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20/01/2006
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Quand nos émotions nous prennent en otage
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(MFI) Après avoir longtemps inspiré la méfiance, les émotions apparaissent aujourd’hui comme un gage d’authenticité, voire un certificat d’aptitude à la vie sociale. Mais si nos émotions nous trompaient ? C’est la thèse que défend le psychanalyste français Serge Tisseron.
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Pourquoi préférons-nous aller au cinéma avec des amis ? Pourquoi, en quelques années, le téléphone portable est-il devenu l’objet d’un engouement planétaire sans précédent ? Quelle est la raison du succès inouï des reality-shows ? Pour le Psychanalyste Serge Tisseron, c’est que l’expression et le partage des émotions sont désormais devenus une quasi-obligation. Les choses ont bien changé. Depuis toujours, les grands auteurs, de Balzac à Racine, sans même remonter aux Anciens, ont fustigé sentiments et passions humaines, coupables selon eux d’entraîner les hommes vers des desseins catastrophiques. Quant aux femmes, c’est toujours au motif d’une émotivité non contrôlable qu’elles se voyaient assignées au foyer et, dans l’ensemble, à peine mieux considérées que des enfants.
Pendant des siècles, masquer ses affects et les refouler a été un devoir moral autant que social. A l’inverse, les sociétés contemporaines font aujourd’hui de l’expression émotionnelle le pilier de la vie communautaire. Ne pas être capable d’exprimer ses émotions équivaut à être relégué au statut de monstre d’hypocrisie autant que de paria social. C’est à cette doxa très moderne que s’attaque Tisseron. Et de citer le cas de cette religieuse rwandaise qui avait assisté à des massacres avant d’être rapatriée à Paris : « Comme ses collègues la voyaient préoccupée, elles la pressèrent de questions en croyant l’aider. La pauvre femme tenta d’y répondre, mais sous l’effet de l’angoisse et de la terreur qui l’assaillirent, elle fit une crise cardiaque et en mourut. » Autre exemple de sinistre souvenir, celui du débriefing imposé aux soldats israéliens après la guerre des Six Jours : « Lorsqu’une personne s’est défendue d’un traumatisme en l’enfouissant au plus profond d’elle-même, l’obliger à en parler ne fait que l’exposer un peu plus. »
Le désarroi du bébé météo
La thèse de Tisseron tient en quelques lignes. Nos affects, que nous tenons pour personnels, sont en fait le plus souvent la reproduction d’émotions observées, souvent dans la petite enfance, sur nos proches. Ainsi, un bébé qui tombe ne se met-il pas directement à pleurer. Il interroge sa mère du regard, et des émotions que celle-ci manifeste découlera sa réaction : rires ou pleurs. « A tel point, note Tisseron, qu’elles deviennent une sorte de monnaie d’échange entre le nourrisson et sa mère : elle lui donne tout ce dont il a besoin, et en contrepartie, il la gratifie du cadeau de ses émotions. »
Le bébé est une véritable éponge à émotions : ne pouvant comprendre les changements émotionnels sur le visage de ses parents ou de ses proches, il se contente de les reproduire. L’inquiétude d’être brutalement privés d’un partenaire émotionnel trouve son paroxysme chez certains enfants, qualifiés de bébés météorologistes : « Ils scrutent sans cesse le visage de leur mère pour prévoir son humeur, un peu comme nous regardons le ciel pour anticiper le temps qu’il fera ». Ainsi, tout au long de la vie, nous ne cessons d’exprimer des émotions en croyant suivre nos intimes penchants alors que nous ne faisons qu’« obéir à notre insu à un étranger abusivement installé sous notre toit ».
Pour dessiner les contours de cet étranger, Tisseron file deux métaphores inédites, celle du fantôme et celle du revenant. Figures caractéristiques de la littérature romantique, les revenants sont des personnes qui viennent de mourir et qui apparaissent à ceux qui les ont côtoyés de leur vivant. Les fantômes, au contraire, sont des morts qui n’ont eu aucune attache avec le vivant auquel ils s’adressent. Cette distinction, note Tisseron, se retrouve en psychologie. Comme les fantômes, les émotions qui occupent nos vies peuvent avoir été véhiculées par un membre de la famille, que nous l’ayons connu ou pas. Comme les fantômes, elles reviennent sous une forme déguisée. Ainsi de cet enfant qui avait construit sa personnalité autour de la conviction que son père avait commis des actes abominables pendant la guerre : « En réalité, le silence du vieil homme s’expliquait par la disparition tragique de ses meilleurs amis, tués lors de l’offensive allemande dans le massif du Vercors. Mais l’enfant ne pouvait pas s’empêcher de raisonner de la façon suivante : « Mon père semblait me cacher quelque chose, or, je ne cache jamais que ce qui me fait honte, c’est donc que mon père a accompli des actes honteux. »
Elisabeth Lequeret
Vérités et mensonges de nos émotions, Serge Tisseron, Ed. Odile Jacob.
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