Un auteur à découvrir
Russell Banks raconte le cauchemar américain
(MFI) Nouveau président du Parlement international des écrivains - après Wole Soyinka et Salman Rushdie - l’Américain Russell Banks militait pour les Droits civiques dans les années 60. Grands thèmes de ses dernières nouvelles, ainsi que de ses œuvres précédentes : le racisme, l’injustice, la survie des petites gens.
Auteur d’une dizaine de romans et de plusieurs recueils de nouvelles, Russell Banks appartient à la génération d’écrivains américains arrivés à maturité au milieu des années 80 et dont l’oeuvre se caractérise par un retour au réalisme et au vraisemblable. Les romans de Banks, explique son éditeur Ted Solotaroff, « ont renouvelé le concept de réalisme en littérature en recampant la fiction dans les réalités politiques et sociales de la vie américaine et en donnant la parole aux laissés-pour-compte ».
En effet, les héros de Banks ne sont pas des intellectuels ou des esthètes aux prises avec les limites du logos et de l’imagination, mais des êtres qui souffrent, des êtres souvent frustes, emblématiques de cette Amérique profonde et prolétaire dont l’auteur lui-même est issu. Né en 1940 en Nouvelle-Angleterre dans une famille ouvrière, Banks a connu la pauvreté, la privation et la violence domestique qui l’ont profondément marqué et qui constituent souvent l’arrière-plan de sa fiction. Ses personnages sont plombiers, peintres en bâtiment, étalagistes, représentants en chaussures, comptables, restaurateurs: des êtres en dérive, victimes de leurs propres démons et qui tentent en vain de reprendre le contrôle de leur destin. A travers les drames et les frustrations de ses personnages, Banks explore aussi les limites du rêve américain.
Venu à l’écriture un peu par hasard, c’est en 1975 que Banks fait paraître son premier livre. C’est un recueil de nouvelles: Searching for survivors ou A la recherche des survivants. Titre qui donne d’emblée le ton de l’oeuvre à venir, une oeuvre épique dédiée tout entière à la lutte des petites gens pour la dignité et pour la survie. L’ancien bricoleur Bob Dubois recyclé en passeur d’immigrés clandestins et la jeune réfugiée haïtienne Vanise Dorsinville, principaux protagonistes de Continents en dérive - roman qui fut nominé pour le prestigieux Pulitzer prize en 1986 - sont représentatifs de ces éternels perdants d’une société rongée par les différences de classe et de race qui peuplent la fiction de Banks. Affliction raconte la descente en enfer d’un flic alcoolo dans le New Hampshire. De beaux lendemains est la fable cruelle d’une nation sacrifiant son avenir sur l’autel des dieux de la consommation. La question de la race est au coeur de son dernier roman Pourfendeur de nuages dans lequel l’auteur retrace la guerre héroïque contre l’esclavage menée par le célèbre abolitionniste américain John Brown. Engagé depuis le milieu des années 60 dans le Mouvement des droits civiques, Banks met en scène dans ce roman à résonance historique la relation conflictuelle entre les races qui rend si complexe l’identité américaine.
Rapporté par le fils de John Brown qui se souvient de la personnalité écrasante du héros, de ses rapports compliqués avec sa famille et ses enfants, ce roman revisite également les thèmes de la famille brisée, de la violence à l’égard de l’enfance qui sont des constantes de la fiction de Banks. En fait, les livres de Banks racontent tous la même histoire, une histoire hantée par les fantômes de son enfance, obsédée par la recherche de ce père alcoolique et brutal qui partit sans laisser d’adresse lorsque Russell avait onze ans. Dès lors, Banks ne cesse de se mesurer à ce père absent et ses récits sont autant d’artifices dédiés à cette traque obsessionnelle jusqu’à l’épuisement.
* En France, tous les livres de Banks sont publiés aux éditions Actes Sud. Son dernier livre est un recueil de nouvelles intitulé: L’Ange sur le toit. Traduit de l’anglais par Pierre Furlan, Actes Sud, 208 p., 109 FF.
Tirthankar Chanda
Ken Bugul, au coeur du pays fantôme
(MFI) En 1983, une jeune femme, alors employée au planning familial de Dakar, publiait un livre dérangeant dans lequel elle contait ses errements et dérives dans l’Europe de la fin des années 60 : Le Baobab fou (N.E.A.) que son éditeur lui avait conseillé de signer d’un pseudonyme, Ken Bugul, autrement dit en wolof « celle dont personne ne veut ». Après bien des bouleversements dans sa vie professionnelle et privée, Ken Bugul est, depuis plusieurs années, installée au Bénin. En 1994, elle mettait fin à un long silence littéraire en publiant Cendres et braises (L’Harmattan), suivi en 1999 de Riiwan ou le chemin de sable (Présence africaine), deux romans nourris, comme le précédent, par sa propre expérience. Prenant quelques distances avec le récit en large partie autobiographique, Ken Bugul propose un nouveau livre : La Folie et la Mort (Présence africaine).
