L'essentiel d'un livre : Le roman du malheur palestinien
(MFI) Palestine 1948. Les habitants d’un pays à peine existant vont subir la Nakba, grande catastrophe et assister impuissants à la proclamation de l’Etat d’Israël. Pour eux ce sera le début d’un interminable exil qui les condamnera à la lutte et à la vie précaire dans les camps. Près de cinquante plus tard, deux hommes se retrouvent dans une chambre de l’hôpital de Chatila : c’est le début d’un long monologue au fil duquel s’entremêlent les destins du peuple palestinien et ceux d’individus écorchés par ces années de sang.
Pour son huitième roman, La Porte du Soleil, l’écrivain libanais Elias Khoury a choisi le décor du Beyrouth d’après-guerre. Dans une chambre de l’hôpital presque désaffecté de Chatila, deux hommes entament un face-à-face qui va durer des mois. Younès, dit Abou Salem, est un héros de la résistance palestinienne qui vient d’être frappé par un accident vasculaire cérébral. Refusant d’accepter sa mort inéluctable, le faux docteur Khalil va s’entêter à prendre soin de lui et lui parlera chaque jour dans l’espoir de le rendre à la vie.
Condamné au silence, Younès entendra-t-il ce récit de sa propre vie et de celle des siens ? Sera-t-il en mesure d’écouter les nombreuses anecdotes que lui livre le narrateur ? Qu’importe. Au fil des pages, le lecteur, lui, rencontrera une foule de personnages blessés dans leur chair, mutilés dans leur âme par l’éternel exil et des années de guerre fratricide.
C’est l’histoire d’Ibrahim, fils de Younès, enfant blessé qui mourra à un poste frontière faute d’avoir reçu l’autorisation des soldats israéliens de se rendre à l’hôpital. C’est aussi celle de Nahîla, sa mère, interrogée, emprisonnée et contrainte de se faire passer pour une prostituée pour justifier sa grossesse sans trahir un époux vivant dans les maquis. C’est enfin celle d’Oum Hassan, la vieille sage-femme qui vient de mourir au Liban sans avoir retrouvé la maison de sa jeunesse, ni la terre qui l’a vu naître.
Mais à l’odeur du sang et des combats se mêlent aussi celles des souvenirs du narrateur. Le pain chaud, l’huile d’olive, la fleur d’oranger, l’arak et la halva mélangent leurs effluves à celles de la mort. L’oreiller de fleurs séchées de la grand-mère fait affleurer les souvenirs à la mémoire de Khalil. Sa famille perdue, Chams, la femme aimée et assassinée pour une sordide histoire de vengeance peuplent ses rêves et ses récits.
Elias Khoury ne se contente pas de raconter le long malheur du peuple palestinien. Décrivant l’effondrement de la nation arabe dans ces années, il fustige aussi l’entêtement de certains dirigeants palestiniens, la corruption qui les pousse à détourner l’aide internationale et l’effondrement des idéaux. On pense à Alan Paton et à Pleure ô pays bien aimé, la culpabilité comme le malheur se partage. « Est-ce que tu as été surpris par l’explosion de ce monde arabe qui a perdu son âme depuis un millénaire et qui la recherche en pataugeant dans son sang sans jamais la trouver ? » questionne le narrateur. Le silence de Younès prisonnier de sa conscience naufragée vaut presque une réponse.
Elias Khoury : La Porte du Soleil, Actes Sud/Sindbad, 630 pages, 24,90 euros.
Geneviève Fidani
Le Caire et Alger sous l’œil des photographes et des poètes
(MFI) Souvent les écrivains sont liés à la ville qui les a vu naître, grandir ou vivre (Prévert et Paris, Le Caire et Mahfouz, Prague et Kafka, Paul Auster et New-York). Ils y installent leurs quartiers de littérature, s’emparent ou réinventent sa géographie pour y convier personnages et intrigues. Le Caire et Alger font partie de ces villes qui ont, par devers elles, ce supplément de vie, d’histoire et de mythe qui leur donnent une place singulière dans l’imaginaire des créateurs. Ainsi, deux écrivains, l’un égyptien, Gamal Ghitany et l’autre algérien, Malek Alloula, ont été pressentis pour accompagner d’un texte des photos de leurs deux capitales.
