L'essentiel d'un livre
Abdourahman Waberi : un livre poétique et sombre
(MFI) Révélé en 1994 par un recueil de nouvelles, Le Pays sans ombres (Ed. Serpent à plumes), le jeune Djiboutien Abdourahman Waberi s’est imposé, en six ans et quatre livres, comme un des écrivains majeurs de la littérature africaine contemporaine.
Venu à l’écriture par l’« élan nostalgique », comme il aime à le répéter, Waberi pratique une littérature tournée vers le passé de par sa thématique, mais radicalement novatrice, voire expérimentale en ce qui concerne le style et l’écriture. Rift routes rails, qui vient de paraître, s’inscrit résolument dans cette démarche esthétique expérimentale.
Rift routes rails : trois vocables à peine séparés par la respiration, constituant un ensemble sonore qui précède le sens comme dans un chant. L’expérimentation est présente dès le choix de ce titre quasi incantatoire, dans cette absence de ponctuations qui ne séparent plus l’homme de sa géographie, dans le sous-titre « Variations romanesques » qui est plus qu’une définition : une profession de foi littéraire. « Je ne suis pas un écrivain du long terme. J’évite soigneusement les longues élaborations, les grandes constructions historiques à la André Brink. Cela ne m’intéresse pas de faire un gros roman de sept cents pages, avec des personnages solidement campés. Je suis surtout poète et nouvelliste. Je crois davantage dans la fulgurance et dans la concision », disait Waberi lors de la sortie d’un de ses précédents livres.
Fulgurance et concision sont en effet les principales qualités de ce mince volume, divisé en treize morceaux aux titres évocateurs de la longue aventure humaine: « Le jour où même les poissons du Nil étaient ivres morts », « Pepsi contre Coca », « Du wax pour Dame Eiffel ». Ces morceaux qui sont à mi-chemin entre récits (récits d’une jeunesse désœuvrée, les blues d’une prostituée africaine de la place de Clichy, le parcours d’un écrivain sud-africain, etc.) et essais poétiques, racontent le passé, le présent, le chaos d’avant les cataclysmes contemporains (« avant le sida, avant Mengistu et le Rwanda ») et le chaos à venir. Les thèmes vont de la nostalgie du narrateur exilé, nostalgie de l’enfance baignée par le soleil du désert proche (« Le ciel de là-bas n’a rien à voir avec la mélodie du crachin normand sur l’ardoise de Caen. Je reste encore sourd à cette musique ») à la politique africaine conduite souvent par des « soudards lubriques » et des « cadis enturbannés qui y font durer une loi de fer au jour d’aujourd’hui », en passant par la quête de l’exotisme facile. Cette quête est représentée avec brio dans le texte intitulé « Email-moi quelque chose » dont le personnage principal est un journaliste plaisancier « paquebotant » sur la mer Rouge et rêvant de la place Maubert... Avec ironie et poésie pour boussole, Waberi nous promène sur des océans intérieurs, faisant entrevoir à travers les turbulences la fin de l’histoire et de l’espérance.
La modernité de ces textes provient moins des thèmes que de leur structuration originale (en plages musicales dans « Petits morceaux pour lecteurs debout ») et de leur traitement impressionniste et poétique. Chaque morceau décrit des impressions, des sensations, des images. Les thèmes ne sont que des points de départ, des prétextes pour parler entre autres des personnalités historiques et littéraires, des lieux emblématiques de l’exil, de Caen où vit Waberi depuis plus de quinze ans, de « Djibouti encore et toujours » et, enfin, ce « Paris bohème, Eden infernal » où tant d’âmes errent en quête de chaleur humaine. Ici, le matériau autobiographique se mêle avec l’Histoire et les mythes, les errants d’aujourd’hui avec les fantômes du passé, pris en charge par des voix narratives très différentes d’un récit à l’autre, riches d’émotions et de réminiscences littéraires.
Le livre est dédié à Maryse Condé et se termine par une émouvante évocation de l’écrivain sud-africain Es’kia Mphalele. Des âmes sœurs, « de la race des raconteurs d’histoires, ceux qui font comme ils peuvent quand ils peuvent, ceux pour qui le ciel est une vaste bibliothèque offerte aux yeux et les ramages d’étoiles autant d’escouades de mots et de piles de livres ».