Dans ce roman, elle croise les destinées de deux jeunes protagonistes, Fatou Ngouye et Mom Ndioum. Dès les premières pages, cette dernière confie à son amie qu’elle a décidé « de se tuer pour renaître »... Dès lors, le roman conjuguera les chemins et leurs croisées, emportant le lecteur dans un univers mêlant la quotidienneté la plus immédiate aux dérives oniriques aux limites du fantastique. Du choix délibéré de Mom Ndioum de subir la terrible épreuve du tatouage des lèvres aux exactions commises par les sbires du Timonier qui impose sa terreur à l’ensemble de la population, le roman est une dérive au coeur des extrêmes, sur les chemins de... La Folie et de la Mort.
Mais dans ce récit, un troisième personnage, essentiel, surgit : la radio que Fatou Ngouye emporte partout avec elle, qui constitue en quelque sorte sa liaison au monde et qui lui en restitue les échos. Ainsi, dans un étonnant dialogue avec cette voix de l’ailleurs, l’héroïne prend place, au même titre que ses proches (que son continent ?) dans le concert universel. Ainsi Ken Bugul conçoit-elle la destinée singulière de son personnage qui ne s’entend que dans une attention au devenir de l’autre. Enraciné dans « un pays fantôme, absurde, ridicule et maudit comme il y en a bon nombre sur ce continent », La Folie et la Mort est un livre à l’écoute du monde, de ses bruits et de ses fureurs - les folies rwandaises, les drames sierra-léonais ou congolais, mais aussi les bruits du Proche-Orient ou du Timor et les fureurs kurdes ou tchétchènes...
Présence Africaine, 236 pages, 125 FF.
Bernard Magnier
Magique Marie Ndiaye
(MFI) Jeune métropolitaine paumée, « fille ordinaire, statique, bleu sombre », Rose-Marie Carpe débarque en Guadeloupe, enceinte et flanquée d’un morne gamin, à la recherche de son aventurier de frère Lazare. Là, Marie Ndiaye donne à voir un monde particulier : morose, morbide. Un monde riche de mensonges, de métamorphoses, de symboles, de trahisons, de mal-être, de flash-back. Enfance banale à Brive-la-Gaillarde, aux côtés de parents froids, études désastreuses à Paris, puis un travail ennuyeux en région parisienne, deux grossesses issues de circonstances honteuses... toute la vie de Rosie semble être une suite de ratés qui ne l’inquiètent pas, ou si peu. « Quand elle regardait vers ces années (avant son voyage outre-mer), elle s’engloutissait mentalement dans un flot d’insipidité jaune à la crête duquel émergeraient les figures de plus en plus floues, souriantes, hébétées, de Lazare et des parents Carpe... »
Rosie Carpe, huitième roman de Marie Ndiaye, est sans doute le plus accompli. Non seulement on y retrouve les grands thèmes qui l’ont révélée – famille démembrée ou recomposée, étrangeté du quotidien, quête d’identité –, mais surtout, son style semble ici totalement réalisé. Créativité inouïe, intrigue(s) palpitante(s), irriguées de phrases longues, merveilleusement charpentées, d’époques et de lieux emmêlés, de sensations, de saveurs, de souvenirs et de couleurs.
Née en 1967 près d’Orléans (France), d’une mère française et d’un père sénégalais, Marie Ndiaye se fait remarquer lorsqu’elle publie, à dix-huit ans, Quant au riche avenir (titre prophétique). Depuis, livre après livre, elle n’a cessé de surprendre, tant par son style, que par l’impression de malaise qu’elle laisse à son lecteur. Un sentiment qui ne vas pas sans questionnement sur soi, sur la société : de La femme changée en bûche (1989) à Hilda (1999), chaque compagnonnage avec cet auteur est une ouverture vers l’Autre, exclu de la société ou « étranger » en quête de ses origines.
Marie Ndiaye : Rosie Carpe. Editions de Minuit, 344 p., 125 FF.
