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18/10/2001

Réfugiés : une enquête bouleversante de Nuruddin Farah

(MFI) Abandonnant son habit de romancier, l’écrivain somalien Nuruddin Farah a enquêté durant six ans dans les camps de réfugiés d’Afrique et d’Europe pour relater dans son nouveau livre, à la fois essai et témoignage, l’errance de son peuple.

« Je me souviens des larmes de rébellion qui coulaient le long des joues des réfugiés ». Ainsi commence Hier, Demain: voix et témoignages de la diaspora somalienne, de Nuruddin Farah. Auteur de huit romans, le romancier somalien livre avec cet ouvrage une réflexion originale et émouvante sur les conséquences tragiques de la guerre civile qui a fait d’innombrables morts et jeté 450 000 hommes et femmes sur les routes de l’exil. Ces réfugiés errant à travers les continents, ployant sous le poids des souvenirs douloureux et de l’absence de toute perspective, sont au cœur de ce livre. Considéré comme « l’un des plus fins romanciers du continent africain » (Salman Rushdie), Farah a su évoquer dans sa fiction avec justesse et lucidité les maux de la Somalie post coloniale. Son livre est un essai, mais il s’inscrit dans le prolongement de sa fiction et poursuit l’exploration quasi-chronologique du destin de la Somalie dans laquelle l’écrivain s’est lancé dès son premier roman paru en 1970.
La fuite des réfugiés que raconte ce livre est aussi en quelque sorte celle de Farah. Celui-ci avait quitté la Somalie en 1974 pour une brève virée en Europe. Mais la brève virée a dû se prolonger indéfiniment en raison des critiques du régime somalien par l’écrivain. Dans Hier, Demain, Farah revient longuement sur ces années d’exil, sur ses propres angoisses qui l’ont conduit à trouver refuge en littérature. « Pour diverses raisons encore inexpliquées, j’ai eu pour seule demeure, depuis un peu moins de vingt ans, un territoire aux contours imprécis, que j’ai l’habitude de nommer le pays de mon imagination », écrit-il. Tout son essai est structuré selon un va-et-vient constant entre l’autobiographie et les récits des réfugiés, entre son propre parcours d’écrivain exilé, ses tentatives désespérées de dominer son sentiment d’aliénation et les expériences des personnes déplacées par la guerre civile somalienne.

Révoltant, le mépris de ceux qui les « accueillent »

L’essai s’ouvre sur un épisode marquant de la vie de l’auteur: ses retrouvailles en 1991 avec son père dans les camps de réfugiés d’Utange, à Mombasa. Farah n’avait pas vu son père depuis presque vingt ans. Mais le bonheur de ces retrouvailles est gâché par la prise de conscience de l’ampleur du désastre somalien. Bien qu’il eût suivi de près l’actualité mouvementée de son pays, Farah ne s’attendait pas à un exode aussi massif, ni à cette immense détresse qu’il pouvait lire sur les visages des Somaliens d’Utange. « Ils parlaient incessamment des épisodes terrifiants auxquels ils avaient survécu, l’air prostré, les yeux empreints de mélancolie et le moral déliquescent, semblable au mucus catarrheux qui s’échappe des narines d’un orphelin », écrit Farah. Il est bouleversé par les récits des atrocités qu’ils ont fuies, en s’embarquant sur des boutres surpeuplées. Mais ce qui le révolte le plus, c’est le mépris qui leur est réservé par les responsables kényans et internationaux chargés de leur accueil. Les réfugiés sont molestés, dépouillés de leurs dernières économies, séquestrés. « Ce que je vis ou ce que j’entendis quotidiennement m’horrifia: les Somaliens, qui n’avaient plus de patrie mais n’étaient pas encore officiellement des réfugiés, devaient subir le harcèlement de la police kényane et la suffisance raciste des responsables des Nations unies », ajoute Farah.
Le scandale de l’accueil des réfugiés est un thème qui traverse ce livre. Farah dénonce l’incurie des organismes internationaux, les insuffisances de la Convention de Genève qui régit cet accueil, l’hypocrisie des Etats tels que le Kenya, l’Italie, la Grande Bretagne, la Suisse et la Suède qui, tout en connaissant la situation catastrophique des pays d’origine des réfugiés, demandent à ceux-ci de prouver que leur vie est en danger ou qu’ils ont été persécutés ou torturés. Une demande d’autant plus difficile à satisfaire pour les candidats à l’exil qu’il n’y a pas de gouvernement en Somalie depuis belle lurette. Soupçonnés alors d’être des réfugiés économiques, ils sont soit expulsés ou parqués dans des camps, comme en Suisse où les réfugiés non désirables sont munis d’un permis « F ». Ce statut « F » - « F » comme « failure » ou « faux pas », plaisantent les réfugiés - leur permet tout juste de toucher une allocation de subsistance et de vivoter dans la précarité.
A ces difficultés infranchissables, s’ajoutent le traitement infantilisant du personnel administratif et le racisme au quotidien. En Italie, ils sont désignés par des noms dégradants de « Marocchini » ou de « Vous comprez ? ». Ils sont agressés par des bandes de jeunes Anglais éméchés. Leur centre d’accueil est incendié en Suède. Au moment où Farah se trouvait dans ce pays pour interviewer des réfugiés somaliens, les exploits du tueur au laser de Stockholm qui avait abattu une bonne douzaine de Noirs, faisaient la une des journaux suédois.