Abdourahman A. Waberi : Rift Routes Rails. Gallimard, Collection « Continents noirs »,85 p., 73 FF.
Tirthankar Chanda
Raymonda Hawa-Tawil : la Palestine au cœur
(MFI) Le nom de cette Palestinienne militante est intimement lié au destin de son peuple et de sa terre. Palestine, mon histoire retrace les années de combat de cette femme courageuse. Née à Saint-Jean d’Acre en 1940 dans une famille chrétienne, Raymonda Hawa-Tawil se trouve très tôt confrontée aux bouleversements amenés par la création de l’Etat d’Israël. En 1948, la Nakba , « grande catastrophe », va pousser à l’exil des centaines de milliers de Palestiniens. Raymonda reste aux côtés de sa mère mais son père gagne le Liban et ses frères la Jordanie. Influencée par une mère irréductible, elle conservera le goût de la lutte. Lutte pour la liberté du peuple palestinien, et pour l’émancipation de la femme arabe « doublement opprimée » selon elle.
Rapidement connue pour ses prises de positions courageuses, celle que l’on surnommera « La lionne de Naplouse » fonde en 1978 une agence de presse destinée à faire connaître au monde entier les conditions de vie des Palestiniens de l’intérieur. Inter Press Service, devenue Palestinian Press Service, vaudra à son animatrice arrestation et détention arbitraires.
Viendront ensuite les années d’exil et les premiers contacts avec l’OLP de Yasser Arafat. Raymonda se trouve à Tunis au moment du bombardement du siège de l’OLP par des avions israéliens. Deux de ses amis y perdront la vie. Soha, l’une de ses filles épouse le leader palestinien en 1990. Diana, son aînée, partage la vie du représentant de l’OLP Ibrahim Souss.
Aujourd’hui Raymonda Hawa-Tawil est revenue vivre à Ramallah. Sept ans après la signature des accords d’Oslo, elle constate que les immenses espoirs suscités par la poignée de main entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin sont restés lettre morte. Elle achève pourtant son ouvrage sur un message de paix. « Aujourd’hui, plus que jamais je tends la main à mes frères et sœurs d’Israël. Que ce livre nous permette de faire un grand pas, ensemble, sur la route de la paix que nous attendons tous, depuis tant d’années. », écrit-elle.
Raymonda Hawa –Tawil : Palestine, mon histoire. Le Seuil, 255 p., 110 FF.
Geneviève Fidani
Les très riches littératures du Nigeria et du Ghana
(MFI) L’Afrique de l’Ouest anglophone est un vivier d’œuvres littéraires. Mais peu de ces ouvrages sont disponibles en français. Combien de francophones connaissent le très populaire romancier Sierra-Léonais Syl Cheney Coker ? Ou encore Mabel Segun, Ama Ata Aidoo, Tayin Adewolo, Karen King-Aribisala, toutes représentatives d’une écriture au féminin originale, dénonciatrice de l’asservissement imposé aux femmes noires ? Femi Olofisan, Kwesi Brew, Kofi Anyidoho, Atukwei Okai, Niyi Osundare sont les figures de proue de la poésie et du théâtre ghanéens et nigérians contemporains. Mais combien en ont entendu parler de ce côté-ci du rideau de fer linguistique ? Aussi, faut-il saluer le travail titanesque accompli par la revue Notre Librairie qui vient de consacrer deux numéros aux littératures du Nigeria et du Ghana. Coordonnés par Denise Coussy qui est la meilleure spécialiste française de l’Afrique anglophone, ces numéros, consacrés pour le premier à la fiction, à la poésie et au théâtre pour le second, révèlent des écrivains talentueux, puissants qui ont pris leur distance depuis belle lurette à l’égard de la langue de la Reine et du réalisme littéraire pour créer des idiomes et des univers propres.
