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20/01/2006
Chronique Littérature

L'essentiel d'un livre

Edward P. Jones: la nouvelle star de la littérature noire américaine

(MFI) Le monde connu d’Edward P. Jones est le meilleur roman américain sur l’esclavage depuis Beloved de Toni Morrison.


L’Américain Edward P. Jones est sans doute la grande révélation littéraire de ces dernières années. Il a publié son premier livre, Lost in the city (Perdu dans la ville), en 1992, un recueil de nouvelles qui avait reçu un accueil poli. C’est avec son premier roman Le monde connu, un récit immémorial de l’Amérique sous l’esclavage, paru il y a deux ans, qu’il a donné la véritable mesure de ses talents. Couronné par le prix Pulitzer 2004, mais aussi par le National Book Critics’ Circle award, Le monde connu a valu à son auteur des articles dithyrambiques dans les pages des revues américaines les plus prestigieuses. Les critiques ont comparé Jones au trio William Faulkner, Toni Morrison et Gabriel Garcia Marquez et ont qualifié son roman de « la meilleure oeuvre de fiction de ces dernières années ».
Les raisons d’un tel succès ? L’imagination épique de Jones et son écriture poétique. Il faut y ajouter sa narration quasi-biblique qui charrie une cinquantaine de personnages aux destins riches et émouvants. Cette multitude d’histoires, certaines tragiques, d’autres héroïques, tissées ensemble avec brio, constitue une fresque prodigieuse, celle d’une époque et de ses moeurs. Ces histoires se déroulent dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession qui avait érigé l’esclavage en mode de vie et l’injustice raciale en règle. Or Jones n’est ni Alex Haley (auteur de Racines) ni Margaret Mitchell (auteur de Autant en emporte le vent). L’originalité de son approche consiste à aborder « ce monde de la propriété humaine » à travers l’un de ses aspects les moins connus: le phénomène des maîtres noirs. Saviez-vous qu’il existait dans l’Amérique du 19e siècle des esclavagistes noirs qui avaient été eux-mêmes d’anciens esclaves ? Henry Townsend, protagoniste de ce roman en est un : il possède trente-trois esclaves et plus de cinquante arpents de terres !
Le monde connu s’ouvre sur la mort du jeune Henry, atteint d’un mal étrange. Cette mort survient à un moment important de l’histoire américaine, tout juste onze ans avant l’explosion de la guerre civile. Le romancier en a fait un moment dans l’espace, un point de vue à partir duquel il peut contempler le passé de ses personnages d’esclaves et de maîtres – blancs et noirs –, mais aussi leurs présents et leurs futurs qui bruissent de désordres et de turbulences. Le roman se termine en 1861 lorsque éclate la guerre civile qui mettra définitivement fin au monde esclavagiste. En abordant cet univers par le biais des maîtres noirs qui avaient souvent recours aux mêmes méthodes cruelles de contrôle et de répression des esclaves que les propriétaires blancs, Jones réussit à montrer l’esclavage pour ce qu’il était : un système né des pulsions de domination, du désir de contrôler des vies.
Enfin, ce qui fait la force de ce roman, c’est l’écriture de Jones. C’est une écriture subtile qui fait cohabiter le réalisme le plus terre à terre avec des pages poétiques. Réaliste, voire même ironique dans ses descriptions du quotidien, la plume de Jones se fait magique lorsqu’il s’agit de décrire la vie intérieure des êtres, les émotions, l’amour, la tendresse. Ici, une âme survole les villes pour aller rejoindre les siens. Là, une vache emprunte une vie à un chat...

Le monde connu, par Edward P. Jones. Traduit de l’anglais par Nadine Gassié. Editions Albin Michel, 528 pages, 22,50 euros.

