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21/06/2001

Chronique Livres

L'essentiel d'un livre
Patrick Modiano : Une si triste petite musique

(MFI) Depuis plus de trente ans, Patrick Modiano tient une place à part dans le monde des lettres françaises. Et si c’était l’une des plus grandes ?

Qui n’a pas vu Patrick Modiano à la télévision, ne l’a pas entendu à la radio, ne sait pas ce qu’indécision et mal-être veulent dire… Avec son visage aux regard perpétuellement surpris, sa haute silhouette qui semble chercher à disparaître, sa voix basse que les longues phrases intimident, cet écrivain ressemble trop à son œuvre pour ne pas être un véritable créateur, l’un de ceux que la postérité retiendra. Publiés à un rythme régulier depuis 1968, chacun de ses romans est devenu un événement salué par tous. La petite Bijou (1) ne fait pas exception à la règle. On y retrouve avec délices l’atmosphère unique que cet écorché de la vie sait, d’une langue simple et légère, faire apparaître. La cinquantaine passée, l’écrivain poursuit le même chemin, les mêmes rues plutôt, en amoureux d’un Paris disparu dont lui seul connaîtrait la carte.
Fils d’un homme d’affaires d’origine juive et d’une comédienne belge, Patrick Modiano naît au sortir de la guerre, dans une famille où règne encore l’atmosphère délétère de l’Occupation. Souvent placé en pension par des parents absents, habitué dès l’enfance à la solitude, il engrange en ces années-là les souvenirs et les rêves où il puisera plus tard les éléments de son œuvre. « Dès mon enfance et mon adolescence, j’ai éprouvé un grand malaise à cause de cette période », explique-t-il. Le monde de Modiano est à jamais fait de cela : d’absence, de l’ impression de n’être pas de son temps, de personnages mystérieux aux noms exotiques. Son père s’étant retrouvé dans des situations troubles, il ressent l’Occupation comme « une zone empoisonnée qui a donné le ton de toute la suite ».
La suite, ce sera pour lui un premier roman La place de l’Etoile, publié à 22 ans, le succès immédiat, le prix Goncourt en 1978 pour Rue des boutiques obscures, des romans qui se succèdent en grattant toujours le passé là où il fait le plus mal, bref, une vie confortable de père de famille se consacrant à son art, d’auteur reconnu à qui on a pu reprocher d’écrire toujours le même livre… Et pourtant, s’il est un écrivain qui reste fidèle à lui-même, soignant inexorablement sa souffrance intérieure de livre en livre sans jamais céder aux sirènes du petit monde littéraire parisien, c’est bien lui.
Le Modiano qui nous offre aujourd’hui un de ses meilleurs livres - l’errance d’une jeune femme sans attaches qui croît reconnaître un jour, dans le métro, sa mère disparue il y a quinze ans – est bien un grand artiste, un de ceux qui transcendent leur folie en plaisir pour les autres. Ses phrases limpides et brèves, sa façon de décrire en effleurant, ce monde qu’il décrit où tout devient, selon les adjectifs qu’il affectionne, «bizarre» ou «absurde», font de ses livres un rendez-vous que l’on ne manquerait à aucun prix. Un rendez-vous avec un passé que l’on aurait pu, nous aussi, vivre, qui nous transporte dans ce temps incertain de l’enfance où l’on ne comprend pas bien les grandes personnes, ni le monde. Mais les comprend-t-on jamais vraiment ?

(1) La petite Bijou, de Patrick Modiano, éditions Gallimard, 154 p., 95 FF.