Le travail de présentation et d’analyse réalisé par Denise Coussy est d’autant plus intéressant qu’elle laisse le plus possible la parole aux auteurs eux-mêmes en publiant des extraits d’œuvres non traduites et des entretiens. Parmi les entretiens, à lire plus particulièrement ceux réalisés avec l’homme de théâtre le plus connu du Nigeria, Femi Olofisan, auteur de vingt-deux pièces de théâtre et de trente-neuf pièces pour la télévision, avec la romancière nigériane Mabel Segun qui parle de l’écriture de la « putréfaction triomphante » et surtout avec le grand poète Niyi Osundare pour qui le poète ne doit être ni une mouche du coche, ni un franc-tireur et, « encore moins, un prophète ce ventriloque creux de Dieu ». Il devrait être, affirme-t-il, « un homme d’action collective » dont « les yeux se sont lavés dans la fontaine commune ».
Notre Librairie, numéros 140 et 141. Publication de l’ADPF, 6, rue Ferrus, 75683 Paris Cedex 14.
T. C.
Hommage à Aimé Césaire
(MFI) En complément de l’exposition organisée sous l’égide de l’Unesco, itinérant en Afrique et dans la Caraïbe depuis 1995, un livre consacré au poète Aimé Césaire vient d’être composé par Annick Thébia-Melsan. Cet album (grand format et en couleurs) simplement intitulé Aimé Césaire (Maisonneuve et Larose) réunit autour de quelques textes du poète (dont une série de trois discours datés de 1968, 1976 et 1987) des analyses d’écrivains et de critiques et des réflexions et des reproductions d’oeuvres d’artistes de diverses disciplines et de multiples horizons géographiques.
Comme une sorte de musée complice, les peintres (le Cubain Wilfredo Lam, l’Haïtien Télémaque, l’Ivoirien Ouattara), sculpteurs (le Sud-Africain Andries Botha), photographes (Françoise Huguier et Sebastiao Salgado), écrivains (Maryse Condé la Guadeloupéenne, Xavier Orville le Martiniquais), critiques (Lylian Kesteloot), sociologue (Edgar Morin) offrent, parmi beaucoup d’autres, un écho aux mots du poète. Réunis dans ce volume afin de rendre hommage à l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal, tous ont mêlé leurs talents afin d’esquisser un portrait amical qui donne la mesure universelle de l’œuvre immense d’un poète, que le travail du politique a parfois occultée voire ternie aux yeux de certains, quand il ne lui a pas disputé quelques instants précieux de création. « Pour regarder le siècle en face », le sous-titre (emprunté au poète) de ce volume, offrant implicitement une réponse au pamphlet écrit par Raphaël Confiant, « Césaire une traversée paradoxale du siècle »... Une belle occasion d’une relecture ou d’une découverte d’un poète majeur de ce siècle.
Maisonneuve et Larose, 160 pages couleurs, 250 FF.
Bernard Magnier
Monde musulman : définitions et symboles
(MFI) Anthropologue, spécialiste du monde arabe et musulman, Malek Chebel a publié une vingtaine d'ouvrages centrés sur l'identité, la psychologie et la symbolique musulmanes - on se souvient de L'Imaginaire arabo-musulman (PUF, 1993), Encyclopédie de l'amour en islam (Payot, 1995) ou Histoire de la circoncision (Balland, 1997). Il nous propose cette fois un vaste tour d'horizon sous la forme d'un Dictionnaire des symboles musulmans comportant 1600 entrées, des milliers de renvois et de citations, et une bibliographie riche de 850 références. De Aaron à Zouhd (qui désigne le détachement ascétique), il passe en revue personnages, écoles, archétypes, notions courantes, plantes, concepts religieux, éléments de la tradition mais aussi de l'actualité. On y apprend, entre autres, que la Tariqa, par exemple, « voie mystique » empruntée par les Soufis a des points communs (dont la méditation) avec les notions développées par le philosophe chinois Lao-tseu, fondateur du taoïsme au VIe siècle avant Jésus-Christ. Les grands esprits se rejoignent.
Malek Chebel : Dictionnaire des symboles musulmans. Ed. Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 502 p., 59 FF.
Henriette Sarraseca
Humanistes et pacifistes : que reste-t-il de leurs idées ?
