(MFI) Lylian Kesteloot est une spécialiste reconnue de la littérature africaine. Chercheur à l’Institut de recherches de l’Université de Dakar (IFAN) et chargée d’un séminaire au CIEF (littérature francophone) à la Sorbonne-Paris IV, elle vient de publier une Histoire de la Littérature négro-africaine qui apparaît d'ores et déjà comme une référence.
Après avoir publié il y a une trentaine d’année sa première thèse de doctorat de lettres sur les écrivains noirs de langue française et sur les itinéraires du mouvement de la négritude, Lylian Kesteloot a produit différents essais sur Césaire, sur Senghor, puis une célèbre anthologie négro-africaine, qui a fait l’objet de nombreuses rééditions. Elle est aussi une spécialiste de littérature orale, et a édité récemment en collaboration une anthologie des grandes épopées africaines. Aujourd'hui, cette Histoire de la littérature est une refonte complète de la thèse de 1961, depuis longtemps introuvable. Ordonnée de manière chronologique, elle a été conçue comme un outil de travail pour les universités francophones. Si l'ensemble (imposant) n'est pas exhaustif -l'auteur n'y traite que de la littérature de langue française, et reconnaît elle-même parler peu des écrits d’Afrique anglaise ou portugaise, et n’aborder que pour mémoire la littérature orale- ce n'en est pas moins une « somme » qui se devra de figurer dans toutes les bonnes bibliothèques.
On peut s'interroger sur le qualificatif de littérature « négro-africaine », que Lylian Kesteloot a conservé pour décrire son champ d'exploration. Elle rappelle que « c’est la définition que les écrivains africains des années 50-60 s’étaient donnés eux-mêmes. Plusieurs critiques littéraires ont tenté de trouver d’autres dénominations, ou de diluer l’histoire des écrivains négro-africains dans la littérature francophone en général, mais personnellement je considère qu’il y a une cohérence propre à cette aventure littéraire et que le terme négro-africain est pertinent ».
L'ouvrage situe les origines de cette littérature dans les années 30, avec la sortie de Légitime Défense, à l’époque parisienne de Senghor, Césaire, Damas, rappelle l’influence de la Revue du Monde noir, revue faite par des Antillais, et intègre le rôle de certains personnages comme Lamine Senghor, un syndicaliste politique dont les écrits virulents marquèrent les esprits et la prise de conscience des écrivains noirs. Suit la période de Présence Africaine, à partir de 1947, celle de la FEANF (la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire) qui jouait un grand rôle à Paris, enfin celle des deux Congrès de la FEANF de 1956 et 1959 : on discerne mieux, ainsi, l'importance du contexte politique sur l'essor de cette littérature, à l'heure de la décolonisation, et des interventions des députés africains au Palais Bourbon.
Avec les années 60, les écrivains parlent de remettre en cause la langue française dans leurs écrits. Mais cette revendication n'est pas forcément suivie d'effet : « personne n’était disposé à publier les langues nationales. Sauf dans les pays anglophones, en particulier au Nigéria où on les publiait déjà. Les pays francophones étaient sous la coupe de la coopération française, y compris pour les réformes de programmes scolaires. C’était un frein » souligne Lylian Kesteloot. « Et puis les linguistes ont découvert aussi que les langues nationales présentaient des difficultés notamment au sujet des idées abstraites que les Africains scolarisés n’utilisaient qu’en français. »
Le travail sur la langue, illustré essentiellement par Kourouma
Aujourd'hui, sur ce plan, peu de choses ont changé, constate-t-elle. « Car, sauf au Mali, on n’enseigne toujours pas les langues africaines. La langue française est toujours à la base de l’enseignement et les éditeurs français ne sont pas prêts à publier des livres dans des langues nationales, faute de marché suffisant. Il y a tout de même eu quelques romans maliens et sénégalais et des recueils de poésie en wolof ou en peul édités ces dernières années mais c’est relativement marginal » Mais l'usage du français auquel la plupart se sont ralliés, considérant le français comme un bien acquis, s'est coloré, a su trouver chez un certain nombre de ces écrivains une nouvelle saveur. « Beaucoup de bons écrivains, note cependant l'auteur, continuent d’utiliser une langue assez classique. Avec des exceptions. Aux Antilles, il y a le phénomène de la créolité auquel je consacre un chapitre en citant en particulier Confiant et Chamoiseau. Je pose le problème du français d’Afrique dans les dernières années du siècle. Le dernier livre de Kourouma, Allah n’est pas obligé, utilise un français réduit, ce que l’on appelle en Côte d’Ivoire "le français de Yao" ».
