(MFI) Une avocate et historienne noire colombienne, Rosa Amelia Plumelle-Uribe, lance un gros pavé dans la mare de ses confrères blancs : un livre politiquement incorrect mais très convaincant, par les faits et l’argumentation, sur la « férocité » des Occidentaux de la « découverte » de l’Amérique à nos jours.
Pourquoi le mot « génocide » serait-il réservé au XXe siècle ? Pourquoi le mot « déportation » ne pourrait-il pas s’appliquer à l’exil forcé le plus massif de l’histoire, celui des Noirs emmenés en esclavage? Peut-être parce que la mémoire des humains est courte, et d’autant plus courte que les faits sont plus ou moins mis en lumière ou passés sous silence. Ayant participé à une table ronde sur la traite en octobre 1998, l’auteur s’entretient ensuite avec un professeur d’université. « Il m’a suggéré d’une façon très amicale, raconte-t-elle, de ne pas employer le mot déportation s’agissant de la traite », avant d’ajouter « car il vaut mieux éviter les malentendus ». Pour tous les historiens, faisait valoir l’homme de science, « ce mot renvoie aux déportations ayant eu lieu en Europe sous la domination nazie et, en conséquence, il est intellectuellement malhonnête d’en faire un emploi abusif ». Le livre de Rosa Amelia Plumelle-Uribe n’est en rien un pamphlet. C’est un travail d’historienne solidement documenté, un travail important sur le sens des mots, et le point de vue de celui qui les utilise. « Ainsi, s’interroge-t-elle, parce que les auteurs de ces actes barbares privilégièrent l’emploi d’euphémismes comme « traite », nous serions priés de nous en tenir là ? » Même si la mort des Indiens et des Noirs n’était inscrite dans aucun manifeste politique, elle revendique le droit de parler de « déportation des Africains », de « génocide des indigènes d’Amérique », sans que la barbarie nazie, qu’elle traite aussi dans son livre, soit en rien minimisée.
Traite : deux millions et un quart de « pertes »
Les indigènes : en 1500, la population du globe devait être de l’ordre de 400 millions, dont 80 millions habitaient en Amérique. Au milieu du XVIe siècle, de ces 80 millions il n’en reste que 10. En se limitant au Mexique, à la veille de la conquête sa population est d’environ 25 millions, en 1600 elle est de 1 million. Certes, les maladies amenées par les Européens ont fait des ravages, mais aussi la mise au travail forcée et massive des Indiens. Les Noirs : « Un jour le président Mandela va au Sénégal. Ce géant, dont les geôles sud-africaines ne domptèrent point le courage, fait le pèlerinage à Gorée : il s’y effondre en larmes. » Dans la préface, l’historien Louis Sala-Molins rappelle des chiffres : « De Gorée à Saint-Domingue. De l’Afrique aux Amériques. Les « pertes », les jetés par-dessus bord : autour de quinze pour cent des déportés. Combien pour une bonne quinzaine de millions ? Atroce, le compte est facile : deux millions et un quart. » Au-delà des chiffres, des faits : les tueries, les tortures atroces rapportées abondamment dans le livre. Au-delà de ces faits, d’autres faits encore : la souffrance, souffrance de chacun des hommes, femmes et enfants mutilés, violés, des mères à qui on arrache leurs petits pour leur éclater la tête contre un rocher ou pour les vendre, des enfants à qui on ordonne de courir et après lesquels on lâche les chiens afin de les terroriser à jamais… « Il est grand temps de reconnaître leur humanité aux victimes de la suprématie blanche, car il n’y aura pas de véritable condamnation de la barbarie nazie sans la condamnation expresse et formelle de la barbarie qui la précéda à l’encontre des non-Blancs et dont celle-ci fut la prolongation. »
Le pouvoir illimité de l’argent
L’historienne montre en effet les « conditions nécessaires » à ces exterminations collectives - la cupidité, l’infériorisation des victimes destinée à justifier l’entreprise, la situation de force dans laquelle se trouve un groupe ou un peuple - et leur relation dynamique. « Il est communément admis que le désir de s’enrichir fit un bond en avant à l’occasion de la conquête de l’Amérique. L’argent avait un pouvoir quasiment illimité car il permettait de se procurer l’honneur, la noblesse, les marques de dignité et de respectabilité, la reconnaissance publique et tant d’autres choses qui, au XVe siècle, étaient déjà fort convoitées dans les sociétés occidentales. » Même esprit de lucre à l’origine de la traite négrière et du commerce triangulaire. Rôle non négligeable, de même, joué dans le dépouillement des juifs avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. En même temps, « des hiérarchies raciales seront dressées pour satisfaire la nécessité idéologique d’expliquer rationnellement, objectivement, l’anéantissement d’autres peuples non blancs, en Amérique, en Afrique ou en Asie ». Colombienne, Rosa Amelia Plumelle-Uribe sait bien, et montre, comment ces discours sont encore intériorisés, combien par exemple les indigènes sont dans son continent d’origine toujours méprisés, y compris par les métis.
Des chapitres importants du livre sont consacrés à « l’entreprise du roi Léopold au Congo » qui « aura coûté une perte de population estimée à 10 millions de personnes », ainsi qu’au « crime contre l’humanité que fut l’apartheid, prolongation de la politique nazie au-delà des frontières européennes ». Pour l’auteur, une histoire « de la débâcle morale de l’Occident, de la traite aux camps » reste à écrire.
Rosa Amelia Plumelle-Uribe : La Férocité blanche - Des non-blancs aux non-aryens, génocides occultés de 1492 à nos jours. Ed. Albin Michel, 334 p., 125 FF.
Henriette Sarraseca