Afrique du Sud : poèmes pour conjurer la mort
(MFI) Toute la sinistre histoire de l'apartheid s'égrène dans ces Poèmes d'Afrique du Sud, une anthologie rassemblée par Denis Hirson, Sud-Africain lui-même, qui vit à Paris.
Rien d'étonnant dans cette litanie de cris de révolte et de douleur : plusieurs de ces poètes, noirs, blancs, métis, indiens, ont connu les geôles du système de ségrégation raciale, entre autres Breyten Breytenbach, Dennis Brutus, Jeremy Cronin et Mongane Wally Serote. D'autres ont été déportés comme Kelwyn Sole, ou contraints à l'exil comme Mazizi Kunene et Mandla Langa. Enfin deux poétesses se sont suicidées, désespérées de vivre dans une atmosphère étouffante d'oppression et d'injustice, l'une de langue afrikaans, Ingrid Jonker, et l'autre de langue anglaise, Eva Bezwoda.
Si la poésie est ainsi devenue la voie étroite, mais privilégiée de la contestation, c'est parce que la censure sud-africaine lui prêtait moins d'attention qu'au roman, souligne Denis Hirson dans son introduction. Les censeurs savaient que les livres de poésie ne touchaient qu'un public limité. Et les poètes savaient que leur genre, plus ou moins hermétique, leur permettait de s'exprimer à mots couverts. Ainsi la poésie sud-africaine a-t-elle accompagné et soutenu la résistance à l'apartheid. C'est là que réside toute son importance.
Denis Hirson a découpé son ouvrage en cinq « constellations » historiques que délimitent des événements majeurs, comme les massacres de Sharpeville et de Langa en 1960, la révolte écrasée à Soweto en 1976, les émeutes sanglantes des années 80 dans les townships, la libération de Nelson Mandela et l'abolition de l'apartheid en 1990.
L'anthologie débute avec de récents poèmes de Stephen Watson écrits à partir de narrations de bushmen recueillies en 1870, dont une évoque l'invasion de leur terre par un commando blanc. Et dès cette première « constellation », Sydney Clouts résume la motivation de la plupart des poètes sud-africains : « La poésie conjure la mort ». La seconde « constellation » (1970-1976) révèle quelques voix majeures. Celle d'Oswald Mtshali qui nous parle de « bébés au gros ventre » gonflé par la malnutrition, celle de Mongane Wally Seroté « étendu au milieu des gravats, simple et noir », et celle de Breyten Breytenbach qui observe dans sa cellule une mouche « rebaptisée Staline ». Tandis que Wopko Jensma rappelle avec une ironie amère que, sans jamais se lasser, « notre Premier Ministre proclame une paix durable ».
Le découragement perce, après Soweto, dans la troisième « constellation » (1976-milieu des années 1980) avec ces vers de Oupa Thando : « Tu as perdu la bataille, tu n'étais pas assez révolutionnaire ». Chris van Wyk évoque les meurtres de détenus que les tortionnaires de la police camouflent en suicide ou en chute mortelle : « Il s'est pendu – il est tombé du neuvième – il a glissé sur le savon ». Peter Horn découvre « les visages de cendre » des témoins du massacre de Langa. Jeremy Cronin (quatrième « constellation » – du milieu des années 80 à la fin des années 90) décrit un détenu, se regardant dans un miroir pour savoir « à quoi il va ressembler pour ses petits enfants l'an prochain quand il sortira ». Tatamkhulu Afrika (arrêté en 1987 pour « terrorisme ») raconte comment de jeunes voleurs s'excusent de l'avoir rançonné: c'était Noël et il leur fallait de l'argent pour acheter du vin …
Malgré la prédominance – évidente – de la contestation politique dans cette poésie sud-africaine, Denis Hirson a évité d'ériger le militantisme en critère de ses choix, et a inclu dans ce recueil plusieurs poèmes intimistes, comme « la jeune étrusque » de Patrick Cullinan.
Remarquablement traduites, de l'anglais par Katia Wallisky et de l'afrikaans par Georges Lory, ces œuvres reflètent bien la longue résistance à l'oppression d'une élite intellectuelle – de toutes races.
Poèmes d'Afrique du sud – Anthologie composée et présentée par Denis Hirson – Editions Actes Sud/Unesco – 256 p., 149 FF.