Moïra Sauvage



La folle nef d’Efoui

(MFI) Après La Polka paru en 1998, le romancier togolais Kossi Efoui nous emporte pour son deuxième roman, La Fabrique de cérémonies (Ed. du Seuil) dans le tourbillon insensé des aventures de deux personnages cocasses confrontés à des situations douloureusement burlesques. Edgar Fall, narrateur du livre est envoyé sur le continent africain par le rédacteur en chef de Périple Magazine, « le seul vrai guide du tourisme insolite, choc et hard : traduction free lance de trash tour » afin d’y réaliser un reportage sur le tourisme en quête d’extrême. Le Togo sera la terre d’élection du reporter flanqué de son ami photographe Johnny Quinqueliba. Le Togo où sévit une dictature qui, sous la plume du romancier, ressemble à celles décrites par Garcia-Marquez, mâtinée de démesures ubuesques façon Jarry ou de farce tendance Tintin (la capitale n’est-elle pas rebaptisée Tapiokaville ?).
Afin de parvenir au plaisir de la lecture, le lecteur se doit d’accepter d’être emporté par le tourbillon inventif de l’auteur, et se perdre dans les méandres parfois abscons d’un imaginaire jamais en peine d’une escapade. Ainsi Edgar Fall et son compère vont tour à tour croiser Wang Lee, le général Tapioka, un vieil ukrainien, un pseudo Thelonius Monk ou la stripteaseuse Lucia Panthère... Une truculente galerie de portraits qui n’est pas de tout repos et qui malmène nos deux héros qui auraient pu demeurer loin de ces bruits et fureurs s’ils n’avaient un jour croisé sur leurs chemins de papier, l’imaginaire fécond d’un romancier togolais. Alors,Edgar Fall aurait sans doute pu mener à bien son grand-oeuvre, la traduction du roman inachevé de Pouchkine...

Le Seuil, 252 pages, 115 FF.

Bernard Magnier



Florent Couao-Zotti : dans les ombres de Cotonou

(MFI) Après Notre pain de chaque nuit, un premier roman publié en 1998, qui contait les liaisons tumultueuses d’une prostituée avec son ancien amant boxeur et un politicien véreux, le romancier béninois Florent Couao-Zotti propose cette fois un recueil de nouvelles qui emprunte son titre à l’une d’entre elles L’Homme dit fou et la mauvaise foi des hommes (Ed. du Serpent à plumes) et plonge dans les zones d’ombres interlopes de la capitale béninoise.
Le héros de cette nouvelle est un proche parent du Martial de La Vie et demie de Sony Labou Tansi, non parce qu’il tue sa femme, enlève sa fille et provoque le président directeur général de la banque mais parce qu’il se montre invulnérable aux balles de la police. Comme dans bien d’autres lieux et en bien d’autres temps, le fou est, ici aussi, celui qui dérange, celui qui au creux de son délire débusque la vérité. Il prend place parmi les héros éphémères de ce recueil où la violence semble présente à chaque page. Lorsque Cesaria met au monde un enfant dont elle veut se débarrasser et que son oncle survient et lui apprend qu’il n’est autre que le « violeur masqué » et donc le père de cet enfant... Lorsqu’un homme à la morgue viole le corps de sa femme qu’il a tuée involontairement en voulant assassiner son beau-frère. Lorsqu’un enfant vole un pendentif, l’avale pour le dissimuler et ne parvient plus à l’évacuer...
De désamours en mal être, les personnages sont des humains en nostalgie d’enfance ou des enfants versés trop tôt dans une destinée adulte, à l’image de cet « enfant-caniveau, un être oublié dans les décharges du monde ». Prostitution, drogue, meurtre, zoophilie et dérives en tout genre, Florent Couao-Zotti traque toutes les fièvres, toutes les douleurs quotidiennes, tous les spasmes, tous les élans et toutes les démesures, dans leurs manifestations les plus abruptes et les plus sauvages. A l’image du monde qu’il décrit, il choisit une langue inventive et mâtinée de truculence, enrichie de formules savoureuses et d’un vocabulaire emprunté au glossaire de la rue. Ainsi en va t’il des prostituées qualifiées de « vendeuses de vie », de « coffres à péché », d’« ouvreuses de fantasmes » ou de « banques poilues »...
L’écrivain béninois adopte ainsi une position d’observateur attentif et scrupuleux, un rôle qu’il ne tarde pas à enrichir des élans du poète et d’être ainsi conforme à la définition donnée au hasard d’une réplique dans l’une de ses pages : « Triste poète, ton devoir n’est pas d’expliquer mais de révéler, de livrer aux hommes tes illuminations »...

Serpent à plumes, 186 pages, 89 FF.

