L'essentiel d'un livre
La double vie de Nina Bouraoui
(MFI) Pour son sixième roman, Garçon manqué, la romancière franco-algérienne Nina Bouraoui offre une émouvante confession sur les difficultés de son existence partagée.
Depuis La Voyeuse interdite en 1991, Nina Bouraoui n’a cessé de produire une littérature exigeante, un univers romanesque dérangeant avec des héros malmenés, en proie au mal-être et souvent confrontés à l’adversité et à une identité incertaine. Poing mort en 1992, Le Bal des murènes en 1996, L’Age blessé en 1998 ont ainsi ponctué cette quête. Garçon manqué (Editions Stock), son sixième roman, a été engendré dans les affres d’une douloureuse quête identitaire, entre deux terres, entre deux sexes, dans les méandres de ce qu’elle nomme sa « double vie ».
Garçon manqué est incontestablement le livre du déchirement, à défaut d’être celui -tant espéré, tant souhaité- de la réconciliation. « J’ai deux passeports. Je n’ai qu’un seul visage apparent »... « Je reste entre deux pays. Je reste entre deux identités »... Les phrases martelant la douleur se succèdent pour dire la déchirure. Entre l’Algérie et la France mais aussi entre le sexe masculin et le sexe féminin : « Tous les matins je vérifie mon identité. J’ai quatre problèmes. Française ? Algérienne ? Fille ? Garçon ? ». Elle, qui est la seule fille à jouer au football et que son copain Amine « aime comme un garçon », confiera, plus tard, plus loin : « Ma vie a un secret. Moi seule sais mon désir, ici, en Algérie. Je veux être un homme. Et je sais pourquoi. C’est ma seule certitude, ma seule vérité. Être un homme en Algérie c’est devenir invisible ».
Dans son introspection et dans l’intimité du questionnement, Nina Bouraoui traque la vérité au coeur de la blessure, dans la trahison d¹un homme (« le viol de ma confiance »), dans le refuge d¹une identité masculine lorsqu¹elle emprunte le pantalon de son ami (n’est-ce pas à cet instant, par ce geste, par ce vol, que prend l’homosexualité ?), comme dans les blessures de la guerre et les traces de mort laissées au sein même de la famille. Dès lors, sans doute la solution serait dans l’écriture mais, là aussi, la déchirure demeure présente : « J’écrirai aussi pour ça. J’écrirai en français en portant un nom arabe. Ca sera une désertion. Mais quel camp devrais-je choisir ? Quelle partie de moi brûler ? »
Française en Algérie, algérienne en France, elle subit avec une hargne contenue -mais libérée par l’écriture- son « étrangeté ». Revendiquant l’une et l’autre part de son identité, elle offre ainsi une variante aux propos que, en d’autres temps et en d’autres lieux, Samba Diallo, le héros du roman du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, avait proféré : « j’ai mal de n’être pas deux ». Deux parties à ce livre. Deux parties bien sûr. L’une à Alger, l’autre à Rennes. Les deux faces d’un miroir qui hurle l’indifférence, l’incompréhension et l’exclusion. Car cet itinéraire d’aller-retour entre les deux pays renvoie à une même douleur. Et le retour en Algérie ressemblera au départ vers la France, « vite et en désordre »... Deux parties ? Pas tout-à-fait car il en existe une troisième, intitulé « Tivoli », puis une quatrième, « Amine ». Toutes deux très brèves, comme lorsque les mots sont devenus inutiles et impuissants à dire la rupture et l’aube d’une autre vie, d’un ailleurs rencontré dans un jardin de Rome. La douleur est prolixe, parfois bavarde, tandis que le bonheur semble se satisfaire dans le silence et le non-dit.
Garçon manqué est un livre abrupt et vrai, heurté et composé de phrases brèves. Un livre à vif, comme on le dirait d’une plaie, sans doute absolument nécessaire à son auteur afin qu’elle retrouve, plus tard, pour d’autres pages, entre les douloureuses incertitudes, l’absolue évidence d’être un écrivain.
Stock, 198 pages, 95 FF.