Malek Alloula, qui n’est pas algérois de naissance, bénéficie d’une certaine distance au regard de cette ville, pour laquelle sont ici réunies des photographies du XIXe siècle. Le livre (Alger photographiée au XIXe siècle aux Editions Marval) s’ouvre, bien sûr, sur le port. Plus loin, le phare et l’Amirauté, les quais et les remparts, le Café des Platanes et la Mosquée de la Pêcherie. Puis nous pénétrons dans la ville, la Place du Gouvernement, le Théâtre impérial, la Place de la République, le Lycée, ou le Palais d’été du gouverneur... Alger montre ses monuments avant de pénétrer au coeur des « intérieurs mauresques » et d’y rencontrer les habitants, musiciens ambulants, cavalier, chef arabe ou des personnalités (Monseigneur Pavie, évêque d’Alger posant sur une peau de lion ou Abd-el-Kader à cheval dans un décor désertique) avant d’achever cette visite de l’Alger colonial par l’allée des bambous puis celle des palmiers du Jardin d’essai…
C’est à une rencontre beaucoup plus contemporaine avec les habitants du Caire que nous invite Gamal Ghitany dans son texte introductif au livre sobrement intitulé Le Caire (Editions du Chêne). Mécano ou soudeur, berger, cafetier ou éboueur, fellah, potier ou tanneur, ils sont là, réunis sous l’oeil complice du photographe Denis Dailleux. Anonymes ou célèbres comme le chanteur soufi Cheikh Yasin Al-Tuhami, dans le Café Fishawi ou dans le souk Khan el-Khalili, dans le quartier de la Gamâleyya ou dans la Cité des Morts, tous ces personnages offrent un regard confiant vers l’appareil complice.
Deux livres, deux temps et deux regards sur des villes aimées, aimables et aimantes. Deux occasions de découvertes ou de retrouvailles, algéroises ou cairotes.
Alger, Editions Marval, 174 pages, 55 euros ; Le Caire, Editions du Chêne, 176 pages, 259 FF.
Bernard Magnier
L’intégrisme islamiste expliqué au profane
(MFI) Grand reporter à l’hebdomadaire Marianne, Martine Gozlan a publié en 1995 Pour comprendre l’intégrisme islamiste aux éditions Belfond. Réédité aujourd’hui, agrémenté d’une préface rédigée après les attentats du 11 septembre, cet ouvrage n’a rien perdu de ses qualités didactiques. Evoquant la genèse des mouvements intégristes en Algérie et en Egypte, grandis sur le terreau malsain de la misère et de la répression, il dévoile ensuite au lecteur les origines de la haine des intégristes pour l’Occident ou les raisons de l’oppression des femmes, considérées comme « le bouc émissaire idéal des frustrations sociales ». Ainsi vont les sociétés intégristes, sans réel projet de société, hormis l’aide aux déshérités parmi lesquels se recrutent les futures générations de fous de dieu. Les hommes qui professent le terrorisme et l’amour de la mort mettent en danger de rejet l’immense majorité des musulmans qui pratiquent leur religion sans haine de l’autre. Menaçant l’Europe, mais aussi l’Afrique ou l’Asie, l’intégrisme islamiste serait pour l’auteur « un concentré de tous les conflits qui déchirent les sociétés musulmanes face au choc de la modernité ». Il est de la responsabilité des Etats, occidentaux comme musulmans, de dialoguer avec les représentants d’un islam modéré pour enrayer le phénomène de contagion.
Martine Gozlan : Pour comprendre l’intégrisme islamiste. Belfond 1994, Albin Michel 2002, 199 pages.