Claude Wauthier
Fouad Laroui : un univers à mourir… de rire
(MFI) Un père de famille sort pour acheter une botte de menthe et revient… six ans plus tard. Qu’a-t-il fait entre-temps ? On ne le saura jamais. Un homme raconte son passé à un inconnu, et ce qu’il raconte c’est aussi la vie de l’inconnu ! Un mystérieux séjour à Madrid changera à jamais le destin d’un étudiant en ingénierie… mais qu’est-ce qu’un destin ? qu’est-ce qu’une vie ? « Ils me demandèrent qui j’étais, je leur dis que j’étais élève-ingénieur, cela ne les intéressa pas, ils me demandèrent qui j’étais, je leur dis que j’étais le fils de hadj F., de Oued-Zem, cela ne les intéressa pas, ils me demandèrent qui j’étais et je ne sus que leur dire ». Ce recueil de nouvelles, le premier publié par l’auteur des Dents du topographe, commence sur un mode plutôt léger : attablés à un café, des copains refont le monde… quand la chaleur ne les accable pas. Mais l’absurde est déjà là, dans l’histoire de cet homme presque aveugle à qui le taulier confisque ses yeux… en fait ses indispensables lunettes. Et la tristesse est là aussi : à quoi bon, au fond, continuer à voir ce monde, déroutant et cruel ? Absurde et cocasse à la fois, « Un peu de terre marocaine », récit d’un humour irrésistible faisant penser à Driss Chraïbi, nous montre un fonctionnaire zélé qui cherche désespérément une poignée de bonne terre marocaine pour l’offrir, selon son souhait, à un diplomate étranger. Mission impossible : la terre appartient aux militaires, aux Saoudiens, à d’autres étrangers… Des tranches de vie se mêlent aux récits savoureux – en quête d’un simple massage pour un torticolis, le narrateur se retrouve chez les sado-masos (« Le massage chez les Anglais »). Personnages misérables, laids, mal-aimés, personnages qui s’abîment dans les détails, les mathématiques ou les horaires des trains afin que la vie paraisse un peu plus rassurante, « le monde enfin intelligible » : ce recueil nous mène de l’absurde à la détresse en passant par un chaud sentiment de fraternité, et pas mal d’éclats de rire de la part du lecteur qui retrouve ici les qualités de Fouad Laroui : sa vivacité dans l’écriture, son art de débusquer les non-sens de nos sociétés, et son humour à toute épreuve.
Fouad Laroui : Le Maboul. Ed. Julliard, 144 p., 99 FF.
Henriette Sarraseca
Redécouvrir un grand, Paul Nothomb
(MFI) A l’époque de sa première publication, en 1952, ce roman avait séduit Claude Mauriac, Roger Nimier, Jean-Louis Roy, Roger Stéphane… On les comprend. L’histoire est prenante, l’écriture limpide, sobre et forte à la fois. Aux descriptions de batailles aériennes on retient son souffle, cœur battant, pris dans l’action mieux encore qu’au cinéma, les personnages sont campés en deux phrases, leurs relations ambigues en quelques notations, de brefs dialogues. Un régal de concision et d’efficacité. On y voit l’écrivain André Malraux (sous le nom de Réaux) organiser les premiers raids aériens lors de la guerre civile espagnole ; un as de l’aviation belge se joint aux volontaires mais un lourd secret le poursuit. Saura-t-on ce qu’il veut oublier en défiant la mort ? Peut-on lui faire confiance ? Un récit parfaitement mené, qui donne très envie de découvrir l’ouvre de Paul Nothomb (qui est le grand oncle d’Amélie Nothomb, jeune best-seller bien connue).
L’itinéraire de Paul Nothomb est étonnant : né durant la Première Guerre mondiale, fils d’une grande famille belge conservatrice, il renonce aux études, s’engage dans l’armée, obtient son brevet de pilote et s’inscrit au Parti communiste ! A 22 ans, il rejoint les Bridages internationales et se bat avec Malraux (qui en fera, sous le nom d’Attignies, l’un des héros de son roman L’Espoir) ; il est aujourd’hui le dernier survivant de l’escadrille Espana. Ayant rompu avec les communistes, il apprend l’hébreu au moment de prendre la retraite et se lance dans l’exégèse de la Bible… Phébus est en train de rééditer l’œuvre de ce romancier et philosophe (déjà parus, cinq romans édités à l’origine chez Gallimard et Julliard sous le pseudonyme de Julien Ségnaire : N’y être pour rien, Non lieu, le Délire logique, Malraux en Espagne, Le Second Récit).
Paul Nothomb : La Rançon. Ed. Phébus, 186 p., 119 FF.