(MFI) La seconde moitié du XIXe siècle a été la grande époque des humanistes laïques; celle des pacifistes commence au même moment et va, en gros, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. D'ailleurs, on retrouve certains grands noms dans l'une et l'autre mouvance : Jean Jaurès, Romain Rolland, Roger Martin du Gard, Jean Guéhenno, Henri Barbusse, Alain… Le premier des deux livres (1) est une anthologie qui présente la vie et la pensée des humanistes laïques : ces héritiers des idées de la Révolution française grâce à qui la France s'est détachée de l'influence étouffante de l'Eglise catholique. Mouvement idéologique d'une importance considérable dont l'influence a largement dépassé l'Hexagone. « L'esprit laïque n'est pas l'irréligion », avait bien dit le philosophe Alain. Tous ces hommes ont débattu, bataillé, réaffirmé que la religion ne peut être qu'une affaire privée, une croyance personnelle. Ecrivains, députés, ministres, les plus jeunes d'entre eux ont fini par faire passer les lois qui ont consacré, en 1905, la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Il est passionnant de les retrouver ou de les découvrir : Victor Hugo, Jules Michelet, Emile Littré appelant à une « humanité adulte », Edgar Quinet, Victor Schoelcher l'antiesclavagiste pour qui Dieu était « introuvable »; Proudhon, Pierre Larousse, Elisée Reclus, Henri Taine, Louise Michel, Jules Ferry (celui qui a promu l'éducation pour tous, avant de devenir « ministre de la colonisation »…), Gambetta, Zola, tous hommes et femmes pour qui le véritable progrès résidait dans le recul de l'ignorance et la justice sociale. « Quand l'enfant ne croira plus aux miracles, écrivait Paul Bert, il n'attendra plus rien des coups d'Etat (…) En effet, qu'est-ce que le miracle, sinon un coup d'Etat dans la nature? Qu'est-ce qu'un coup d'Etat, sinon un miracle dans la société? Lorsque l'enfant aura appris à aimer et à respecter l'idée de la loi, n'ayez plus peur que, devenu homme, il se remette jamais entre les mains ni de l'un ni de l'autre sauveur. Il ne croira pas plus aux superstitions qu'il ne se livrera aux faiseurs de coups d'Etat ». Une anthologie qui reflète une belle crise de croissance historique, au travers d'une vingtaine de plumes magistrales - ce qui ne gâte rien!
Très intéressant de lire, dans la foulée, le deuxième ouvrage, La Mêlée des pacifistes (2). Un mouvement moins cohérent et qui, contrairement au précédent, a été brisé par l'Histoire. Car si tous ses représentants croyaient à l'idée de la paix entre les peuples, leurs appartenances politiques allaient de l'extrême gauche à la droite. Leurs origines sociales : des paysans et ouvriers syndicalistes qui refusaient de servir de chair à canon au profit des grands industriels, à des professeurs et penseurs influencés par Tolstoï ou Gandhi. Patriotes, la plupart des pacifistes ont participé à la Grande Guerre… Ses horreurs ont favorisé, entre 1918 et 1939, la grande époque du pacifisme. Mais le pacifisme des anars n'était pas celui des communistes ou de Louis-Ferdinand Céline! De nombreux écrivains ont alors promu l'idée de paix : André Gide, Jules Romains, Romain Rolland, Georges Duhamel, Jean Giono, Jacques Prévert… Sous Vichy, ce fut la grande cassure : une part des pacifistes sont devenus résistants, d'autres, de droite ou bien défendant l'idée de paix à tout prix, ont collaboré ou se sont tus. Quant aux communistes, la stratégie politique et l'idéologie étaient pour eux plus importants que l'idée de paix.
La paix : une grande idée dont on pourrait cependant retracer la naissance et le progrès au cours de l'histoire de l'humanité. Une idée à l'œuvre aujourd'hui dans le monde entier (et pas seulement au travers du Nobel de la paix, de l'ONU et de la « culture de la paix » de l'Unesco), idée à l'œuvre au cœur même de l'être humain mais que l'être humain oublie toujours dès que le souvenir de l'horreur commence à s'estomper.
(1) Anthologie de l'humanisme laïque, Pierre Pierrard, Albin Michel Spiritualités, 296 p., 120 FF.
(2) La Mêlée des pacifistes, Jean-Pierre Biondi, Maisonneuve & Larose, 240 p., 140 FF.
H.S.