L’essentiel d’un livre
Algérie : les héros sont piégés
(MFI) Leïla Marouane et Slimane Benaïssa signent les deux romans algériens de la rentrée. Deux versions d’un univers où règne toujours la plus extrême violence, où l’individu ne compte pour rien. Deux romanciers pour une même tragédie.
Mlle Kosra croyait que ça n’arrivait qu’aux autres. Jusqu’au jour où, se rendant en voiture à son travail, elle est enlevée en plein Alger par trois intégristes. D’emblée, le roman de Leïla Marouane nous plonge dans la peur. Quelques mois plus tard, l’héroïne est libérée, mais mutilée, brisée. Seule la vengeance - le « châtiment des hypocrites » – l’aidera à survivre. L’ancienne sage-femme, qui aimait faire venir des enfants au monde, racole le soir des inconnus. Dans sa sacoche, un scalpel, et un cahier pour consigner ensuite ses crimes atroces. La vie offre-t-elle une deuxième chance ? Les retrouvailles avec un ancien promis le lui font espérer. Elle croit à l’histoire d’amour (enfin), épouse le jeune homme, le suit à Paris. Mais le jeu est pipé : il est alcoolique, irresponsable, la relation s’effrite, l’enfant s’obstine à ne pas venir - Mme Amor fait sept fausses couches en cinq ans. Puis elle apprend que le mariage avait été arrangé par sa famille, que ses frères avaient voulu en l’éloignant rejeter un objet de honte. Au centre du récit : la trahison. Sa famille l’a trahie, son mari aussi, qui rêve d’une autre et veut la renvoyer au pays. Elle-même, surtout, s’est trahie, en jouant le jeu des autres et des circonstances sans jamais choisir sa vie. Mlle Kosra avait cru devenir « un individu dissocié des autres individus, une INDIVIDUE, une femme différente des autres femmes, distincte d’elle, sa mère, tantôt timorée, tantôt courageuse, toujours soumise à sa progéniture mâle ». Monstrueuse, Mlle Kosra ? Sans doute. Mais victime avant tout. Il ne suffit pas de faire des études, de renier la mère, de châtrer le mâle pour être libre, et responsable.
Slimane Benaïssa, l’auteur dramatique bien connu, nous prend en traître. Son héros est… un auteur dramatique, convoqué par un ministre de la Culture mi-menaçant mi-bon enfant pour lui signifier l’interdiction de sa dernière pièce. « Alors, écoute-moi, dit le ministre : un pouvoir fort, il lui faut de temps en temps de la critique pour prouver sa force, sa tolérance. Mais il ne faut jamais toucher à l'essentiel. Le président, intouchable. La révolution, intouchable. L’armée, intouchable. Le parti unique, intouchable. L’islam, intouchable. La berbérité, inabordable. Les options fondamentales du pays, intouchables. L’arabisation : parle en arabe, ça suffit, pourquoi veux-tu parler de la politique d’arabisation ? La femme, intouchable. Critique tout ce que tu veux, mais ne touche pas à tout ça ! » Pire : notre auteur ose « y toucher par la rigolade ». Slimane Benaïssa nous prend en traître parce qu’il nous faire rire pendant la première moitié de son roman (merveilleuse oasis dans le très sombre paysage littéraire algérien !), pour mieux nous plonger dans une atmosphère de « procès » à la Kafka dans la seconde. Accusé à tort du meurtre de sa fille aînée, le héros voit se refermer sur lui une succession de pièges. C’est l’intellectuel qu’on veut abattre, l’individu qui n’a pas le droit d’exister. Comment, dans ces conditions, continuer à aimer un pays « envers et contre lui-même » ?
Nos deux écrivains se sont exilés en France, Leïla Marouane en 1990, Slimane Benaïssa, suite à des menaces de mort, trois ans plus tard. Le dramaturge a un art consommé du récit, du portrait, de la réplique. L’écriture de l’ex-journaliste a gagné en émotion, justesse et fluidité depuis La Fille de la Casbah et Ravisseur, ses deux précédents romans. Tous deux nous parlent de violence et de mort, d’humanité étouffée et d’impossibles avenirs.
Leïla Marouane : Le Châtiment des hypocrites. Seuil, 220 p., 110 FF.
Slimane Benaïssa : Le Silence de la falaise. Plon, 186 p., 111 FF.
Henriette Sarraseca
Contes swahilis de l’île de Kilwa
(MFI) Dans l’océan Indien, au large du Kenya et au nord de Zanzibar, l’île de Kilwa est située au carrefour de fort nombreuses routes commerciales. Collectés, traduits et présentés par Pascal Bacuez, les textes réunis en un volume intitulé Contes swahili de Kilwa aux Editions de L’Harmattan donnent un aperçu de ce brassage et de la diversité culturelle qui en résulte.
