L'essentiel d'un livre
Colette Fellous ou le charme discret des souvenirs partagés
(MFI) Productrice à France Culture, elle a tendu son micro aux grands écrivains et artistes du monde entier. Ecrivain (Amor, Roma, Midi à Babylone, Rosa Gallica), elle signe ici son roman le plus accompli : une enquête sur sa famille et un siècle de colonisation en Tunisie.
« Le monde m’a été donné. Je dois le rendre ». C’est sur cette phrase que s’ouvre le livre de Colette Fellous. Un livre attachant et émouvant comme un album photos feuilleté avec la complicité de son propriétaire. Un propriétaire qui défie le temps et les distances, qui s’empare des lieux et des instants, qui décide d’être, il y a peu, en jupe de lin, Place de la Nation à Paris, puis quelques pages plus loin, sur l’avenue de France à Tunis en 1893, ou pieds nus pour un tour de balançoire au Belvédère en 1903, ou bien encore en jean de velours noir et en tee-shirt rouge, en juillet 1967, prête à quitter la Tunisie...
Au gré des remembrances et des rencontres, Colette Fellous égraine le temps, le sien et celui des autres, de ses proches, de sa famille et de ceux que le hasard a mis sur son chemin. L’Avenue de France qui donne le titre à son livre (Avenue de France aux éditions Gallimard), est à Tunis, au coeur de toute sa mémoire et demeure pour la romancière, aujourd’hui parisienne, « le résumé du monde ». D’un lieu l’autre, elle évoque, tour à tour, tous ces riens qui font les grands souvenirs, les petits drames et les grandes blessures : la crevaison de la 403 dans le désert, les premières aventures avec le jeune voisin dans son « atelier d¹amour », la bouteille de limonade et le petit train de La Marsa, le mariage « arrangé » des parents et les infidélités du père, la mort du frère, plus tard (ou plus tôt mais qu’importe), celle de l’oncle Émile, le jour du Grand Pardon, celle du grand-père « d¹un arrêt du coeur à la terrasse du Café du Casino ». Ce même grand-père qui avait une maîtresse à Venise qui s’appelait Béatrice...
Colette Fellous redonne vie aux lieux avec une certaine prédilection pour les commerces (sa famille a créé la première manufacture de tabac de Tunisie) : le magasin de corsets de Madame Darvaux, le Monoprix du boulevard de Charonne ou Catania et Cuchet, le grand magasin de nouveautés du 24 avenue de France. Et pêle-mêle, ses lectures, ses poupées Nénette et Rintintin, les musiques qui accompagnent le livre, les odeurs et les parfums si présents qu’ils semblent parfois dicter la retrouvaille. Et tous ces personnages qui peuplent le quotidien, Marcelle, Emile, Pierrot, To, la marchande de marrons du coin de la rue de Naples, la femme qui, sur le Cours de Vincennes à Paris, « fait l’avion avec ses bras » et lui propose d’écouter une chanson de Johnny Halliday sur son walkman et de boire au goulot de sa bouteille.
Ça et là, quelques illustrations emportent les pages vers d’autres instants. Ici, une carte postale de Venise, de Gabès et, bien sûr, de Tunis, là, une enseigne, un menu, un enfant jouant de l’accordéon dans une rue de Boukhara, une photo d’un film de Visconti ou la reproduction d¹un Carpaccio ou d’un Cézanne.
Ainsi, entre « ce nouveau vendredi », Place de la Nation, par lequel commence le livre et tous ces hiers entraperçus dans le creux de la mémoire, Colette Fellous traverse le temps, prend la mesure de l’Histoire dans la chaleur féconde d’un entre deux mondes, se joue des lieux et des dates, offre ses souvenirs et les plie à sa mesure pour nous les restituer. « Par brassées, je ramasse ces morceaux de siècle » dit-elle, dans ses jolies pages, entre petit coup de blues et hymne à la vie, entre la tendresse d’enfance et le charme discret des souvenirs partagés.
Gallimard, 210 pages, 111,18 FF, 16,95 €uros.
Bernard Magnier
Dany Laferrière dans le cœur tendre de son enfance haïtienne
(MFI) « Da boit son café. J’observe les fourmis. Le temps n’existe pas »... Une phrase comme une autre, prise au hasard ou presque dans le livre de Dany Laferrière, L’Odeur du café. Un livre qui puise au plus lointain de l’histoire personnelle de l’écrivain haïtien, aujourd’hui résidant à Miami après un long séjour au Canada.