H. S.
Le testament de Théodore Monod
(MFI) Quelques mois après sa mort, la silhouette de Théodore Monod, fragile et obstiné marcheur le long des moindres pistes sahariennes, est encore présente dans les mémoires. Son dernier message, le voici. Reprise de poèmes, de textes déjà parus, il est l’aboutissement d’une longue vie (98 ans) et peut se résumer par son titre Et si l’aventure humaine devait échouer… Fervent humaniste, militant écologiste, Théodore Monod n’était pas seulement le célèbre naturaliste et géologue membre de l’Académie des sciences. Sa longue fréquentation de la planète Terre en ses recoins les plus arides lui avait donné une vision de l’évolution humaine qu’il serait dommage de ne pas écouter une fois encore. Qu’est-ce que l’humain face à la nuit des temps ? Par quoi se différencie-t-il des animaux ? Qui lui a donné ce sentiment de supériorité sur les autres êtres vivants, cette capacité à détruire le globe qui le fait vivre ? Ne lui faudrait-il pas aujourd’hui rechercher avant tout l’équilibre avec ce qui l’entoure s’il ne veut pas disparaître un jour ? Comment apprendre « à obéir à la nature au lieu de la saccager » tout en donnant « une dimension spirituelle au progrès » ? Autant de questions auxquelles Théodore Monod, aidé par sa vaste culture, nous donne envie de réfléchir.
Théodore Monod : Et si l’aventure humaine devait échouer. Ed. Grasset, 260 p., 99 FF.
Moïra Sauvage
Une douleur algérienne
(MFI) Comment survivre à l’assassinat par les islamistes de son mari et de sa petite fille ? Au viol et à la violence? Au delà de la terrible histoire qu’il raconte, le très bouleversant roman de Latifa Ben Mansour est, paradoxalement, un hymne à la vie. Réfugiée à Paris, Hayba vit dans un studio ou seul l’enfant qu’elle porte va lui permettre de survivre. Toute à sa douleur, elle a coupé les liens amicaux, ne répond pas au téléphone. Le talent de l’auteur nous fait revivre peu à peu le cauchemar vécu de l’autre côté de la Méditerranée par la jeune Algérienne, autrefois médecin gynécologue aujourd’hui à la dérive dans la grande ville indifférente. Sous sa plume vibrante, c’est la qualité même de la souffrance qu’elle décrit avec des mots justes : celle qui broie les entrailles d’Hayba, lui donne des vertiges, la fait s’écrouler dans le métro face à ceux qui ignorent ce qu’elle a traversé. Un jour, pourtant, grâce à la chaleur de l’amitié retrouvée, la vie reprendra son cours, la force de la jeune femme se réveillera… L’année de l’éclipse est la description intime et subtile d’un destin, celui d’une femme extraordinaire dans une époque non moins extraordinaire. Celle traversée par un pays peu à peu détruit par les barbares qui font régner le cynisme et rôder, omniprésente, la peur.
Latifa Ben Mansour : L’année de l’éclipse, Ed. Calmann-Lévy, 270 p., 110 FF.
M. S.
Adame Ba Konaré : l’historienne et le pouvoir
(MFI) « Parler n’est pas chose aisée », avertit Adame Ba Konaré dès les premières lignes de son livre. Ecrire non plus. En disant ses craintes mais en les surmontant, l’historienne malienne, devenue en 1992 première dame de son pays, tente toutefois l’aventure. Elle estime en effet qu’elle a des choses à dire. Observatrice privilégiée des moeurs politiques de son pays qu’elle analyse sans illusions mais sans rancoeur non plus, familière du passé des empires sahéliens et des épopées de leurs héros, elle livre donc, dans L’Os de la Parole, une libre réflexion sur le pouvoir, ses grandeurs et ses aléas.
Se déroule ainsi, au long de pages souvent graves et parfois drôles, une sorte de chronique où le souci éthique se mêle à la narration politique et où la locataire de Koulouba, le palais présidentiel malien, veut utiliser sa double expérience de chercheuse et de praticienne pour construire une manière de théorie du pouvoir, qui vaudrait aussi bien pour l’Afrique que pour des contrées situées sous d’autres cieux. Plus qu’une théorie cependant, il s’agit là d’une métaphore cosmique, où les relations entre gouvernants et gouvernés sont comparés à celles qu’entretiennent étoiles et planètes au sein d’un univers hiérarchisé.