Ainsi peut-on apprendre le châtiment qui punit un mari jaloux ayant enfreint la règle interdisant aux époux de suivre leur femme dans les champs; voir comment une femme qui marche pieds nus peut alors mettre au monde un petit serpent; assister à la querelle des deux fils de deux amis; découvrir le jeu d’énigmes et d’astuces pratiqué par une jeune femme et son prétendant ou les conséquences de la désobéissance d’une femme qui, contre toute mise en garde, mange des noix de moringe... Outre les codes universels de ces contes, leur immuable cycle de transgression et de répression et la place réservée aux animaux, ces textes, présentés en version bilingue swahili-français, sont aussi porteurs d’un monde merveilleux et singulier où la ruse est parfois élevée en art de vie et où l’énigme et le secret tiennent une place essentielle dans les rapports entre les individus. A ce titre, la préface et les notes, fort utiles et efficaces, de Pascal Bacuez offrent quelques clés précieuses pour une découverte et une bonne interprétation de cet univers insulaire swahili.
L’Harmattan, 144 pages.
Bernard Magnier
Le viol comme arme de guerre
(MFI) Si le viol a toujours été lié à la guerre, il a été utilisé dans les conflits récents d’une manière nouvelle. Que ce soit lors de l’« épuration ethnique » en ex-Yougoslavie, pendant le génocide du Rwanda, ou dans les événements actuels en Algérie, le corps des femmes est devenu, de façon systématique, un moyen d’humilier l’ennemi, de déshonorer une communauté tout entière. Très documenté, le livre que consacre aux violences sexuelles une jeune chercheuse en droit humanitaire est difficile à lire. Il est pourtant nécessaire.
A partir de l’exemple de ces trois pays, diamétralement différents d’un point de vue géopolitique et culturel, c’est une véritable stratégie que l’on découvre à l’œuvre, dans une indifférence à peine émue de la communauté internationale. Loin d’être, comme dans le passé, un assouvissement du désir des soldats, le viol devient une prise de possession, une dégradation organisée de ce que l’ennemi a de plus cher, un instrument de terreur. De son côté, la femme subit un traumatisme aussi bien psychologique que sexuel auquel s’ajoute le rejet par sa communauté. Seule la reconnaissance juridique, au niveau international, du viol comme crime contre l’humanité pourrait leur rendre un peu de leur dignité.
Karima Guenivet : Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre. Ed. Michalon, 220 p., 120 FF.
Moïra Sauvage
Mahasweta Devi, défenseur des « ethnies méprisées » de l’Inde
(MFI) Les francophones peuvent enfin accéder à l’œuvre de Mahasweta Devi, auteur en bengali d’une centaine de romans, nouvelles, recueils de contes pour enfants. La réputation de cette septugénaire dépasse de loin les frontières de l’Etat du Bengale, comme en témoignent de nombreux prix nationaux et internationaux. Issue d’une famille d’activistes sociales (sa grand-mère et sa mère ont milité pour la scolarisation des jeunes filles appartenant à la caste des « intouchables »), M. Devi a été très tôt sensibilisée à la détresse des déshérités, à leur mise au ban de la société indienne rigidement hiérarchisée. Elle défend les laissés-pour-compte contre les cruautés institutionnelles, les violences politiques dont ils sont souvent victimes. Elle le fait à travers l’organisation qu’elle a créée pour la défense de leurs droits, mais aussi à travers ses écrits.
Son activisme a commencé à la suite de la publication en 1956 d’un roman basé sur l’histoire d’un chef tribal qui avait conduit une insurrection contre les colonisateurs anglais. En faisant appel à la mémoire collective, ce roman plaidait implicitement pour la reconnaissance de la contribution des « ethnies méprisées » à la construction de l’Inde moderne. « Mes écrits sont un reflet des nombreux miroirs de la détresse du peuple indien », dit-elle. Les francophones peuvent enfin la lire grâce aux éditions Actes Sud qui viennent de publier son très beau roman La mère du 1084. Bouleversant, ce livre raconte dans un langage simple et parfaitement maîtrisé, la prise de conscience sociale et politique d’une mère dont le fils révolutionnaire vient d’être abattu par la police. « Le seul crime qu’il ait commis avait été de perdre la foi en la société, dans le système, de penser que le chemin dans lequel cette société s’était engagée n’était pas celui qui mène vers la liberté. Pire encore, non content d’écrire des slogans, il avait cru en eux ... » Un écrivain à découvrir!
Mahasweta Devi : La mère du 1084. Actes Sud, 167 p., 99 FF.