Dany alias Vieux Os est aux côté de Da, sa grand-mère. Ils vivent tous deux à Petit-Goâve, une petite ville de la campagne haïtienne à quelques kilomètres de la capitale Port-au-Prince. Nous sommes en 1963. Vieux Os a dix ans. Les jours semblent heureux et paisibles, ponctués par les tasses de café que l’aïeule consomme assise sur sa dodine dans l’ombre de la terrasse de la maison. Un poste d’observation magnifique pour qui sait regarder les mouvements de la rue et le va et vient des visiteurs qui s’arrêtent pour s’entretenir du quotidien et de son devenir avec Da. Ils constituent un étonnant théâtre vivant pour ce couple de tendresse et d’amour de la vieille femme et du petit garçon.
Voici donc un livre qui fleure bon l’odeur du café, bien sûr, mais aussi ces fragrances de l’enfance restituées dans la chaleur d’un souvenir à l’émotion partagée. Dans la partie haïtienne de l’oeuvre de Dany Laferrière, L’Odeur du café prend la première place au sein de ce qu’il nomme lui-même son « autobiographie américaine », rédigée en quelque dix volumes. Plus tard, viendront les premiers émois avec Le Charme des après-midi sans fin, les troubles adolescents avec Le Goût des jeunes filles, les douleurs de la ville avec La Chair du maître, avant d’atteindre la dernière nuit passée à Port-au-Prince, l’envol pour l’exil et d’autres lendemains dans Le Cri des oiseaux fous.…
Puis ce seront les romans américains et le très célèbre Comment faire l’amour avec un nègre, sa première publication et déjà une autre histoire... Mais est-ce vraiment une autre histoire ?
Serpent-à-plumes, 232 pages.
B.M.
Assia Djebar : une écriture de combat et de poésie
(MFI) Pour la liberté des femmes dans l’Islam, pour une mémoire algérienne occultée par l’histoire officielle française : Assia Djebar se bat depuis toujours, par des livres et des films, contre le silence, les idées reçues, les femmes et les réalités bâillonnées, voilées, étranglées, ensevelies. Mireille Calle-Gruber, professeur de littérature dans des universités du Canada et de France, signe ici un panorama de l’œuvre de cet écrivain internationalement reconnu (prix Maurice-Maeterlinck, Bruxelles, 1995 ; Neustadt International Prize for Literature, USA, 1996 ; prix de la paix 2000 qui est, en Allemagne, la plus haute distinction pour un engagement politique et éthique de la pensée). Berbérophone par sa mère, arabophone par son père, Assia Djebar, explique l’auteur, ne chante jamais la libération qui porte à reniement, ni le féminisme ni l’occidentalisation qui seraient au prix de l’amputation des racines, ni le choix « une fois pour toutes » d’une langue, d’un pays. Elle montre, fait sentir plutôt, les silences et sentiments enfouis des êtres, qui palpitent et travaillent en secret, les passages, les gestations. Dans des scènes parfois très violentes, souvent inspirées : « Silence de l’écriture, vent du désert qui tourne sa meule inexorable, alors que ma main court, que la langue du père (langue d’ailleurs muée en langue paternelle) dénoue peu à peu, sûrement, les langes de l’amour mort ; et le murmure affaibli des aïeules loin derrière, la plainte hululante des ombres voilées flottant à l’horizon, tant de voix s’éclaboussent dans un lent vertige de deuil - alors que ma main court… » Assia Djebar a réalisé deux longs métrages et publié une douzaine de romans et de recueils de nouvelles. Le Livre de poche réédite fin janvier 2002 Vaste est la prison, ambitieux récit romanesque consacré aux femmes algériennes.
Mireille Calle-Gruber : Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Maisonneuve & Larose, 282 p., 150,87 FF, 23 €uros.
Henriette Sarraseca
L’existence vagabonde de Mohamed Belhalfaoui
(MFI) "Indigène algérien musulman non naturalisé français" ou IAMNNF : tel était le statut au temps de l'Algérie française de Mohamed Belhalfaoui, un statut qu'il partageait avec des millions d'autres. Pourtant Mohamed Belhalfaoui avait réussi son bac et obtenu son diplôme d'instituteur. Une performance à l'époque, en 1933. Par la suite, Mohamed Belhalfaoui collectionnera les titres universitaires, tout en menant une existence vagabonde, animée par une passion, celle de donner ses lettres de noblesse à la littérature orale du peuple algérien, et donc à l'arabe dialectal. C'est l'histoire de cet intellectuel hors norme que raconte sa fille, Nina Hayat, dans un livre joliment intitulé L'Indigène aux semelles de vent. Car son père passera sa vie à émigrer et revenir, entre la France et l'Algérie, avec un intermède à Berlin-Est. Son départ précipité de Paris en 1959 pour la République Démocratique Allemande n'a qu'une seule raison : la police française lui a demandé d'enseigner l'arabe dialectal à ses agents qui pourchassent alors les Algériens soupçonnés de sympathie pour le FLN, et il préfère s'exiler plutôt que d'accepter. De RDA, il revient en Algérie après l'indépendance, et y occupe divers postes importants, mais son esprit frondeur lui vaut quelques démêlés avec l'administration de son pays, et il repart à Paris enseigner l'arabe à l'Ecole des Langues Orientales. Il mourra en France, non sans avoir publié, très artisanalement, un recueil de contes algériens.Pierre Vidal-Naquet a préfacé ce livre de Nina Hayat, qui est son troisième ouvrage, après La nuit tombe sur Alger la Blanche (avec une préface d'Edmonde Charles-Roux) et Des youyous et des larmes.