Bernard Magnier
Le Parcours initiatique d’une jeune Guyanaise
(MFI) Les Secrets du manguier, premier roman de la Guyanaise Oonya Kempadoo, raconte une initiation à la sexualité, sur fonds de turbulences politiques. Son action se déroule à Tamarind Grove, un village perdu de la Guyana anglaise. Les parents de Lula, jeune métisse de père indien et de mère africaine, sont des intellectuels, leur maison est bourrée de livres et, summum de raffinement, c’est la seule du village à disposer d’un « living ». Dads et Mams sont très respectés et écoutés dans le quartier, malgré leurs sympathies politiques qui les mettent en porte-à-faux avec le parti noir au pouvoir. Mais, à dix ans, la narratrice Lula est imperméable aux tensions politiques. Elle se contente de vivre, d’aller à l’école, de faire les quatre cents coups avec sa copine portugaise Judy. C’est à travers les tribulations de celle-ci, de trois ans plus âgée qu’elle, et amoureuse d’un jeune Noir au grand désespoir de sa mère, que Lula va découvrir la féminité ainsi que les interdits et les tabous d’une société en proie aux rivalités interethniques.
Parallèlement à ce thème de la sexualité, court celui de la dégradation du climat politique. Ce pourrissement est habilement suggéré tout au long du livre à travers des anecdotes qui ponctuent l’histoire principale avant de la rejoindre : maisons indiennes incendiées, viol de la femme du pasteur, humiliation en règle des enseignant d’origine indienne par le proviseur du lycée, enfin, descente de police chez Lula qui va conduire la narratrice et sa famille à quitter Tamarind Grove, mettant fin à l’enfance, l’innocence symbolisées par les secrets que la narratrice confie à Buxton Spice, le manguier qui surplome sa maison.
Les Secrets du manguier est un roman triste, dont l’écriture foisonnante et hallucinée nous hante longtemps.
Oonya Kempadoo : Les Secrets du manguier, Grasset, 247 pages, 118 FF.
Tirthankar Chanda
Un grand Brésilien à découvrir
(MFI) Après vingt ans d'absence, Tontonhim - tel est son nom - revient dans ce Nordeste du Brésil qui l'a vu naître au sein d'une famille plus que modeste. Entre temps, il est devenu cadre moyen dans une banque de São Paulo. Cela aurait pu représenter un motif de fierté pour beaucoup d'ex-candidats à l'émigration dans les grandes villes. Pas pour lui, dont le retour aux racines s'effectue dans l'appréhension et le désabusement.
On comprend mieux pourquoi lorsqu'est signifiée la cause du départ de son village. Le grand frère Nelo, “ le fils prodigue ”, découvert “ le cou passé dans une corde, pendu au crochet du hamac, les yeux exorbités, la langue pendante, énorme, en dehors de la bouche, la tête tombant sur le côté complètement disloquée, un tableau terrifiant, épouvantable, l'horreur, la douleur ”.
Hanté par cette image ainsi que celles d'un père alcoolique et d'une mère devenue à moitié folle, Tontonhim trouvera néanmoins le courage d'affronter un passé enfoui de longue date ainsi qu'un présent peu reluisant. Petit à petit, il redécouvre les saveurs, les odeurs, la beauté, mais aussi les lâchetés et les contradictions de sa terre natale. Tous ces petits riens, si insignifiants, qui permettent quand même de survivre et de donner un sens à l'existence. Fugitivement, il y aura même l'amour. Tout cela est décliné avec simplicité et sobriété par un écrivain en passe de s'imposer comme l'un des grands auteurs brésiliens contemporains.
Antônio Torres : Chien et Loup, Phébus, 213 p., 119 FF.
Philippe Triay
Monique Agenor, conteuse de l’océan Indien
(MFI) Avec Cocos de mer, Monique Agénor propose une ballade entre mythes et légendes parmi les îles de l’océan Indien. Un voyage dont les escales sont à Madagascar, aux Comores, à La Réunion, à Rodrigues, aux Seychelles et à Maurice. Pour chacun de ces lieux, la conteuse et romancière réunionnaise (on se souvient en particulier de Bé-Maho) a composé un ou plusieurs contes modernes, récits où se mêlent le quotidien soudain bouleversé par l’intrusion d’un élément singulier.
Dans ces textes, les mythes naissent des confluences et des rencontres. Ainsi, pouvons-nous croiser, tour à tour, Kim la Sino-Africaine de la Réunion, Hadidja la fillette comorienne, Saïd Aman le Tamoul du Gange arrivé à Maurice, Elie l’émigrant rodriguais échoué à La Réunion et Priscilla, la Hollandaise en quête de racines. Tous vont et viennent en quête de destins et d’origines, tandis que s’affrontent Madras-la-soie et Chapeau-la-paille dans la Ravine à malheurs... Tous se croisent dans les pages de ce recueil car ils sont les acteurs du grand brassage humain dont ce carrefour du monde est à la fois le témoin et le creuset.