A la fois modeste et inspiré, ce livre est avant tout un témoignage sur le rapport qu’entretient une nouvelle génération de gouvernants africains avec le pouvoir, et qui rompt heureusement avec les certitudes et les pratiques de ceux auxquels elle a succédé.
Adame Ba Konaré : L’Os de la Parole, cosmologie du pouvoir. Présence africaine, Paris 2001, 164 pages.
Sophie Bessis
Un auteur à découvrir
Émigrés et apatrides, héros de Bharati Mukherjee
(MFI) On l'appelle « Silicon Valley Rushdie ». Moins parce qu'elle est originaire du sous-continent indien que parce que, à l'instar de l'auteur des Versets sataniques, elle a su transformer son expérience de l'exil et des migrations en une épopée contemporaine. Les personnages que l'Indo-Américaine Bharati Mukherjee met en scène dans une fiction haute en couleurs et bouillonante d'énergie, sont les pionniers des temps modernes qui tentent de se reconstituer avec les débris du passé et l’espoir de trouver un jour leurs marques dans le Nouveau Monde.
Née dans une famille brahmane, Bharati Mukherjee a quitté son Calcutta natal au début des années 60 pour étudier la « creative writing » à l'université d'Iowa, aux Etats-Unis. Elle fait la connaissance de son futur mari, le poète canadien Clark Blaise qu’elle suivra au Canada. Elle y écrit ses premiers romans : The Tiger's Daughter (1971), un hommage à son père et Wife (1975). Des romans classiques, imprégnés du réalisme cher aux auteurs du XIXe siècle. C’est en s ’éloignant de cet académisme que l’écrivain trouve sa véritable voix dans les années 80.
En 1983, de retour aux Etats-Unis, elle publie un recueil de nouvelles, Darkness. Elle rompt avec une thématique dominée par la figure de l'expatrié hautain, vivant dans la sécurité de son passé, pour prendre possession de son véritable sujet qui est « 'exubérance de l'immigration ». Ses personnages sont, comme elle les appelle, les « pas tout à fait » : le proxénète trinidado-indien, le cadre ambitieux, des professeurs, des médecins, des domestiques, des plongeurs de restaurants ethniques. Ils ont renoncé à leurs anciennes identités, troqué leurs vieilles croyances contre la Green Card et les terminaux d'ordinateurs, leurs langues contre un anglais parfois approximatif. Leur volonté de réussir cache d'immenses solitudes et la peur de retomber dans des atavismes mal réprimés.
On retrouve ces mêmes angoisses dans The Middleman and other stories, un deuxième recueil que les journalistes ont comparé à Lolita de Nabokov. On ne pouvait faire plus plaisir à leur auteur qui n'a de cesse de clamer son américanité. « J'appartiens à la première génération d'Indiens écrivant dans la tradition américaine. Je suis un écrivain américain d'origine bengali ».
Dans l'esprit de B. Mukherjee cette nécessité de s’inscrire dans la tradition de la littérature américaine va de pair avec celle de redéfinir l'américanité. « Le fait que l’Amérique m'ait transformée est le b.a.ba de mon projet littéraire, écrit-elle. Mais ce projet ne sera pas achevé tant que je n'aurai pas réussi à montrer comment moi, j'ai transformé l'Amérique à mon tour ». C'est de cette transformation à deux sens qu'il sera question dans ses autres romans. Dans Jasmine, paru en 1989, la protagoniste est une jeune Indienne débarquée en Floride tout droit de son Punjab natal. A travers drames et traumatismes l’auteur retrace sa métamorphose en une femme assumant ses désirs et son destin. Ici, l'américanité est synonyme de liberté et d'un devenir toujours recommencé. Elle est synonyme de pluralité dans Le conquérant du monde (1993) l'histoire exubérante d'une Américaine en Inde à l’époque des grands moghols. Son dernier roman Les déshérités met en scène, à travers le parcours de son héroïne Debby, abandonnée à la naissance dans un désert de l’Inde, la quête des origines et des identités perdues. Ballottée entre un passé cauchemardesque et un avenir qui s’annonce banal, Debby doit se réinventer. Son salut est à ce prix-là. Et puis, comme l’écrit Mukherjee, « quand on n’a hérité de rien, on a droit à tout ».
Disponibles en français :
Les déshérités, Gallimard, 291 p, 110 FF.
Le Conquérant du monde, Gallimard, 354 p., 150 FF.
Jasmine, Folio, 217 p., 32 FF.
Tirthankar Chanda