Tirthankar Chanda
Albert Memmi : Le Scorpion et le Pharaon
(MFI) Deux livres d’Albert Memmi viennent d’être réédités. Le Scorpion ou La confession imaginaire (1969) : roman charnière dans l’œuvre de l’écrivain. Jusqu’alors, en effet, la littérature avait été pour lui une entreprise « d’information, de dévoilement et de combat ». Dans La Statue de sel, il revenait sur l’enfance et la douloureuse quête d’identité entre Orient et Occident, dans Agar il posait le problème du mariage mixte. Dans Le Scorpion, qui sur le fond reprend ces thèmes et dans lequel on retrouve certains personnages (l’écrivain Imilio, l’oncle Makhlouf), il se livre à des recherches plus formelles puisque plusieurs histoires se nouent et se confondent au fil du récit. Seconde réédition : Le Pharaon, roman écrit en 1988 et retraçant l’indépendance de la Tunisie, en même temps que la renaissance du héros, professeur d’âge mûr, qui vit une flambée passionnelle avec l’une de ses étudiantes. « L’indépendance de l’Algérie ou du Vietnam ont suscité un grand intérêt car il y a eu un million de morts d’un côté, et à peu près autant, ou plus, de l’autre, rappelle Albert Memmi, tandis que l’indépendance tunisienne a été obtenue par la ruse d’un homme, Bourguiba, et n’a entraîné que quelques centaines de victimes. » Les faits et les problèmes posés par cette indépendance tunisienne sont restitués dans ce roman par un observateur engagé qui a tout vécu aux premières loges. Précieux témoignage donc. Mais, dans l’un comme dans l’autre roman, Albert Memmi touche comme toujours à des questions essentielles : qui sommes-nous ? Comment arrivons-nous à vivre ? Quelle part de vérité ou d’illusion pouvons-nous supporter ? Pourquoi arrive-t-il parfois que nos peurs soient si fortes qu’elles nous évitent le risque de vivre pleinement, des peurs que nous drapons de merveilleux et confortables alibis - une famille rassurante, un métier passionnant, une œuvre à construire, etc.
Albert Memmi : Le Scorpion (Ed. Folio, 320 p.). Le Pharaon (Ed. Le Félin).
H. S.
En poche... En poche... En poche...
Le blues violent de Léon-Gontran Damas
(MFI) Léon-Gontran Damas appartient, avec le Sénégalais Senghor et le Martiniquais Césaire, au « triumvirat » des pères fondateurs de la Négritude. Il fut même le premier des trois à publier, en 1937, son recueil Pigments, préfacé par Robert Desnos. C’est ce même recueil accompagné d’un second volet Névralgies, publié en 1966 et réuni au précédent en 1972 que les éditions Présence africaine rééditent en poche.
Une belle occasion de retrouver ou de découvrir l’œuvre du poète guyanais. Une œuvre âpre, proche du blues, caustique et incisive, dont certains vers ont la force, la virulence et la concision d’un slogan. Ainsi quand il rejetait « tout ce qui m’emmerde en gros caractères / colonisation / civilisation / assimilation / et la suite », demandait aux « tirailleurs sénégalais » de « commencer par envahir le Sénégal », se revendiquait « Nègre / autant que mon Afrique / qu’ils ont cambriolée » ou déclarait « je me sens prêt à écumer toujours de rage / contre ce qui m’entoure / contre ce qui m’empêche / à jamais d’être / un homme »... Autant de propos et de qualités qui ont longtemps contribué à tenir certains de ses poèmes éloignés des manuels scolaires, contrairement à d’autres textes plus « présentables » et moins immédiatement subversifs. Aujourd’hui, Léon-Gontran Damas appartient aux classiques mais demeure encore méconnu et l’œuvre dérangeante de ce métis d’Indien, d’Africain et d’Européen, « debout sans sa triple fierté de sang-mêlé », garde toute sa force et parfois hélas toute son actualité.
Présence Africaine, 160 p., 40 FF.
B. M.
Maryse Condé d’enfance et d’adolescence
(MFI) Dans Le cœur à rire et à pleurer, aujourd’hui disponible en poche (Pocket), Maryse Condé a choisi d’emprunter, à son tour, les chemins d’enfance et d’adolescence et d’ainsi retracer son propre itinéraire biographique, à travers ces « contes vrais de (s)on enfance », comme le suggère le sous-titre.
Ce livre est l’occasion d’évoquer les figures aimées : en premier lieu, la mère à qui ce livre est dédié, de 20 ans plus jeune que son époux avec lequel elle forme un couple, « une paire d’aliénés », selon les mots du frère aîné. La figure de Mabo Julie, la bonne, qui sera aussi pour l’enfant la première mort avec laquelle l’enfant sera confrontée. Livre aussi de souvenirs du temps des premières fois : de la découverte de l’école au premier vélo en passant par la maladresse du premier amoureux qui lui écrivit en recopiant une lecture récente : « tu es la plus belle avec... tes yeux bleus » !
Plus tard, la romancière guadeloupéenne évoque sa rencontre avec l’hexagone, la découverte du « vieux Paris » de la rue Lhomond et de la rue Mouffetard, le lycée Fénelon et l’hypokhâgne où elle a parfois le sentiment de « tenir le rôle de la négresse à talents » et d’où elle fut renvoyée. Maryse Condé évoque aussi ses lectures, se découvertes, ses amitiés, ses premières prises de position politiques et ses premiers écrits. Un livre franc dans lequel les mots « indisciplinée », « rebelle », « meneuse », « insolente » reviennent souvent afin d’esquisser un auto-portrait sans faux semblant.
B. M.