« La nuit est tombée sur ma vie »

Plus grave encore, l’abîme d’incompréhension qui sépare les réfugiés de la population des pays du Nord, conduisant à des situations souvent tragiques. D’autant plus tragiques qu’elles sont racontées à la première personne, par la voix même des victimes. Un peu à la manière de Naipaul dans ses récits de voyage, Farah donne la parole aux gens, en l’occurrence aux exilés, aux réfugiés qu’il a suivis pendant presque six ans à la trace, entre Mombasa et Uppsala, en passant par Nairobi, Rome, Florence, Londres, Cadix, Lucerne, Genève et Stockholm. Ils racontent la colère, l’angoisse, le désarroi. « J’ai l’impression que la nuit est tombée sur ma vie, une nuit précoce qui me plonge dans une obscurité totale et dénuée de nuances », s’écrie un ancien responsable de camp en Somalie, réduit par la guerre civile à devenir lui-même un réfugié. Pour sa part, le fugitif sexagénaire qui se cache derrière le surnom énigmatique de Ciroole parle de sa lutte constante pour retrouver et préserver sa dignité d’être humain, mise à rude épreuve par les crimes atroces qui ont été commis envers les femmes de sa famille, à commencer par sa petite-fille de quatre ans. Il fut lui-même séquestré, torturé par les miliciens pillards. Pour oublier les humiliations du passé, cet ancien dirigeant d’une entreprise informatique s’est transformé en chercheur et écrivain sur les réfugiés dont il partage désormais le destin.
Dans le camp d’Utange se côtoient bergers, paysans, cinéastes, universitaires, proviseurs, ministres. Ils sont tous à la même enseigne. Les plus fortunés réussiront à partir pour l’Europe où ils seront domestiques, dockers, parfois interprètes. En Europe, ce sont souvent les femmes qui s’en sortent le mieux, alors que les hommes, dépouillés de leurs prérogatives de mâles, se retrouvent dépendants de leurs femmes et dérivent. Asha Haji Mohammed est arrivée en Angleterre en 1990. Nostalgique de son pays, de sa culture, elle ne se considère pas comme une réfugiée et attend que le calme soit revenu à Mogadiscio pour retourner chez elle. « Comme je vous l’ai dit, explique-t-elle à son interlocuteur, je suis sous un auvent et j’attends la fin de la tempête ». En attendant, elle exerce en tant que conseillère d’éducation dans un collège de l’est londonien. Cela fait d’elle « une des rares réfugiées somaliennes à avoir un métier correct ». Moins bien lotie qu’Asha, Caaliya Muxummad est aussi une femme singulière. Ancienne directrice d’une école secondaire réputée à Mogadiscio, elle a dû se résoudre à travailler comme domestique à Milan pour financer le départ de ses frères et sœurs aux Etats-Unis. Profondément attachée à sa famille et à son pays, Caaliya se montre d’une lucidité étonnante dans son analyse de la société somalienne, soumise « à la vision masculine des choses ». Tout en subvenant aux besoins de ses frères, elle ne se nourrit d’aucune illusion sur la nature masculine: « Ce sont des fainéants, voilà tout, ils n’ont pas d’autre ambition que d’aller à l’étranger pour toucher une allocation réservée aux réfugiés ». Son père septuagénaire qui veut prendre pour épouse une adolescente et qui s’attend à ce que sa fille finance « ses instincts irrationnels », ne déroge pas à la règle.
Littéralement tissé par ces voix, Hier, Demain ressemble à un roman polyphonique où les différents récits fonctionnent comme les pièces d’un puzzle qui se découvre au fur et à mesure de l’errance du narrateur à travers les continents, faisant apparaître la figure d’un peuple brisé par ses propres contradictions. Mais le parallèle entre les réfugiés somaliens et les sud-africains sous l’apartheid par lequel Farah clôt son livre, laisse penser qu’il n’est pas interdit d’espérer. D’ailleurs, un peuple qui compte dans ses rangs des battantes comme Caaliya Muxumaad peut-il jamais être complètement vaincu ?


Hier, Demain: voix et témoignages de la diaspora somalienne, par Nuruddin Farah. Traduit de l’anglais par Guillaume Cingal. Le Serpent à Plumes, 331 pages, 131,79 FF (20 euros).

Tirthankar Chanda





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