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21/02/2002
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Livres : Le retour des chamans
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(MFI) Ils fascinent les Occidentaux, des psychothérapeutes s’initient à leurs pratiques, de nombreux livres tentent de les cerner. Pourquoi ? Et qui sont-ils ? Quelle est leur fonction et leur vision du monde ? A la fois guérisseurs, prêtres, magiciens, devins et sages, les chamans n’ont jamais cessé, plus ou moins discrètement, d’exercer leurs pouvoirs sur tous les continents.
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Le mot çaman appartient à l’ethnie toungouse de Sibérie. On les nomme kam en Asie centrale, wicasa wakan aux Etats-Unis, mamu au Vénézuela et en Colombie, payé en Amazonie, moqaddem en Algérie et au Maroc, sangoma en Afrique du Sud, nganga en Afrique centrale et australe, wiringin en Australie, bombo au Népal… Au total, il existe plus de quarante appellations, dont les sens se rejoignent : « homme de pouvoir » (Mexique), « celui qui sait » (Andes et Amazonie), « celui qui parle des rêves » (Océanie), « maître des esprits (Birmanie), « révélateur de vérités cachées » (Etats-Unis).
Ces êtres qui croient aux esprits et à des mondes parallèles - ce qui ne devrait pas tant choquer les adeptes des religions - ont été pris pour des fous par des hommes de science, nous apprend Jean-Patrick Costa, qui a vécu auprès de chamans amazoniens pour le compte de Pharmaciens sans frontières : le Russe Krivoshapkin les décrit comme des « malades mentaux » en 1861 ; son compatriote Borogaz, en 1910, parle de « sélection des individus les plus nerveusement instables » ; tandis qu’un certain Ohlmarks rapporte en 1939 « l’existence d’une maladie qui ronge les chamans sibériens, l’hystérie arctique, provoquée par le froid excessif, la solitude désertique et le manque de vitamines »… Il est intéressant de rapprocher ces doctes conclusions des récits d’un Youri Rythkhéou : né au sein de l’ethnie tchouktche, qui ne compte plus que quelque dix mille représentants, il montre dans ses romans lyriques la persécution des derniers éleveurs de rennes par les fonctionnaires soviétiques et, dans l’Etrangère aux yeux bleus, une ethnologue russe se prendre au jeu (de la vérité ?) et devenir chamane au fin fond de la Sibérie. Au milieu du XXe siècle, Mircea Eliade ou Claude Lévi-Strauss ont, entre autres, « tordu le cou à l’idée qui consistait à penser le chamanisme comme une maladie ».
Tous les chamans associent les objets, les animaux et les humains à une ou plusieurs « âmes » ou dimensions secrètes, et les « mondes contigus » peuvent être étagés - sept ou neuf plans cosmiques pour les Sibériens - ou kaléidoscopiques comme chez les Yaguas d’Amazonie. « Nous remarquerons cependant, écrit J. P. Costa, que les jeunes générations de chamans Yagua, ayant suivi un cursus scolaire, dessinent aujourd’hui une représentation étagée du monde beaucoup plus proche de celle décrite par Eliade » pour les Sibériens. La nature est considérée dans son entier, tous les êtres vivants sont habités par la même énergie vitale. Trois symboles récurrents figurent le passage entre les mondes : l’axe (mâts, arbres, échelles), le trou (tunnels, terriers, grottes) et la porte (sorte de cisaille géante s’ouvrant et se refermant à très grande vitesse). Le chaman est celui qui peut franchir l’obstacle puis revenir sans encombre.
