D’un accro du tabac, de la cocaïne ou de l’héroïne, d’un buveur invétéré, on dira qu’ils sont des drogués. En revanche, aucun qualificatif (hormis peut-être une vague admiration) ne viendra cerner les comportements d’un serial lover ou d’une donjuane. Normal : si l’amour est une invention finalement assez récente du monde occidental, il est aujourd’hui valorisé sous toutes ses formes… y compris les plus pathologiques. « Pour le commun des mortels, les drogues sont synonymes d’aliénation, de dépendance, de souffrance morale et physique. Chose remarquable, quand il s’agit d’amour, la tendance s’inverse, et qui n’aurait pas aimé d’amour fou dans sa vie manquerait une expérience magnifique », note François-Xavier Poudat. Chaque jour, ce psychiatre voit ces malades de l’amour défiler dans son cabinet. Il y a cette femme qui a tellement peur que son mari ne la quitte qu’elle se dit prête à tout accepter pour sauver son couple du divorce. Un alter ego masculin note qu’il ne supporte pas de s’endormir seul, même un soir… Un troisième est accro des sites de rencontres : seule leur fréquentation compulsive lui donne le sentiment d’exister. Dans tous les cas, c’est bien de dépendance qu’il s’agit. De malentendu, aussi. « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », notait dès les années 1960 le psychanalyste Jacques Lacan. La position de François-Xavier Poudat ne diffère pas sensiblement de l’analyse de l’auteur des Séminaires. « L’autre va me servir à combler mes attentes, à passer mes craintes, à obtenir ce que je n’ai pas reçu ou à retrouver ce que j’ai perdu. Un couple est toujours beaucoup plus que l’addition de deux personnes. C’est un véritable ensemble dynamique (…) : il n’y a pas de persécuteur sans persécuté, de protecteur sans protégé, d’actif sans passif, de dévoué sans égoïste. » Equilibre que Lacan définissait à sa manière, laconique et incisive. En substance : dans un couple, chacun est le symptôme de l’autre.
Larguer les amarres
Cette dépendance, note Poudat, ne sort pas du néant. Bien au contraire, c’est sur le riche terreau de l’enfance et des rapports parents-enfants qu’elle trouve son point d’ancrage. En d’autres termes, des parents surprotecteurs créent un enfant – puis un adulte – peureux, peu soucieux, selon la métaphore employée par Pourat, de quitter le port pour s’aventurer vers la haute mer. A l’inverse, un enfant sécurisé par ses parents n’éprouvera aucune inquiétude à l’idée de larguer les amarres, et ne reviendra qu’à contre-cœur vers son port d’attache.
La propension à répéter les anciens modèles d’interaction est vieille comme l’humanité. Nombreux sont ceux qui préfèrent s’accrocher à d’anciens modèles, même douloureux, plutôt que d’expérimenter un nouveau mode d’existence. A l’instar de ces enfants martyrisés qui, devenus adultes, choisissent des partenaires violents dont ils ont du mal à se détacher. Ou à l’inverse, reproduisent les comportements dont, des années plus tôt, ils ont été les victimes, selon la trop classique équation qui veut qu’un enfant battu devienne un parent frappeur.
La dépendance peut très longtemps rester inaperçue ou passer pour la simple exagération d’un comportement par ailleurs normal : une femme trop aimante, un mari trop dévoué. C’est lorsque les premiers grains de sable commencent à faire grincer la mécanique que l’équilibre se rompt. Une dispute conjugale peut alors déclencher une crise de boulimie ou une tentative de suicide. Dans un autre registre, la dépendance à la relation passionnelle correspond à la recherche compulsive de sentiments de grande intensité. Ses expressions extrêmes en sont le coup de foudre, ou la drague compulsive. Et l’époque, qui a vu le grand basculement « de la névrose chrétienne à la tyrannie du plaisir », ne fait que les encourager. Alors quoi ? Tous drogués ?
La dépendance amoureuse, François-Xavier Poudat, Odile Jacob, 192 pages.
Elisabeth Lequeret
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