Mais, tient-elle à préciser, « le vrai langage créatif de Kourouma, se trouve dans ses oeuvres précédentes, notamment Les soleils des indépendances où il introduit des termes malinkés dans une syntaxe qui demeure très française. Kourouma a une grande maîtrise de la langue et peut se permettre un certain nombre de dérives. Mais il est un peu le seul. Ce que nous voyons souvent ce sont des écrivains débutants qui publient des romans en utilisant un français souvent fautif, un mauvais français. Cela fait le désespoir des professeurs africains ! »
A propos des thèmes abordés par les œuvres littéraires africaines, on peut s'interroger sur le degré d'engagement de cette littérature, à une époque de revendication identitaire et de besoin de prendre en main son destin de façon autonome. Pourtant, relève Lylian Kesteloot, l’engagement n'est pas la tendance dominante. Dans les années qui suivent l’indépendance naît une forme « d'euphorie » qui va durer presque quinze ans. « Il y a une espèce de joie, de vigueur dans le roman, la poésie, le théâtre, même lorsqu’il s’agit de critiquer les mœurs naissantes des nouveaux gouvernements. L’espoir était permis ». A côté des « romans de village », qui content des histoires anecdotiques dans un environnement local, on trouve les pièces d'Aimé Césaire et Bernard Dadié, les poèmes de Edouard Maunick, les romans de Cheikh Hamidou Kane et Edouard Glissant. « Les romanciers sont plutôt optimistes. Le premier son de cloche qui va ébranler ce bel enthousiasme, vient de Kourouma avec Les Soleils des indépendances et de Yambo Ouologem avec Le devoir de violence. Autant Kourouma est bien perçu parce que son livre n’est pas dérangeant et qu’il y a une rénovation du style et beaucoup d’humour, autant Ouologem est décrié dans la mesure où il attaque le mythe de la Négritude, l’Afrique des sources ». Ouologem, accusé également de plagiat, formule une critique d’une Afrique précoloniale qui pour beaucoup de lecteurs était mythique. Cela ne lui fut pas pardonné.
Les romanciers du chaos
Jusque dans les années 80, coexistent différentes veines romanesques, avec les romans pleins d’humour de Massa Makan Diabaté, de Françis Bebey, d’Henri Lopès ou le Wangrin d’Amadou Hampaté Ba. Une phase de « léger désenchantement, mais sans tragique ». Le ton change avec la crise économique et le début des politiques d’ajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds. Les problèmes économiques, la sécheresse, les coups d’État font leur entrée en littérature... « On s’aperçoit que les gouvernants sont corruptibles, que les pays, vingt ans après l’indépendance, dépendent toujours de l’étranger. Visiblement on aborde alors un autre courant littéraire avec Sony Labou’ Tansi, Williams Sassine, Emmanuel Dongala, Fantouré et Tierno Monénembo. Toute une série d’auteurs remettent en cause l’idéologie d’une indépendance axée sur la croissance, le développement de l’Afrique et répercutent au contraire ses crises. Ce sont les romanciers du chaos. »
C’est dans cette dernière perspective que s’inscrivent également des romanciers plus jeunes comme Mamadou Konaté ou Boubacar Boris Diop « qui perçoivent l’Afrique en termes de questionnements, avec une inquiétude profonde qui n’existait pas avant. Ces auteurs-là sont aussi engagés à mon avis que les premiers. Ce ne sont pas des militants mais des hommes qui réfléchissent et qui tiennent à être témoins. »
Les genres tendent aussi à se diversifier. On découvre les premiers romans policiers, et des œuvres totalement imaginaires, tel le jeu de la mer, d’une jeune Sénégalaise, Khady Sylla, « une pure fiction poétique ». On trouve davantage d’œuvres psychologiques, l’une des premières, rappelle Lylian Kesteloot, étant celle de Malik Fall, La Plaie. Enfin les romanciers introduisent de la psychologie dans leurs personnages, tandis que Boubacar Boris Diop aborde le domaine de la psychanalyse. Le roman d'amour (où se distingue Pius Ngandu) est produit « à doses homéopathiques ».
