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25/07/2002
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Ecrire en afro-français ?
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(MFI) La grande majorité des écrivains noirs ont découvert la vie, ont grandi, joué, aimé, réfléchi dans un environnement verbal très éloigné de l’Hexagone. Mais, quelle que soit la langue d’écriture choisie – français de Voltaire, français « tropical » ou langues locales – il est important que la qualité soit au rendez-vous.
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Si l’enfance des écrivains se déroulait au village, ils n’ont entendu que leur langue. S’ils ont vécu en ville, leur oreille a dû enregistrer, en plus des différents idiomes nationaux, tout l’éventail coloré du « français d’Afrique », euphémisme pour désigner ce que les anglophones nomment pidgin, que les colons nomment « petit nègre », par opposition au « gros français », le vrai français. Le vrai français, on ne pouvait le rencontrer qu’à l’école à travers les manuels de lecture et ces héroïques instituteurs qui, noirs ou blancs, écrivaient le français mieux que les licenciés d’aujourd’hui.
Or les circonstances politiques contraignirent les intellectuels colonisés à s’exprimer avec les mots du maître pour avoir quelques chances d’être entendus… Nous avons retracé ailleurs (l) les différentes étapes de cette grande aventure.
Cependant, en marge des grands auteurs qui s’affirmaient dans leurs particularités culturelles, voire leur régionalisme, à travers une compétence linguistique incontestable, l’Afrique se mit à produire une littérature toujours francophone ou anglophone, mais d’un niveau très inférieur, qu’on a du reste baptisée au Nigeria du nom de « market litterature ». Dans les maisons d’édition, comme CLE au Cameroun, NEA à Dakar, CEDA et NEI à Abidjan, affluent des manuscrits de valeur très inégale et l’on prend l’habitude de corriger, voire de récrire ceux qui présentent quelque intérêt afin de pouvoir les publier.
Fautes évidentes, expressions grotesques…
A partir de 1980, ce mouvement s’accélère et nous assistons alors à une baisse très nette du contrôle du français ; des fautes évidentes sont imprimées, parfois même chez les auteurs déjà connus.
On laissera passer les impropriétés de termes, les expressions du français d’Afrique (dévierger, absenter, fréquenter « sous entendu l’école »), mais aussi les mésemplois de prépositions et conjonctions, les ruptures de niveau de langue ; enfin, dans le cours même de la narration, s’introduisent des expressions grotesques : « Fallait-il que la maudite jeep immobilisée l’entendit de cette oreille », « notre garde saigna donc ce Noir tellement à blanc », « l’excitante, la veloutée urineuse ». Cependant que les cas de disphonie abondent : « La filante voiture devenue automatique ». J’ai cité à dessein ces perles relevées dans un roman célèbre comme La Carte d’identité, dont l’auteur possédait cependant une maîtrise du français.
Même remarque pour Sony Labou Tansi qui était passé champion dans les « tropicalités » pas toujours convaincantes. En conséquence, il faut interpréter ces expressions malheureuses, soit comme audaces conscientes mais ratées, soit comme laxisme dans l’écriture. Dans tous les cas, c’est l’éditeur qui est fautif d’avoir laissé passer des formes qui introduisent le doute sur la compétence linguistique de l’auteur.
Cependant les cas de nos deux auteurs sont encore très bénins si l’on considère l’étonnant machin que Belfond a publié sous l’impulsion d’un collègue sans doute bien intentionné, j’ai cité Le désert inhumain de Mamadou Soukouna. (1989) qui a sombré dans l’illisibilité. L’invention procédant du mixage des langues, de néologismes débridés et de relexifications anarchiques conduisit à une impasse. Comment, en effet, accepter 260 pages de phrases de ce genre : « L’acier écrabouillait la sainte chair humaine », « Les buées du bouillon (thé)... perturbaient le caractère splendide du ciel qui sombrait dans les somnambules buées » ; «Son jadis contre vents et marées lui devenait insipidement acerbe » ; « Sa maman lui chantait des chansons grivoises (comprenez : attendrissantes) »...etc.