Le Serpent à plumes, 160 pages, 89 FF.
B. M.
Une réflexion sur la philosophie du voyage
(MFI) Universitaire, spécialiste de l’Orient, Jean Chesneaux est un vieux monsieur qui a intelligemment vu le monde entier. Les propos sur le voyage qu’il publie aujourd’hui nous concernent tous ; ils passionneront même celui qui n’a jamais dépassé son village. Il mêle en effet au récit de ses pérégrinations, de l’Amérique à l’Australie en passant par Grenade, Jérusalem et les îles du Pacifique, une réflexion philosophique sur l’ailleurs et l’universel, la différence et le semblable, et sur la connaissance de soi qu’en récolte le voyageur.
En ce temps de mondialisation, de l’habitat comme de la vie quotidienne, il évoque l’importance de l’amitié, seule porte ouverte sur les autres, et celle du silence, si utile pour entrer dans la réalité locale. Il remarque combien ce goût effréné des habitants des pays riches pour les ruines des civilisations disparues ne peut que traduire leur propre crise de civilisation. Il souligne qu’un « bon usage du monde implique un bon usage de soi-même ». Il s’interroge enfin sur le regard porté sur la nature qui invite, partout, à méditer sur le destin d'une planète en danger.
Jean Chesneaux : L’Art du voyage, Bayard Editions, 280 pages. 130 FF.
Moïra Sauvage
Un demi-siècle de musique africaine
(MFI) Cet ouvrage de Frank Tenaille, journaliste bien connu de la scène musicale africaine, propose en quelques portraits de dresser un bilan de cinquante ans d’histoire musicale africaine. Autour de portraits d’artistes comme Joseph Kabasele, Rakoto Frah, Granmou Lele, Toure Kunda ou Cesaria Evora ou Fela, il brosse une analyse d’une époque et du contexte dans laquelle leur musique s’est inscrite. L’enracinement du reggae en Afrique, les contradictions du griot moderne, le féminisme, l’immigration, les racines du blues, la mémoire de l’identité, sont quelques-uns des thèmes brossés dans cet ouvrage. Un glossaire des termes et genres musicaux, des instruments et une discographie sélective complètent cet intéressant ouvrage. On regrette néanmoins de ne pas y découvrir d’informations très nouvelles et peu d’évocations des plus anciens et des plus jeunes. Mais toute publication contribuant à renforcer la connaissance sur les musiques urbaines africaines trop longtemps ignorées est un élément précieux. L’ouvrage de Frank Tenaille apparaît donc comme une contribution non négligeable à l’analyse du rôle des créateurs africains et de leur poids social et culturel en Afrique comme dans le monde.
Le Swing du caméléon - Musiques et chansons africaines 1950-2000, Actes Sud, 315 p., 149 FF.
Sylvie Clerfeuille
Vivre dans le delta intérieur du Niger
(MFI) De Tombouctou à Djenné et Ké-Macina, sur le delta intérieur du fleuve Niger au Mali, vivent un million de personnes. L'eau est reine dans ce lieu de contrastes, d'échange, de mouvance. Large fleuve, lacs qui gonflent ou s'amenuisent au gré de la crue annuelle, nature forte et fluctuante à laquelle hommes et femmes doivent sans cesse s'adapter. Principale ressource : la pêche. Le bois est ramené dans de vastes barques des régions forestières. Ici comme ailleurs, les femmes cultivent des jardins communautaires, les jeunes se rencontrent le soir au saro, pour parler de la vie. Les magnifiques photos de Gilles Coulon sont ponctuées par des textes de Marie-Laure de Noray qui donnent à voir, en de brèves scènes ou portraits, la vie des gens : maire, commerçants, notable aveugle, pasteur nomade, pêcheurs bien sûr, marchande de riz, vendeur de petits rêves (bouilloires, crèmes, tapis de prière…), intellectuel, ou encore matrone et infirmier qui viennent de Bamako, une fois l'an, proposer leurs services. Au total, un kaléidoscope vivant d'une région "qu'on ne déserte jamais vraiment. On quitte parfois le Delta, de plus en plus souvent il est vrai, ou de plus en plus longtemps, mais on y revient toujours".
Delta : Vivre et travailler dans le delta intérieur du fleuve Niger au Mali. IRD (Institut de recherche pour le développement), 114 p., 190 FF.
Henriette Sarraseca