B. M.



Christiane Singer : le sens de la vie…

(MFI) Deux livres, en même temps, de ce grand écrivain. Un régal, un éblouissement. Un essai vient de paraître, Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? en même temps qu’est réédité un magnifique roman, Histoire d’âme (prix Albert Camus 1989). Le titre du premier lève un coin du voile : quel est le sens de notre vie ? qu’en faisons-nous ? pourquoi cherchons-nous ailleurs le bonheur ? Tout comme George Sand, Christiane Singer répond : le sens de la vie, c’est… de la vivre. Mais de la vivre à chaque instant, en pleine conscience. D’apprendre à voir d’un œil neuf, de célébrer la vie. Bénédiction qui nous est ôtée par l’éducation, par le ressassement -diraient les Orientaux, qu’elle connaît bien- qui nous tient lieu de pensée, par ce monde moderne où les valeurs à acquérir ne sont que marchandes. Certaines cultures n’ont pas encore perdu le sens de l’essentiel. Et de citer Hamidou Kane : « Je plains ces hommes d’Europe de ne plus être remplis d’effroi sacré devant le lever du soleil. » Christiane Singer, c’est plutôt la joie sacrée qui l’anime, une joie de l’âge mûr, née après bien des rencontres, illusions, souffrances ou faux-semblants, après une vie professionnelle et familiale bien remplie - mais aussi après ce « long détour d’ignorance » que constitue une vie d’homme ou de femme.
Même quête de l’essentiel - joie, gratitude, plénitude - dans Histoire d’âme, bref et dense roman qui va droit au cœur, à l’esprit. On croit d’abord qu’il s’agit du récit d’une crise, d’un effondrement. En fait, par des phrases brèves, imagées, avec la justesse d’un archer et une extrême sensibilité, Christiane Singer nous invite à partager l’histoire d’une seconde naissance, d’un éveil : « Le monde est neuf, et rien ne me sépare de lui ! » Un livre à lire d’une traite, d’un mouvement, comme on écoute une sonate. L’écriture de Christiane Singer vise moins à convaincre qu’à faire vibrer, à réveiller ceux qui, las de dormir, sont sur le point de l’être.

Christiane Singer : Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel peut attendre ? (176 p., 79 FF) - Histoire d’âme (réédition en poche, 154 p.). Ed. Albin Michel.

Henriette Sarraseca



Secrets de la prolifération atomique

(MFI) Outre les cinq « puissances nucléaires » mondiales - les cinq pays siégeant au Conseil de sécurité de l’ONU - et les trois puissances nucléaires officieuses que sont Israël, l’Inde et le Pakistan, pas moins d’une quarantaine de pays disposent des capacités technologiques pour développer un armement atomique (en Afrique : Algérie, Egypte, Congo-Kinshasa, Afrique du Sud). Ils sont dits « du seuil ». La Libye et l’Iran en font partie. L’Occident, et notamment les Etats-Unis les diabolisent, les isolent sur la scène internationale, mais leur ont fourni en sous-main, notamment par l’intermédiaire de la France, ainsi que le montre l’enquêtrice opiniâtre qui signe cette volumineuse et explosive étude, la technologie nécessaire à la fabrication de « leur » bombe. Hypocrisie, double discours constant de nos dirigeants donc. Et irresponsabilité puisque, ainsi que l’écrit Alexandre Adler dans sa préface, « il n’existe pas à ce jour de théodicée qui nous garantisse contre les fausses manœuvres d’apprentis sorciers et les folies de quelques chefs d’Etat peu conscients des risques du feu nucléaire ». Bourré d’informations, de faits, ce livre, qui va bien au-delà de l’inquiétant rapport fourni par Jacques Attali au secrétaire général de l’ONU, est à ce jour l’un des dossiers les plus complets sur la question - et donc sur cette menace de mort qui pèse sur nos têtes.

Dominique Lorentz : Affaires atomiques. Ed. Les Arènes, 604 p., 178 FF.