Si l'on demande à Lylian Kesteloot ce qu'elle pense des évolutions propres au domaine de l'édition, elle reconnaît la tendance actuelle des auteurs, qui est de préférer les grandes maisons d’édition françaises aux éditions africaines ou spécialisées. « Les auteurs veulent être lus et reconnus par un public français et par seulement par leurs compatriotes. Mais à mon avis, les très bons auteurs, même s’ils sont publiés par de petits éditeurs, percent toujours. Voir Boris Diop, repris par Stock, et Kourouma actuellement au Seuil. Sans parler du livre de Mariama Ba traduit en 25 langues après une première sortie aux NEA de Dakar. Il me semble que ce problème de l’éditeur tient du snobisme. Aujourd’hui les écrivains africains sont constamment sollicités par des colloques, des semaines du livre, des résidences d’écriture et d’autres rendez-vous comme le Festival de Limoges. On les fait parler tout le temps et ils ne gardent pas toujours la tête froide. »
Autre question qui préoccupe Lylian Kesteloot, le rôle des femmes dans cette littérature. Elles prennent la parole « avec un sérieux retard », qui sera compensé par la qualité, souvent, de leur production. Aminata Sow Fall, l’une des premières, a publié en 1979. Après elle, émergent les noms de Were Were Liking, Mariama Ba, Calixte Beyala, Philomène Basseck, Véronique Tadjo et Tannela Boni, toutes deux ivoiriennes et professeurs d’université. « Ce sont des femmes qui ont quelque chose à dire et qui le disent bien. C’est intéressant parce que c’est une autre face de l’Afrique qui se révèle. Elles arrivent avec leurs problèmes de femmes, dans leur société. Par exemple l’Ivoirienne Fatou Keïta avec son livre Rebelle sur l’excision. Les femmes sont maintenant instruites et se mettent à écrire des œuvres personnelles. »
Jacqueline Sorel/Thierry Perret
Histoire de la littérature négro-africaine, par Lilyan Kesteloot (Karthala-AUF)
Encadré
Négro-africaine ou... post-coloniale ?
(MFI) Senghor disait lui-même « il est bon que les jeunes naissent l’injure à la bouche ». Il pensait que la jeune génération devait prendre le relais et faire évoluer la Négritude. Aujourd’hui on parle de « black musique », de « concert black ». « Black » au lieu de nègre fait sans doute plus moderne... Mais n'est-ce pas la même chose ?
« C’est pour cela que j’ai conservé le titre de négro-africain que les premiers intellectuels ont choisi pour définir leur identité. Je n’ai pas le droit de renier ce passé qui repose sur toute une histoire et un contexte autour de Présence africaine et la SAC (Société africaine de Culture. D’ailleurs, sur le plan des idées, nous sommes en plein dans la Négritude avec l’Afrocentrisme et la Renaissance africaine. La terminologie a son importance. Un professeur, J.M.Moura, a sorti récemment un livre sur la littérature dite "post coloniale" qui mélange les écrits venus d’Afrique, d’Amérique du sud, des Indes, du Vietnam. Des Américains blancs ont lancé ce terme de post-colonial et des chercheurs s’en servent pour parler de Césaire, Senghor et leurs successeurs. Cela aboutit à noyer la littérature négro-africaine dans un ensemble où elle perd ses caractères culturels. Or il existe une civilisation africaine. Il y a des spécificités dans les croyances et les coutumes des différents pays d’Afrique, dans leur expérience historique (esclavage, colonisation, indépendances ) ».
J.S./T.P.