Luc Ngowet
Un inédit d’Anthony Burgess : le triomphe de l’humour
(MFI) Auteur bien connu du terrible roman Orange mécanique (adapté à l’écran par Stanley Kubrick), le Britannique Anthony Burgess (1917-1993) est une des figures majeures de la littérature de notre temps. Auteur puissant et prolifique, il s’est lancé dans l’écriture, en 1959, quand les médecins lui ont annoncé qu’il était atteint d’une tumeur au cerveau et qu’il ne lui restait plus qu’une année à vivre. Voulant laisser à sa femme de quoi « voir venir », il s’est plongé dans l’écriture. Résultat : une longue série de succès, et plus de trente années de sursis ! Il n’est pas impossible que son formidable humour ait contribué à lui rendre la santé. Humour constamment présent dans cet inédit, Le Docteur est malade, qui appartient à sa première période et prend pour point de départ l’autobiographie. L’anti-héros, Edwin Spindrift (mot qui signifie écume qui dérive de la mer), se retrouve à l’hôpital où il va subir une opération du cerveau. Docteur en linguistique, socialement et intellectuellement « arrivé », c’est pourtant un personnage aussi inconsistant que son patronyme : cérébral et impuissant, il voit son épouse le tromper abondamment pour finir par le quitter. Obsédé par la matière pointilleuse qu’il enseigne à l’université, il est incapable de répondre à la question : « Dites-moi ce que vous voulez faire de votre vie ». En partie lucide, il lui arrive de s’interroger lui-même : « Etait-il un complet imbécile ? » Reflet d’un type humain courant à peine caricaturé, Edwin s’évade -ou bien rêve qu’il s’évade de l’hôpital- et se retrouve embringué dans une série d’aventures rocambolesques et farfelues, à l’image d’une vie livrée au hasard et à l’absurde. Point fort : un irrésistible comique des situations, et une autodérision que les « British » ont beaucoup cultivée mais que tout un chacun peut apprécier.
Anthony Burgess : Le Docteur est malade. Le Cherche Midi éditeur, 248 p., 110 FF.
Henriette Sarraseca
En poche...
Remember Ruben de Mongo Béti
(MFI) Publié pour la première fois en 1974, Remember Ruben a marqué le retour à la création romanesque de Mongo Beti, après la longue période de silence qui avait suivi la publication du Roi miraculé, en 1958. Ce livre faisait suite et devenait en quelque sorte la mise en pratique romanesque d'un virulent essai alors censuré, Main basse sur le Cameroun.
Le titre est une référence immédiate au leader syndicaliste Ruben Um Nyobe et à son destin tragique évoqué dans ce livre. Remember Ruben qui porte un sous-titre significatif, «autopsie d'une décolonisation», et dont l'action se situe entre 1940 et 1960, met en scène deux stratégies de lutte qui finiront par se rencontrer et s'unir dans une même action. Mor Zamba, infirmier puis chauffeur de camion, a découvert les luttes syndicales et politiques dans le cadre de son travail tandis que son ami Abéna a, pour sa part, choisi de s'engager dans l'armée et sera initié au combat lors des guerres coloniales d'Indochine et d'Algérie. L'un et l'autre se retrouveront, animés par l'exemple de Ruben, dans une même volonté d'en finir avec la colonisation et d'entreprendre la lutte armée afin d'y parvenir...
Remember Ruben sera suivi de deux autres romans d'une inspiration voisine : Perpétue et l'habitude du malheur, en 1974, et La Ruine presque cocasse d'un polichinelle, en 1979, ce dernier sous-titré « Remember Ruben 2 ».
Réédition Serpent à plumes, 442 p., 52 FF.
B. M.
La Grève des bàttu d’Aminata Sow Fall
(MFI) A Dakar, Mour Ndiaye, directeur du service de la salubrité publique, a chargé son adjoint, Kéba Dabo, d'assainir la ville et de la vider de ses mendiants, ces « encombrements humains », ces « ombres d’hommes ». Avec efficacité, Kéba Dabo réussit parfaitement sa mission, repoussant les mendiants hors de la cité et les parquant dans un même endroit éloigné. Mour Ndiaye s'attribue la réussite de l'opération. Il est promu « chevalier de l'ordre des Méritants » et croit pouvoir obtenir le poste de Vice-Président qui doit prochainement être créé. Il consulte alors Serigne Birama le marabout qui n'exclut pas une promotion mais lui conseille une importante aumône et le sacrifice d’un taureau dont il devra distribuer les morceaux aux mendiants dans tous les quartiers de la ville. Mais à l'heure de la distribution les mendiants refusent de mendier et de tendre le « bàttu », autrement dit en wolof la sébille que tend le mendiant...
Telle est la trame de La Grève des bàttu, deuxième roman de la romancière sénégalaise Aminata Sow Fall. Un roman, publié pour la première fois en 1979, qui vient d’être adapté à l’écran par le cinéaste sénégalais Cheikh Omar Cissoko sous le titre Bàttu et, conjointement, d’être réédité en format de poche.
Réédition Serpent à plumes, 168 p., 42 FF.
B. M.