H. S.



Témoignage sur le « couloir de la mort »

(MFI) Dostoïevski, Camus ou Sartre ont jadis écrit des chef d’œuvre sur l’attente du condamné à mort. Que penseraient-ils de ce récit ? Depuis 1983, Richard Michaël Rossi, ancien drogué et meurtrier d’un receleur, attend dans une prison d’Arizona que sa condamnation à mort soit appliquée. Préfacé par Robert Badinter, son témoignage de la vie quotidienne dans ces bagnes aseptisés du système carcéral américain est un vibrant plaidoyer pour l’abolition de la peine de mort.
Passionné d’écriture, auteur d’articles et de poèmes, l’auteur a voulu décrire « la planète Mars, un monde totalement étranger pour ceux qui sont à l’extérieur, qui ne peuvent imaginer les épreuves et les cruautés que nous endurons continuellement ». Les stratégies psychologiques de l’administration qui rend les prisonniers dépendants de la télévision, allumée 18 h sur 24, l’interdiction des visites au moindre faux pas, le manque d’accès aux soins lorsqu’on n’a pas d’argent…tout ceci évoque l’univers carcéral de bien des pays. Si l’on imagine que s’y ajoute l’attente, étirée sur d’interminables années, du matin fatal, on comprend l’absurdité de la souffrance de ces milliers de détenus (près de 4 000 personnes attendent aujourd’hui d’être exécutées aux Etats-Unis). Lorsque Richard Rossi termine son récit par la description minutieuse du cérémonial de l’exécution, «un spectacle si élaboré qu’il rivaliserait avec une pièce à succès sur Broadway», les abolitionnistes tiennent là sans aucun doute une de leurs plus vibrantes pièces à conviction.

Richard Michaël Rossi : Dix-sept ans dans le couloir de la mort. Ed. Fayard, 296 p., 125 FF.

M. S.



R. K. Narayan : un Indien très universel

(MFI) Le célèbre romancier indien R.K. Narayan est mort le 13 mai dernier, à l’âge de 94 ans. Avec lui, l’Inde– mais aussi tous les amoureux de littérature puisqu’il avait figuré plusieurs fois sur la liste des Nobel – perd un de ses plus grands écrivains. Auteur de 15 romans et de plus de 200 nouvelles, Narayan a publié son premier roman en 1935. Swami et ses amis put paraître grâce à Graham Greene qui, enthousiasmé par l’écriture très originale de ce jeune Indien inconnu qui lui faisait penser à Tchekov, l’avait fortement recommandé à son ami éditeur Hamish Hamilton. Malgré ce parrainage exceptionnel et des critiques souvent favorables dans les journaux, les premiers romans de Narayan sont passés quasi inaperçus. C’est avec son septième roman Le Guide, publié en 1956, que Narayan connaît son premier grand succès tant en Inde qu’à l’étranger. Porté à l’écran et adapté au théâtre à Broadway, ce livre raconte les heurs et malheurs d’un guide touristique dont les mensonges et les supercheries le conduisent en prison. A sa sortie, Raju se fait passer pour un mystique auprès des villageois naïfs qui l’ont accueilli. Mais ceux-ci ne tarderont pas à lui demander de donner des preuves de sa sainteté en les protégeant de la sécheresse qui les frappe...
A l’instar de Raju, les protagonistes de Narayan sont tous des petites gens, issus de la classe moyenne. Ils sont étudiants, professeurs d’anglais, expert-comptables, vendeurs de sucreries ambulants, peintres d’enseignes, imprimeurs, politiciens, tous pris dans les rets de leurs aspirations socio-professionnelles ou émotionnelles et dans celui d’une Inde contemporaine, en plein chamboulement. « Comédies émouvantes » selon Greene, les romans de Narayan se signalent à l’attention par la richesse des vies intérieures mises à nu et par la précision digne d’un miniaturiste avec laquelle l’auteur a su raconter les luttes intimes, les espérances, les non-dits. L’œuvre de Narayan a aussi été comparée à celle de Faulkner à cause du microcosme haut en couleurs de l’Inde du Sud, baptisé « Malgudi », où se situe chacun des récits. Mais contrairement à Faulkner, Narayan n’obtiendra jamais le prix Nobel de littérature, l’ayant raté de peu en 1986 lorsque la célèbre Académie suédoise lui a préféré un Nigérian talentueux nommé... Wole Soyinka.

Narayan aux éditions 10/18: Le professeur d’anglais (n° 2318), Dans la chambre obscure (n° 2319), Le licencié ès lettres (n° 2413), Le Guide (n° 2485), Le peintre d’enseignes (n° 2621), Mémoires d’un Indien du Sud (n° 2656), Sous le banian (n° 2752), L’ingénieux M. Sampath (n° 2995), Le conte de Grand-mère (n° 3084).

Thirtankar Chanda





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