleine affaire Lewinski. Résultat : un roman caustique et parfois effrayant.
A l’automne de sa vie, un professeur égyptien d’histoire comparée est invité par un jeune collègue installé aux Etats-Unis à dispenser son savoir pendant un semestre dans une université de San Francisco. Dès son arrivée, l’homme se heurte aux rigueurs de l’organisation à l’américaine. Choix de l’appartement dans lequel il est interdit de fumer, cohabitation avec le voisinage prêt à pétitionner contre les odeurs de tabac flairées dans le jardin : les absurdités de la vie californienne n’ont rien à envier aux rigidités morales et politiques de l’Egypte actuelle. Peu à peu, au travers de ce quotidien lisse et réglé en apparence, lui apparaîtront les plaies béantes de l’Amérique de Clinton. Le lecteur, comme le narrateur, prend alors conscience de l’effroyable fragilité des Etats-Unis d’avant le 11 septembre 2001. Derrière la façade de prospérité, volontiers vantée par les médias occidentaux, Sonallah Ibrahim décrit cette frange d’Américains pauvres voués à la violence des rues, à la drogue, à la misère et à une mort certaine dans la fleur de l’âge. Sans établir de véritable parallèle avec l’Égypte contemporaine – la censure veille – l’auteur glisse des comparaisons qui ne tournent pas toujours en faveur de la première puissance mondiale. S’il savoure la liberté d’expression et le culte de l’excellence qui prévalent dans les universités américaines, le héros conserve ses distances par rapport à un pays qui, en 1998, bombarde régulièrement l’Irak sous des prétextes fallacieux.
Ecrivain engagé, Sonallah Ibrahim est né en 1937 au Caire. Il prend conscience très tôt des injustices imposées par l’occupant anglais. Militant au sein du parti communiste égyptien, il est condamné en 1959 à une peine de prison de sept ans. Libéré en 1964, il écrit son premier roman, Cette odeur-là, puis se consacre au journalisme. D’abord en suivant pendant plusieurs mois les ouvriers qui travaillent à la construction du barrage d’Assouan, puis en effectuant plusieurs séjours à l’étranger, à Moscou et à Berlin notamment. Très sensibilisé à la cause des plus démunis, il s’intéresse également aux problèmes des Égyptiens contraints de vivre dans un pays étranger. L’ensemble de son œuvre est empreinte de cette critique sociale et de la dénonciation des hégémonies politiques, économiques ou culturelles. Parmi ses cibles préférées, les multinationales et leurs comportements brutaux décrits dans Le comité (Actes Sud 1992) et dans Charaf ou l’honneur (Actes Sud 1999). Avec Amrikanli, Sonallah Ibrahim choisit de s’attaquer à l’Amérique triomphante en mettant à nu ses faiblesses. Il n’épargne pas non plus le monde arabe, ses querelles internes et son peu d’attirance pour la démocratie.
Cette charge vigoureuse contre la société de consommation est aussi un beau roman sur la solitude et l’exclusion.
Amrikanli, un automne à San Francisco, par Sonallah Ibrahim. Actes Sud/Sindbad, 445 pages, 22 euros.
Geneviève Fidani
Khal Torabully : d’il en îles
(MFI) Khal Torabully est loin d’être un inconnu pour quiconque s’intéresse à la poésie et singulièrement à la création de l’Océan indien. Né à l’île Maurice, il y a bientôt cinquante ans, Khal Torabully a publié une quinzaine de recueils de poèmes dans lesquels il s’est appliqué à illustrer le concept de « coolitude » (on se reportera en particulier à son recueil Cale d’étoiles – Coolitude), tout droit issu de ses terres natales, ce qui ne l’empêche nullement de jeter un regard sur le monde, ses affres et ses douleurs.
Avec Arbres et Anabase, c’est sur la Guadeloupe que se porte le regard du poète qui, dès le titre, place son recueil dans l’ombre du poète, natif du lieu et prix Nobel de littérature, Saint-John Perse. Mais il est dans ce recueil bien d’autres voisinages et autres « réponses » et il est évident que le poète mauricien a trouvé, en terre caraïbe, les connivences qui s’en vont voisiner d’autres lieux, outre-mer et au-delà des continents, vers l’océan Indien et les rivages de l’île Maurice.
L’insularité en partage offre bien des complicités (« L’île minuscule monte à la charge / Pour épeler la limite des mondes ») et donne aux vers de ce recueil de multiples échos sans doute renvoyés par « cet espoir de partager / les mêmes mots en paysages ». Khal Torabully traque au coeur même des mots et de leurs sons la couleur et les bruissements des paysages et de la mémoire. Il mêle les voyages de l’Inde au Mali, dans le souvenir d’une histoire commune. Il brasse les horizons familiers, entre sèves et racines, tamarinier et manguier, safran et mandragore, dans le cri du lamentin et dans le creux du tabla, sans doute afin d’y inscrire sa « langue orgueilleuse dans le choc des mondes ».