Tirthankar Chanda


Goncourt 2005 : Le gagnant est… François Weyergans

(MFI) Après des années de silence, François Weyergans réapparaît avec un nouveau roman Trois jours chez ma mère et décroche le plus prestigieux prix littéraire français, le Goncourt. L’histoire de ce roman est loin d’être simple : François Weyergans tente d’écrire l’histoire de François Weyergraf qui aimerait écrire sur François Weyerstein qui, lui, voudrait écrire la vie de François Graffenberg… A la fin, on sait plus lequel de ces quatre aimerait passer trois jours chez sa mère ! Cette mère qui est toujours présente dans le livre, mais les trois jours que l’écrivain doit passer chez elle n’arrivent qu’à la fin de l’ouvrage et qui plus est… sans elle car, suite à une chute, elle est hospitalisée. Mais elle pense toujours à son garçon et au livre que ce dernier ne parvient pas à achever : « Je ne t’ai pas donné une fin pour ton livre, mais je t’ai donné une chute », lui dit-elle. Outre la mère, il est question dans ce récit de conquêtes, d’ennuis financiers, de souvenirs d’enfance, de désespoir et bien sûr du mal d’écrire des quatre François écrivains. Bien qu’un peu déroutant, le livre n’est pas dépourvu d’humour, de tendresse et de charme. Et la « chute » du livre bien touchante.
Après Franz et François dans lequel il parlait de son père, François Weyergans rend hommage à sa mère dans Trois jours chez ma mère. Réalisateur, critique de cinéma, Weyergans est auteur de plusieurs romans dont le premier Salomé, écrit à la fin des années 60 mais resté inédit jusqu’ici. Celui-ci vient d’être publié en même temps que le dernier roman de l’écrivain.

Trois jours chez ma mère, par François Weyergans. Ed. Grasset, 260 pages, 17,50 euros.

Darya Kianpour


Dalembert, rue Faubourg Saint-Denis

(MFI) Avec Rue du faubourg Saint-Denis, Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien résidant à Paris, prend pour trame le roman de Romain Gary, alias Émile Ajar, La Vie devant soi. On se souvient du Momo et de la Madame Rosa de l’écrivain français. Ici, nous sommes en compagnie de Brigitte qui « court le ménage au black » et vit avec son fils, Jean, un adolescent, héros et narrateur de ce roman. Autour d’eux, M’sieu Kahn, un vieux juif, fan de Léo Ferré, « grande gueule, râleur », Djibril « un Arabe spécial, pour tout dire il a pas l’air d’un vrai » et puis Ma’ame Bouchereau « qu’on a retrouvée macchabée dans son pieu » et dont la mort constitue le début d’une intrigue, toute entière circonscrite à ce quartier de Paris où cohabite une population venue des quatre coins du monde de l’errance. Rue du faubourg Saint-Denis s’inscrit dans la même veine qu’Une Eau-forte, le roman de Jean Métellus qui, en 1983, avait délibérément choisi d’en planter le décor dans le monde de la peinture helvétique, afin « de mettre fin à l’idée que l’écrivain haïtien ne peut fournir que boudin créole, femme-jardin ou banane pesée ». Sur cette piste, Louis-Philippe Dalembert rejoint aussi ses « collègues » qui ont récemment choisi d’implanter leurs personnages à Paris, ainsi la Camerounaise Calixthe Beyala (Le Petit Prince de Belleville), le Togolais Sami Tchak (Place des fêtes) ou le Congolais Achille Ngoye (Balai noir à Château-Rouge).

Rue du faubourg Saint-Denis, par Louis-Philippe Dalembert. Ed. du Rocher, 172 pages, 19 euros.

Bernard Magnier


Cinq écrivains, la Tunisie et l’été en partage

(MFI) Ils se sont mis à cinq pour composer ce recueil, ces Dernières nouvelles de l’été. Cinq écrivains qui ont en partage la Tunisie. Ils y sont nés et ont quitté le pays (Tahar Bekri, Colette Fellous), y sont demeurés (Ali Bécheur, Hélé Béji) ou ont choisi d’y vivre (Alain Nadaud).
Ali Bécheur, le romancier de Tunis blues conte un voyage, une « parenthèse ouverte » entre deux chagrins d’amour (« Une saison violente »). Hélé Béji nous invite à rentrer dans la confidence d’un dialogue entre une vague et un rocher. Le poète Tahar Bekri s’empare de la prose et choisit aussi le fil des voyages, des amitiés, des rencontres et des absences pour tresser une toile de mémoire autour des souvenirs sauvegardés dans la pénombre d’un carnet (« Étés d’ombre et de lumière »). La romancière Colette Fellous (Avenue de France, Le Petit casino) évoque le souvenir d’un après-midi d’enfance (« L'été sur le bout des doigts »). Quant à Alain Nadaud, c’est...non loin de Mégara, faubourg de Carthage qu’il a choisi d’évoquer une ballade « sur les sentiers de la forêt de Gammarth ».
Tous disent les allers et retours de la vie, de la mémoire, d’outre temps et d’outre mer. Tous ont en partage l’été pour ces textes ponctués de photographies très personnelles confiées par les auteurs et réunis en un joli petit livre, sobre et élégant publié en Tunisie par les Editions Elyzad.

