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02/08/2001

A l'heure du « durcissement » des cultures

(MFI) Tout le monde parle de culture : il peut être réconfortant de s'apercevoir que les notions usuelles sont, précisément, les plus mal connues. A l'heure où la mondialisation (et son pendant, la globalisation) est présentée comme une menace pour les « cultures », l'anthropologue Jean-Loup Amselle adopte un point de vue anti-conformiste en affirmant que, par essence, les cultures sont toutes passées par des phénomènes, plus ou moins étendus, de « globalisation ».


Spécialiste de l'Afrique, rédacteur en chef des Cahiers d'études africaines, publiés par l'Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS), Jean-Loup Amselle est l'auteur, avec Elikia Mbokolo, d'un ouvrage paru en 1985 qui a durablement marqué la réflexion universitaire sur la notion d'ethnie, en Afrique et ailleurs. Dans Au cœur de l'ethnie, les auteurs s'attachaient à démontrer que la fortune rencontrée par le terme d'ethnie (devenu un référent universel et du même mouvement le facteur privilégié d'explication de maints conflits surgis au XXe siècle, notamment en Afrique), correspond peu ou prou à un fantasme... mais un fantasme, il est vrai, qui a une histoire.

Comme toute idéologie, la notion d'ethnie a été construite, sur des critères, d'ailleurs variables, essentiellement à l'époque coloniale. Et comme toute idéologie, elle a ensuite fait l'objet d'une rappropriation par les acteurs concernés, ainsi en Afrique où l'appartenance ethnique devient, par défaut, une forme identitaire : or, cette identité, prise à un moment de l'histoire, et qui pallie à l'absence d'autres ressources identitaires (celle de la nation, par exemple) tend à se cristalliser et se « durcir » sous la pression de toutes sortes d'intérêts, notamment liés à la conquête du pouvoir et à la répartition des richesses matérielles.

Cette idée d'un « durcissement » historique des formules de l'identité peut s'appliquer bien au-delà du champ de l'ethnie. Ce qui a conduit Jean-Loup Amselle à élargir ses investigations à la notion plus vaste de culture, qui véhicule elle aussi un besoin de référence identitaire. Avec une grande perspicacité, et en continuant d'effectuer des « aller-retours » entre le terrain de l'anthropologue (ici, en l'occurrence l'Afrique) et celui de la réflexion sociologique sur des ensembles plus vastes, comme la nation, il s'est ainsi interrogé, dans un livre plus récent (Vers un multiculturalisme français) sur la construction pleine d'ambiguïté de l'identité française.

La culture : un phénomène « interactif »

La culture et la construction identitaire sont à nouveau au cœur du dernier livre de Jean-Loup Amselle, intitulé Branchements : un titre d'abord insolite, mais qui signale d'entrée le propos, puisqu'il y est question de la culture comme d'un phénomène en constant développement, prise dans un réseau très « interactif » d'influences et de rejets, et toujours de positionnement des cultures l'une par rapport à l'autre. En particulier, l'auteur se confronte au débat sur la mondialisation et les menaces qu'elle fait peser sur la « diversité culturelle », pour défendre un point de vue plutôt iconoclaste : en substance, il s'attache à démontrer que les phénomènes de globalisation, au moins partielle, ont toujours existé dans l'histoire humaine. On peut citer comme exemples de globalisations antérieures, et à des stades très différents, l'expansion du « modèle » français issu des Lumières, ou le mouvement d'islamisation, notamment en Afrique noire dès le Xe siècle. L'« importation » de modèles culturels donnant toujours lieu, selon l'auteur, à des processus de récupération et d'adaptation qui ont aussi pour effet de renforcer ou tout au moins reconstruire les cultures « locales » selon des modes toujours originaux. Ainsi le christianisme éthiopien est-il devenu une forme d'inscription identitaire très forte; ainsi la civilisation mandingue en Afrique de l'Ouest s'est-elle nourri des apports de l'islam, pour constituer une culture originale...

Au-delà d'un plaidoyer pour une vision apaisée de la mondialisation, Jean-Loup Amselle poursuit dans ce livre un combat de fond contre la « crispation » identitaire et contre tous les communautarismes pouvant déboucher sur des intégrismes et leurs violences. En effet la culture, ne cesse de marteler Jean-Loup Amselle, n'a jamais constitué un socle inaltérable, c'est au contraire une réalité essentiellement « fluide » et adaptative. Affirmer le contraire – et cette erreur aurait été la monstrueuse machination du XXe siècle- conduit à toutes les formules du racisme et de la purification ethnique, tout en sachant au surplus que l'État moderne, et à plus forte raison l'État impérialiste, par essence produit des catégorisations tendant à fixer ses composantes pour mieux les assujettir...

L'afrocentrisme en question

On ne s'étonnera donc pas des grandes réserves de l'auteur pour toutes les thèses tendant à défendre la diversité culturelle, au nom précisément d'une vision de la culture comme originelle et inaliénable... Ce qui amène encore Jean-Loup Amselle à s'avancer sur un autre terrain polémique : celui de l'afrocentrisme, qu'on définira comme une volonté de recentrer les plus hautes valeurs de civilisation sur l'Afrique. Quand les Eurocentristes font remonter la civilisation occidentale à la Grèce ancienne et à l'Egypte pharaonique (blanches), les Afrocentristes trouvent une filiation noire aux grandes civilisations fondées sur l'écriture. Mais cette position quasi-symétrique, très en vogue chez les Africains-américains, se pense encore en termes raciaux, et surtout envisage encore une fois la culture comme homogène, quand elle ne serait que métissages sur métissages...

Tout ceci enfin amène, et non sans risques, à reposer la problématique du génocide : qu'il soit juif, arménien, cambodgien ou tutsi, la reconnaissance du génocide a pour effet de renforcer l'adhésion à la notion d'identité. Or tous les génocides se sont déroulés, rappelle l'auteur, sur un paradoxe : il a fallu, pour les génocideurs, définir, souvent à la va-vite et de façon irrationnelle, le statut de leurs victimes en les renvoyant à une catégorie culturelle ou ethnique très peu assurée. Mais le phénomène d'identification s'est poursuivi, notamment chez les victimes, bien au-delà du génocide, qui lui-même devient une formule passe-partout pour décrire toute action, réelle ou supposée, d'extermination. « L'omniprésence des concepts de génocide et d'ethnicisme sur la scène politique internationale signifie donc également le triomphe du multiculturalisme, c'est-à-dire d'une conception patrimoniale et mémorielle des identités. ». Un signe parmi bien d'autres que la globalisation contemporaine, autrement dit la mondialisation, bien loin de dissoudre les cultures, contribue à ce qu'il faut voir comme un processus inquiétant, et peut-être irréductible, de durcissement identitaire.

Thierry Perret

Jean-Loup Amselle, Branchements, Éditions Flammarion, 266 p., 110 FF.





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