G. F.
Les excentriques de l’Assemblée
(MFI) Les députés français ne furent pas tous des gens ennuyeux! Un petit livre savoureux trace le portrait des plus originaux. Lunatiques, romantiques ou exotiques, parmi les seize mille députés qu’a compté la France depuis 1789, voici les oubliés de l’histoire parlementaire. Racontés par un fin connaisseur de l’établissement (l’auteur est secrétaire des débats à l’Assemblée nationale française) leurs destins fascinent, que ce soit par la longévité de leur mandat, tel Gaston Thomson qui fut député de Constantine de 1877 à 1932, soit cinquante-cinq ans, ou sa brièveté, tel Daubenton, frappé d’une attaque d’apoplexie le jour de la rentrée parlementaire, mais surtout par leur personnalité non conformiste. On a ainsi pu voir siéger à l’assemblée un utopiste, Jean-Baptiste Godin, créateur du Familistère, logement industriel socialiste où le patron habitait avec ses ouvriers – un scandale en 1870 - ou encore un député du Doubs converti à l’Islam. Celui-ci, Philippe Grenier, député de Pontarlier, était accueilli par le cri « voilà le député musulman ! » lorsqu’il débarquait, à la fin du XIXe siècle, vêtu d’un burnous et coiffé d’un turban : succès et indignation garantis ! Citons encore le cas plus troublant de l’imposteur Jacques Ducreux, collaborateur pendant la deuxième guerre, qui réussit à se faire élire plus tard sous un faux nom, ou encore la présence au parlement d’un homme au destin exceptionnel, Blaise Diagne, élu député de Dakar en 1930 après avoir été élevé dans un collège provençal…
Bruno Fuligni : La Chambre ardente, Editions de Paris, 244 p., 120 FF.
Moïra Sauvage
Santé : ces poisons déguisés en plaisirs
(MFI) Deux médecins spécialistes (en chirurgie digestive et urologie) se sont associés pour écrire une histoire des drogues dites douces : que faut-il vraiment penser du vin et de l’alcool, du tabac, du café et du thé, du chocolat, du coca et autres sodas, des épices et enfin des somnifères et tranquillisants ? Chaque chapitre, consacré à l’un de ces « faux amis », fait le tour de la question : la vigne, par exemple, fleurissait déjà à l’ère tertiaire, soixante millions d’années avant l’arrivée de l’homme ; il y a près de 10 000 ans, nos ancêtres en cueillaient les baies sauvages, bien avant l’apparition de l’agriculture ; puis fleurit autour de la Méditerranée la « civilisation du vin »… aujourd’hui, l’alcoolisme fait des ravages ; si le vin rouge de bonne qualité, pris modérément, est bon pour la santé, l’alcoolisme chez les femmes et les hommes est « à la fois le plus grand fabriquant de malformations congénitales et la plus importante entreprise de démolition de cerveaux qui puissent exister ». Même chose pour le tabac. Le point fort de ce livre est la description (compréhensible pour le grand public) des produits et réactions chimiques, enzymatiques, hormonales à l’œuvre dans notre corps, avec leurs terribles conséquences pour la santé.
Faut-il aussi se méfier du café, du thé, du chocolat, du coca ? La réponse est oui, preuves chimiques et médicales à l’appui. Consommés régulièrement, ces produits induisent une dépendance, tout comme l’alcool et le tabac, avec, si on en consomme trop, des déséquilibres plus ou moins graves des systèmes hormonal et nerveux. Si les aromates et les épices, utilisées avec subtilité, exaltent nos mets, les assaisonnements de synthèse sont par contre nocifs : glutamate, aspartame, édulcorants chimiques et même sucre blanc (le diabète sucré est déjà un gros problème de santé publique). De la nocivité des somnifères et tranquillisants, enfin, il ne fait aucun doute. Ce livre, qui mêle fort plaisamment les anecdotes aux données chimiques et médicales, apporte une somme considérable d’informations essentielles.