Dernières nouvelles de l’été, Collectif. Editions Elyzad, 168 pages, 12 dinars tunisiens.

B. M.


Sahara, mon amour

(MFI) Un format italien, des photographies en couleur qui s’entremêlent à des textes écrits ou recueillis par la photographe, Ourida Nakkache, dans une première partie (« Terre inachevée jusqu’à la perfection ») puis avec ceux de la romancière et nouvelliste Maïssa Bey dans la seconde et sous le titre choisi pour l’ensemble, tels sont les ingrédients de cet album intitulé Sahara mon amour.
Ourida Nekkache et Maïssa Bey nous convient à pénétrer dans l’univers hostile et fascinant du désert algérien. L’objectif d’Ourida Nekkache se joue des ombres et des reliefs et donne, comme bien d’autres, la mesure somptueuse des paysages, « la lente danse des dunes », mais elle sait aussi serrer au plus près ses sujets, une théière sur des braises, un brasero, une carcasse de voiture, une empreinte sur le sable, une paire de sandales... Maïssa Bey interroge, s’interroge, fait part de ses doutes et partage ses émois. Elle nous invite à l’écoute des lieux et de leurs habitants, de « ce monde étrange à nul autre pareil », de cet environnement tout à la fois farouche et prégnant.
Ainsi entre les mots et les images, c’est un moment de rencontre qui s’installe en des lieux où il est possible d’aller « au-delà de la transparence trompeuse de la lumière qui n’est qu’un amas de grésillements et d’ombres fugitives ». Plus qu’au voyage ce livre invite à la méditation, à la suggestion poétique, à l’errance de la pensée. « Il y a sur les rives du silence tant de rêves ensablés »...

Sahara mon amour, par Ourrida Nakkache et Maïssa Bey. Ed. de l’Aube, 120 pages., 22,5 euros.

B. M.


Nirmal Verma, chevalier des lettres indiennes

(MFI) L’écrivain de langue hindi Nirmal Verma, une des grandes figures des lettres indiennes, s’est éteint le 25 octobre, à New Delhi, à l’âge de 76 ans. Invité en France en 2002, dans le cadre des « Belles Etrangères » consacrées aux littératures de l’Inde, Verma s’était fait remarquer par son militantisme pour les littératures en langues vernaculaires. « Il y a pour moi, disait-il, une évidente affinité culturelle entre une langue indienne et la réalité de l’Inde puisque les langues font aussi partie des mythes, transportent avec eux les traditions venues d’un très ancien passé. Ecrire en anglais, ça ne sera jamais la même chose, l’anglais est un médium qui s’inscrit autrement dans un contexte particulier. » Nirmal Verma a commencé sa carrière littéraire en 1959 en publiant un recueil de nouvelles qui a donné un souffle nouveau à la littérature hindi en la sortant des ornières de l’engagement et de l’idéologie. Le mouvement des jeunes écrivains « Nayi kahani » dont il était alors un des porte-drapeau se caractérisait par son rejet de la littérature d’affirmation et par sa volonté de refaire de la littérature un lieu d’expression des états d’âme et des incertitudes. Auteur d’une vingtaine de livres dont plusieurs recueils de nouvelles, des romans, mais aussi des essais et des livres de voyage, Verma a été peu traduit en français. Seuls deux romans, Un bonheur en lambeau (2000) et Le toit de tôle rouge (2004), publié tous les deux aux Editions Actes Sud, sont disponibles en français. Ce sont des récits tristes et nostalgiques qui mettent en scène des personnages livrés à leurs contradictions intérieures et à celles de la vie. Couronné par de nombreuses récompenses nationales et internationales, Nirmal Verma fait notamment partie du cercle étroit des récipiendaires du prix prestigieux indien Jnanpith (équivalent du Pulitzer aux Etats-Unis). Il avait été fait aussi Chevalier des arts et lettres par la France.