La part d’incongruités verbales est trop grande et trop constante pour que cela reste supportable, ou alors on se place dans une position exotique et l’on parle d’art brut pour ne pas dire art naïf, voire primitif...
Les intellectuels africains n’ont guère apprécié ce pauvre Soukouna et l’on s’est empressé de l’oublier.
Ces récits nous laissent « courbaturés »
Certes le Sozaboy de Saro Wiwa, comme Allah n’est pas obligé de Kourouma, sont des tentatives plus récentes d’intégrer un langage populaire en pidgin pour l’un, en français d’Afrique pour l’autre. Ces essais se justifient dans la mesure où ces deux romans sont « parlés » par des héros qui n’ont à coup sûr jamais été scolarisés : ils parlent donc le langage du recruté sur le tas ou d’un enfant-soldat. Effet de réel assuré. Mais la littérature y trouve-t-elle son compte ? Et ceci peut-il constituer un modèle à suivre ? Je reste persuadée qu’il s’agit de textes expérimentaux.
Dès lors que penser de ces récits qui nous laissent tout courbaturés, comme le dit joliment Saada Weyde Ndiaye ? Si cet exemple était suivi et encouragé, serait-ce un bien ? N’y aurait-il pas un risque à court terme pour la littérature africaine francophone à vocation internationale ?
Résumons-nous et voyons l’avenir enfin :
– Tout d’abord les distorsions du français, issu des formes linguistiques africaines, doivent être bien distinguées des maladresses et des erreurs dûes à l’incompétence de l’écrivain.
– Par ailleurs, il faut envisager que s’élabore un courant de type créole ou pidgin dont le théâtre sera sans doute le premier véhicule. Aux Antilles et en Afrique, l’expérience est en cours et produit une littérature populaire.
– La voie de l’expression littéraire sera, et est déjà, la production en langues nationales. Les Africains semblent préférer cette voie plutôt qu’un pidgin qu’ils ressentent comme hybride par rapport aux langues pures, africaines et européennes. Déjà des pays comme la Tanzanie et le Kenya ont une littérature écrite en swahili et kikuyu. Au Sénégal aussi il s’écrit une poésie peule et une poésie wolof de qualité. Boubacar Boris Diop, l’un des meilleurs romanciers actuels, a écrit son dernier roman en wolof. On doit aussi tenir compte, dans le même secteur et l’alimentant, des transcriptions de textes oraux, parfois de grande envergure, contés par les griots.
Il est évident que, pour la cohésion et la conservation des cultures africaines, cette activité littéraire dans les langues locales reste la voie royale.
– Enfin il demeurera une production en français qui bénéficiera sans doute d’une publication plus aisée et d’une assistance considérable des médias (colloques, concours, TV, radio… etc.) mais aussi d’une audience plus large que le français assure, ainsi que les traduction en anglais, espagnol, russe ou japonais.
Y aura-t-il encore des lecteurs ?
Cependant, pour maintenir la qualité de cette partie de la littérature africaine, il importe justement d’en combattre la dégénérescence. Si le vœu des écrivains africains qui écrivent en français est de pénétrer partout grâce au français, il leur faut éviter le laxisme et les dérives linguistiques. La politique de la francophonie (puisqu’il y en a une), plutôt que de promouvoir des essais dans un français si hasardeux qu’il en devient incrédible, ferait un choix plus éclairé en soutenant les éditions en langues africaines d’une part, et d’autre part en mettant la barre plus haut pour les écrits en français. Je crains en effet qu’à force de fabriquer des ouvrages hybrides, il n’y ait plus personne pour les lire.
Heureusement pour l’avenir de cette littérature qu’il demeure des écrivains comme Mudimbé, Fantouré, Boris Diop, Henri Lopes, Tanella Boni, Monenembo, Wabéri, Mabanckou, G.P. Effa, Véronique Tadjo... etc.
En somme, à l’instar de Fatou Dione dans son ouvrage Préférence nationale, on souhaite que les écrivains africains continuent à « utiliser le langage imagé de l’Afrique dans un français parfaitement correct ».
Lilyan Kesteloot
(IFAN – Université de Dakar)
(1) L. Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala 2001.
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