Dr Tran Ky, Dr François Drouard : Nos drogues quotidiennes. Ed. Sang de la terre, 216 p., 16 euros.
Henriette Sarraseca
Un auteur à redécouvrir : Alexandre Dumas, le mulâtre
(MFI) Si l’on célèbre actuellement « l’année Hugo », on s’intéressera sous peu à « l’année Dumas » puisque le père des Trois Mousquetaires est né lui aussi il y a deux cents ans. Une occasion de revenir sur l’homme et l’œuvre.
En 1760 un « petit marquis » du nom d’Alexandre Antoine Davy de la Pailleterie débarque à Saint-Domingue pour rejoindre son frère, patron d’une sucrerie et marchand d’esclaves. Ne pouvant s’entendre avec lui, il décide d’acquérir une plantation à Trou-Jérémie, dans l’actuelle Haïti, où il choisit une concubine, une « femme-caille », Marie Cessette, qui sera surnommée la « Marie du mas ». Leur union donne naissance à quatre enfants. Après la mort de sa concubine et un cyclone qui ravage la plantation, le marquis revient en France non sans avoir vendu ses esclaves et... ses quatre enfants. Mais, quelques années plus tard, pris de remords, il décide de racheter l’aîné, Thomas Alexandre et de le faire venir en Europe. Ce dernier recevra une éducation de « vrai fils de famille » et sa prestance, sa force et son « teint de mulâtre » le feront remarquer. En désaccord avec son père, il décidera de s’engager dans l’armée en choisissant son second prénom et le surnom de sa mère : Alexandre Dumas. Il s’illustrera dans l’armée, deviendra général, servira puis se brouillera avec Napoléon, tombera en disgrâce et mourra jeune à 45 ans, blessé et amoindri, mais il aura eu le temps de donner naissance en 1802 à celui qui portera les mêmes nom et prénom et deviendra l’un des plus grands romanciers français : Alexandre Dumas « le grand », auteur parmi une oeuvre considérable et populaire, des Trois Mousquetaires, du Comte de Monte-Cristo, de La Reine Margot et autres Vingt ans après.
C’est par le récit de cette filiation que commence l’énorme (plus de 700 pages !) biographie que Daniel Zimmermann a consacré à Alexandre Dumas le grand (aujourd’hui disponible en format de poche aux éditions Phébus). Une biographie que l’on serait tenté de rapprocher des romans de l’intéressé, tant cette vie foisonnante et riche est restituée avec une vigueur d’écriture et des traits d’humour distillés avec soin par le biographe.
Du fait de sa naissance, certains historiens des littératures africaines et caribéennes font volontiers figurer Alexandre Dumas (tout comme Pouchkine) sur la liste des lointains pionniers des lettres noires. De fait, l’extraordinaire destinée de son père (dont l’itinéraire est voisin, voire en concurrence, avec celui du Chevalier de Saint-Georges, cet autre descendant d’esclave à la destinée occidentale) et les multiples questions sur son ascendance, sa couleur de peau ou sa « bâtardise » n’ont cessé de le hanter et demeurent présentes dans son oeuvre et, en particulier, dans sa pièce Antony, un personnage de bâtard dont il dira « Antony c’était moi ! » et dans son roman George, dans lequel il conte l’histoire d’un mulâtre... Outre cette hérédité, il va de soi que la popularité de l’œuvre de Dumas -souvent relayée par le cinéma et la télévision- et la célébrité de certains de ses héros (les Mousquetaires ou le comte de Monte-Cristo) en font l’un des écrivains français parmi les plus lus, ou, à tout le moins, parmi les plus connus de l’Histoire. C’est ce personnage et cette oeuvre que restitue Daniel Zimmermann tout en nous offrant une passionnante traversée historique et littéraire du XIXe siècle.
Alexandre Dumas le grand, Phébus, 714 pages, 27 euros.
B. M.
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