Arbres, et Anabase, par Khal Torabully. Ibis rouge, 110 pages, 12 euros.
Bernard Magnier
A l’ombre des banlieues en perdition
(MFI)Née à Argenteuil, Nora Hamdi connaît bien les ombres des banlieues de la région parisienne et c’est au coeur de celles-ci qu’elle a décidé d’installer les personnages de ses deux premiers romans, Des poupées et des anges et Plaqué or, publiés par les Editions Au Diable Vauvert.
Dans Des poupées et des anges, Lya, la narratrice vit dans le bloc 123 B d’une cité de la porte de Choisy où elle tente avec ses copines - Marie qui vient de sortir d’un foyer de redressement et Wanessa - d’échapper à l’univers blême de leur quotidien. Lya observe aussi, avec un regard critique, la fascination, réelle ou feinte, de sa soeur Chirine pour les paillettes du monde de la mode et du show-business. Cette dernière emportée par ses miroirs semble prête à tout pour réussir. Sa chute n’en sera que plus douloureuse même si la fin du livre laisse entrevoir la lueur de nouveaux espoirs.
Plaqué or est l’occasion d’un autre duo, celui constitué par un frère et une soeur. Il est saxophoniste, admirateur passionné de John Coltrane et elle tente sa chance sur les planches des théâtres... Deux destinées que l’art et la création vont emporter dans un parcours chaotique...
Dans l’un et l’autre de ces deux romans, les jeunes personnages cherchent à s’évader, à quitter l’environnement qui les oppresse, à fuir la famille qui les rejette et ne les comprend pas, à construire leur identité dans un monde qui s’emploie à les nier. Nora Hamdi se place à leurs côtés et nous fait entendre leurs voix et leurs déchirements.
Des poupées et des anges et Plaqué d’or, par Nora Hamidi. Au Diable Vauvert, 242 et 212 pages, 17 euros chaque volume.
Bernard Magnier
Lettres d’amour à un inconnu
(MFI) Que faire pour sortir de la solitude ? Rêver ? S’accrocher à quelqu’un ou même à quelque chose au hasard ? « Si seulement j’avais été suffisante, plus belle ou intelligente, plus capable ou plus drôle, ma vie aurait été différente mais je ne suis rien de tout cela et finalement mon contenu de vie se résume à une fenêtre par laquelle je regarde une autre fenêtre et faute d’avoir une vraie vie, je vole celle des autres. » S’accrocher donc à une fenêtre ! Mais pas à n’importe laquelle, à celle derrière laquelle surgit un homme qui devient le « contenu » de l’existence vide d’une fille seule. Et que faire pour s’approcher de ce rêve, se l’approprier, quand on est timide, qu’on se sent « insuffisante » et pas à la hauteur ? Lui envoyer une carte postale ou lui écrire des lettres ? Le guetter ou l’espionner ?
Et comment un homme, lui aussi seul, à la recherche d’une passion, pourrait réagir quand il trouve dans son courrier des lettres d’amour d’une inconnue et découvre qu’il est aimé malgré lui ? Deux solitudes parallèles qui pourraient se croiser et se combler l’une l’autre. Voilà l’histoire d’Une fenêtre au hasard que nous livre Pia Petersen.
Après avoir sillonné l’Europe et les Etats-Unis, Pia Petersen, d’origine danoise, s’est installée à Marseille dans le sud de la France où elle a ouvert une librairie. Dans son troisième roman, Une fenêtre au hasard, en se mettant tantôt dans la peau de la rêveuse, tantôt dans celle de l’être rêvé, Pia Pertesen nous étonne en nous contant avec son langage et ses mots simples le mal de la solitude et tout ce qui va avec : les frustrations, les maladresses, les imprudences, les regrets mais aussi les rêves, les espoirs et les désirs.
Une fenêtre au hasard, par Pia Petersen. Edition Actes Sud, Collection « Un endroit où aller », 229 pages, 20 euros.
Darya Kianpour
Qui ? Quand ? Où ? Comment ?
(MFI) Ecrivains et littératures d’Afrique noire : testez vos connaissances.
1. La préface la plus célèbre de littérature africaine est celle qui accompagne l’Anthologie de la poésie nègre et malgache d’expression française qu’a publiée Senghor en 1948. Qui est l’auteur de cette préface ?