Dix-huit ans dans l’obscurité
Quatre voies permettent de devenir chaman : la transmission héréditaire, « l’appel divin » (survivre à un grave accident, par exemple), la désignation par le clan, et enfin la décision personnelle (souvent le fait d’hommes et de femmes plus âgés). La longue période d’initiation passe par de nombreux interdits, des jeûnes et purifications, l’apprentissage d’états modifiés de conscience et la quête des esprits auxiliaires. Dans le passionnant Chemin des neuf mondes sur les indiens Kogis de Colombie, Eric Julien (ancien gestionnaire stressé à qui ils ont sauvé la vie) rapporte l’initiation de Miguel, chaman dont l’humour n’est pas la moindre des qualités : « Miguel est un grand mamu. Il a passé plus de dix-huit ans dans l’obscurité - « dix-neuf, me dira-t-il en souriant, la dernière année, je n’étais pas assez attentif, alors j’ai redoublé. » Pendant ces deux cycles de neuf ans, il a dû mémoriser les récits mythologiques, les formules sacrées et apprendre l’astronomie, la météorologie, le comportement animal ou l’utilisation des plantes et des minéraux. Un régime très pauvre en protéines, l’interdiction de consommer du sel, des privations sensorielles visaient à transformer son corps en « pure pensée ». Miguel a une femme et un fils, également chamanes.
Chamans noirs (ils existent) et chamans blancs sont au service de la communauté. Le domaine de prédilection de ces derniers est la maladie, provoquée par une dysharmonie entre l’individu et le reste du monde (hommes, animaux, forêt, esprits). Leur approche est donc globale, prenant en compte corps, esprit et environnement. Fin observateur, le chaman ne s’attarde pas sur les symptômes, mais il prend son temps pour écouter les rêves, et tout ce que le patient lui confie. Les techniques de diagnostic sont très variées. Ceux qui utilisent des plantes psychoactives affirment voir le corps en transparence, et pouvoir localiser des zones plus sombres où est logé le mal ; en Australie, les medicine-men aborigènes en état de transe ferment les yeux et utilisent « l’œil-perçant » localisé au centre du front ; en Amérique du Nord, les « trembleurs » navajos étendent leur main sur le corps et détectent l’agent pathogène en fonction des vibrations ressenties ; en Alaska, les Nabesna s’endorment avec un vêtement du patient sous leur tête afin de découvrir l’origine de l’affection dans leurs rêves… Le traitement va de la succion du mal à un combat avec les esprits, en passant par les plantes et la « psychothérapie ».
Témoins d’une autre vie possible
S’il est probable que le chamanisme a précédé un peu partout dans le monde les autres systèmes médicaux qui paraissent plus sophistiqués - comme le chinois par exemple -, il demeure bien vivant ; on assiste même à un néo-chamanisme non dénué de gourous, d’imprudents et de dangers. Dans l’excellent récit de sa propre quête, Le cercle de vie, Maud Séjournant, « écothérapeute », met en garde ceux qui voudraient, par quelques incursions chamaniques, faire l’économie d’une psychothérapie ou d’un long cheminement spirituel. Mais, plus globalement, le débat existe : le chamanisme et sa vision du monde appartiennent-ils au passé de l’humanité ? Ou bien à son avenir ? Les Kogis de Colombie sont convaincus d’être les « grands frères » des Occidentaux qu’ils appellent « petits frères » : des grands frères qui ont maintenu, malgré la colonisation espagnole, les guerres civiles et les pollutions, le lien primordial avec les rythmes de la Nature - donc avec notre essentielle nature humaine. Alors que les « petits frères » irresponsables se battent, saccagent la Terre-mère, vivent comme des aliénés, en dehors de l’espace réel et du temps présent. « Nos rêves, rappelle Eric Julien, sont assez simples. Ils sont construits sur la peur et la domination. » Grâce à lui, puis au soutien de l’acteur Pierre Richard, des Kogis ont pu racheter quelques terres dans les montagnes ; deux d’entre eux ont même pris l’avion pour la France afin d’intervenir, en stage, auprès de chefs d’entreprises et leur parler d’autres notions du temps et de la vie…
Des parutions récentes pour en savoir plus : Jean-Patrick Costa, Les Chamans hier et aujourd’hui (Dominos Flammarion) ; Eric Julien, Le Chemin des neuf mondes (Albin Michel, coll. Clés) ; Maud Séjournant, Le Cercle de vie - Initiation chamanique d’une psychothérapeute (Albin Michel, coll. Espaces libres) ; Marc de Smedt, La Légende de Talhuic (Albin Michel) ; Marie-Claude Feltes-Strigler, La Médecine navajo (Ed. Indigène, Montpellier).
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Henriette Sarraseca
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