Nina Hayat : L'indigène aux semelles de vent, Editions Tirésias, 161 p., 100 FF, 15,24 €uros.
Claude Wauthier
Amours de villes, villes africaines
(MFI) Amours de villes, villes africaines est une anthologie réunie par le Tchadien Nocky Djedanoum à l’initiative de Fest’Africa, festival littéraire africain qui se tient chaque année à Lille, et composée de huit textes consacrés par chacun des auteurs pressentis à une ville.
C’est bien sûr, Cotonou, (sa) putain adorée, que choisit le Béninois Florent Couao-Zotti qui a déjà confié les intrigues de ses nouvelles et de son roman à cette ville et à ses quartiers chauds. « Une ville qui vous colle à la peau » affirme pour sa part, le Sénégalais Boris Boubacar Diop à propos de Saint-Louis du Sénégal tandis que le Togolais Kangni Alem choisit de débarquer à l’aéroport de TiBrava et que le Gabonais Ludovic Obiang choisit la trace d’un chauffeur de taxi pour nous emmener dans Libreville. Depuis son long et lointain exil normand, le Guinéen Tierno Monenembo évoque Conakry la « cité fantôme ». Et Monique Ilboudo choisit la première personne et prête voix à la capitale du Burkina Faso : « Mon nom c¹est Ouagadougou. Vous pouvez m’appeler Ouaga » tandis que l’Algérien Boualem Sansal interpelle Alger et s’interroge « Comment parler de toi sans te diminuer, sans te trahir? ». L’émotion de ce livre est aussi de retrouver Mongo Béti, dans le dernier texte qu’il ait écrit et publié, où il déclare son désamour d’une ville qu’il avait tenu à retrouver après une longue absence et qui a sans doute accéléré sa fin, Yaoundé, « capitale sans eau et où il pleut sans cesse ».
S’il n’est pas sûr que ce volume composite donne envie de se précipiter sur la première agence de voyages venue afin d’y retenir son billet pour l’une des destinations décrites -mais tel n’était pas le but-, Amours de villes, villes africaines offre, en revanche, un avant-goût des talents divers de ces écrivains et une visite très personnelle de la cité retenue.
Editions Dapper, 158 p., 70 FF, 10,67 €uros.
B.M.
Vingt ans à Dar-es-Salaam
(MFI) Le principe de la collection « Avoir 20 ans à... » est simple : tenter de répondre à cette question « Comment à 20 ans vit-on dans le monde ? » et, pour ce faire, donner la parole à deux ou trois témoins et à un photographe. Après Téhéran et Bamako mais aussi Moscou et La Havane, voici Dar-Es-Salaam, la capitale d’un pays, la Tanzanie, singulièrement absent de la une des journaux.
« Dar-Es-Salaam semble avoir été oubliée du monde. Qui connaît Dar ? Point de guerre ni de dictature, les médias internationaux ne posent pas leurs yeux sur un « havre de paix ». Peut-être parce que la paix, quand elle dure depuis longtemps, est difficile à voir, pas assez belle » disent Kashinde Mlenzi et Finnigan Wa Simbeye, les deux auteurs pressentis pour ce livre. Si la ville est absente de l’actualité africaine la plus urgente, il semble pourtant que les problèmes ne manquent pas pour la jeune génération qui l’habite. L’immigration urbaine, le chômage, le sida et tous les tabous et interdits associés à ce fléau, la survie au quotidien par la prostitution, les petits boulots... Le cortège des fléaux urbains est ici aussi riche qu’ailleurs et il ne reste souvent aux infortunés que quelques échappatoires et artifices pour tenter de vaincre la misère et l’ennui : le culturisme pour les garçons, les concours de beauté pour les filles, la religion et son refuge, la prière dans l¹église ou la mosquée, la musique, la danse, à moins de choisir ou de rêver l’exil de « faire un grand virage et de filer »comme le disent les « masimela », les « volontaires pour immigrer illégalement »...
Les photographies en noir et blanc de Frédéric Noy plongent au coeur de ce quotidien incertain et viennent à l’appui de ce regard souvent triste, empreint d’inquiétudes, d’incertitudes et de doutes. « La vie à Dar est dure » dit le rap des candidats au départ...
Editions Alternatives, 96 p., 80 FF, 12,20 €uros.
B.M.