2. Le romancier franco-guyanais René Maran a obtenu le prix Goncourt en 1921 pour son roman Batouala. Dans quel pays africain se situe l’intrigue de ce roman ?
3. L’équipe de la revue L’Etudiant noir qui a lancé au milieu des années trente le mouvement de la négritude, était composée du Sénégalais Senghor, du Martiniquais Césaire et d’un troisième poète. Comment s’appelait ce troisième mousquetaire de la négritude ?
4. Pouchkine, le père de la littérature russe était-il d’origine (a) française, (b) russe ou (c) africaine ?
5. Quel est le nom de la maison d’édition parisienne créée par Alioune Diop à la fin des années quarante pour promouvoir la littérature africaine ?
Réponses : (1) Jean-Paul Sartre ; (2) En Oubangui-Chari (actuellement la République centrafricaine), (3) Léon-Gontron Damas, (4) réponse c : africaine, (5) Présence Africaine.
Un auteur à découvrir
Rencontre avec... Léonora Miano
Eku. Un village des fins fonds d’Afrique, figé dans ses traditions immémoriales. Des miliciens font main basse sur la région et obligent les habitants d’Eku à participer à un rituel barbare et inhumain pour les punir d’avoir trahi leur identité culturelle. D’une manière quasi-clinique, sans exotisme ni sentimentalisme, Léonora Miano analyse la réaction des hommes et femmes représentatifs d’une Afrique engluée dans ses peurs et ses atavismes. Léonora Miano est camerounaise, mais vit en France depuis 1991. Elle livre avec L’intérieur de la nuit un premier roman puissant et sans complaisance. Entretien.
Est-ce que L’intérieur de la nuit est un roman sur le cannibalisme ?
Non, ce n’est pas un roman sur le cannibalisme, mais un roman où il y a une scène de cannibalisme. Je me suis inspirée d’un reportage à la télé sur les conflits armés qui se déroulent actuellement en Afrique. Dans ce reportage, on voit un jeune soldat expliquer comment des hommes armés ont fait irruption un jour dans son village et l’ont obligé à participer à un rituel morbide pendant lequel lui et d’autres villageois ont été forcés à manger le cadavre de son petit frère tué sous ses yeux. Ces miliciens voulaient ainsi punir les villageois pour avoir oublié les pratiques culturelles et spirituelles de leurs ancêtres. C’est cette histoire que j’ai tenté de raconter dans mon roman. On peut la lire aussi comme une métaphore des dangers du retour forcené aux valeurs ancestrales.
Vous condamnez les soldats qui imposent leur loi aux villageois, mais aussi ces derniers qui acceptent de participer à cette abomination sans réagir.
J’ai voulu comprendre pourquoi ils n’ont pas réagi, pourquoi ils ont accepté de manger la chair d’un enfant qu’ils ont vu naître. Je n’aurais jamais pu faire ça. Les villageois acceptent cette abomination parce qu’ils ont peur, parce qu’en Afrique on ne combat pas le mal: on s’y soumet avec l’espoir de lui survivre.
Votre roman a eu un formidable écho dans la presse française. Est-ce que cela s’explique par la seule qualité de votre écriture ?
Je ne suis pas naïve. Mon éditeur à qui j’ai soumis plusieurs manuscrits, a préféré publier celui-ci en premier. C’est sans doute parce qu’une histoire écrite par une Africaine sur des Africains a quelque chose de sulfureux. Ce n’est pas très grave car s’il y a des lectures littérales de ce roman, il y en aura aussi des lectures intelligentes. Je serais satisfaite même si un seul lecteur réussissait à comprendre que, à travers cette histoire de Noirs qui se mangent entre eux, j’ai voulu attirer l’attention des Africains sur leur responsabilité propre dans ce qui leur arrive. Les malheurs d’Afrique ne viennent pas toujours d’ailleurs.
Vous vivez en France depuis une quinzaine d’années. Est-ce que dans vos prochains romans vous parlerez toujours des malheurs de l’Afrique ?
Pas nécessairement. Que l’on ne nous force pas d’écrire toujours sur les tropiques parce que nous avons la peau noire. Beaucoup d’entre nous vivent en Europe et nous avons tous des choses à raconter sur notre vécu ici. Par ailleurs, les enfants noirs qui grandissent aujourd’hui en France ont besoin de lire des récits avec des personnages qui leur ressemblent. Il est temps de voir émerger une littérature noire en France, comme il y a une littérature noire américaine.
Propos recueillis par Tirthankar Chanda
L’intérieur de la nuit, par Léonora Miano. Ed. Plon, 209 pages, 17 euros.
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