T. C.


Un auteur à découvrir

Yasmina Khadra: « J’étais né pour écrire »

(MFI) Dans son nouveau roman, l’Algérien Yasmina Khadra nous entraîne au coeur de l’Intifada palestinienne.


C’est par une scène inaugurale pleine de fureur et de sang que commence L’attentat (Julliard), le nouveau roman de Yasmina Khadra. Il s’agit d’un assassinat ciblé orchestré par les Israéliens en représailles à un attentat palestien. Le huitième livre de Khadra tire son titre de cet attentat initial qui est central à son récit. Après avoir raconté le chaos algérien, puis sur un registre autobiographique sa venue singulière à l’écriture, le grand romancier algérien a décidé d’explorer les points sensibles du monde musulman, notamment l’Afghanistan qu’il a traité dans son dernier roman Les hirondelles de Kaboul (Julliard), avant de s’attaquer aujourd’hui au thème du terrorisme dans le cadre du conflit israélo-palestinien. C’est un sujet courageux car la Palestine est une plaie ouverte où les logiques du bien et du mal sont inextricablement mêlées. Traiter ce sujet en romancier, décrire l’horreur en témoin extérieur sans prendre parti, relève du défi. Khadra a relevé ce défi et s’en sort plutôt bien.
Au coeur de ce roman, Amine, un jeune Arabe israélien, modèle d’intégration et de réussite sociale. Il est chirurgien dans un grand hôpital de Tel Aviv. Respecté par ses pairs, entouré de ses amis qui sont tous israéliens, il vit dans une belle maison avec une épouse qui l’aime. Or la vie rangée d’Amine sera bouleversée lorsque son épouse se ceint le corps d’explosifs et se fait exploser dans un fast-food de la capitale au milieu des enfants. Amine ne comprend pas l’acte de folie de Say Sihem. Il croit que celle-ci a été manipulée par les religieux fondamentalistes qui ont profité de sa naïveté, de sa position privilégiée dans la société israélienne. Alors, il se met en route pour les territoires occupés. Cette plongée dans l’univers de ses frères arabes dont Amine s’était coupé, se transforme en un périple quasi-initiatique. Tout en restant lucide, il voit ses repères, ses certitudes foutre le camp face à un emmêlement inextricable du bien et du mal, face à la confrontation de deux logiques de survie.

Un destin singulier

Yasmina Khadra s’est imposé au cours des dernières années comme une des plumes les plus originales de l’Algérie. Il est auteur d’une dizaine de romans, tous servis par une imagination puissante et par une écriture alerte. Ses phrases sont des coups de fouet données à une réalité en dérive. Faut-il rappeler que Yasmina Khadra est un pseudonyme ? Sous ce nom féminin se cache un ancien militaire algérien aujourd’hui à la retraite et qui a élu résidence quelque part dans le midi de la France.
Un destin singulier, celui de Khadra, de son vrai nom : Mohammed Mollessehoul. Inscrit de force à son plus jeune âge à l’école des cadets, celui-ci a exercé contre son gré la vocation de militaire trente-six ans durant. Il voulait être écrivain. « J’étais né pour écrire. » Or dans le milieu militaire, l’écriture est un vice qui fera du soldat Mollessehoul la risée de ses camarades. Il sera censuré. Cela ne l’empêchera pas d’écrire et de publier d’abord sous son vrai nom, puis sous le pseudonyme emprunté à son épouse lorsqu’il s’agira de faire de la littérature sérieuse, c’est-à-dire s’attaquer au système, dénoncer les dérives de la société algérienne au travers de la fiction.
Yasmina Khadra a raconté ses dilemmes et sa double vie dans un roman autobiographique L’Ecrivain (Julliard) publié en France en 2000. Il a expliqué comment lui le militaire a été sauvé par l’écriture. Son premier livre est paru en 1978. Khadra s’est fait connaître en publiant des polars. Par son rythme, par sa structure, son nouveau livre L’attentat s’apparente aux polars, mais s’il nous touche c’est surtout par sa capacité de montrer la condition humaine pour ce qu’elle est: pleine de fureur, de violence et pour finir, tragique.

T. C.




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