L’essentiel d’un livre : Hommage : « Nous avons tous quelque chose de Senghor »
(MFI) A l’occasion du premier anniversaire de la mort de Senghor, le photographe Max-Yves Brandilly a rassemblé dans un beau livre luxueux, de grand format, un florilège de textes inédits de personnalités diverses, réunies dans leur admiration commune pour le poète-président disparu. Hommage rythmé par des extraits de poèmes et des photos.
Ce livre-hommage ressemble à une repentance. Il y a un an, lors de l’enterrement à Dakar de Léopold Sédar Senghor, ancien président de la République du Sénégal, les médias soulignèrent avec stupeur et parfois indignation – notamment sous la plume d’Erik Orsenna dans Le Monde – l’absence du président de la République française et de son Premier Ministre de l’époque. Messe à Paris, hommages divers, colloques et publications se sont succédé depuis pour tenter d’effacer cet oubli. Ce livre fait visiblement partie de ces efforts.
Grand format, luxueux, il présente les principaux hommages qui ont été rendus, depuis un an, à l’homme qui voulut donner à l’Afrique un visage moderne et lui inventer un avenir enraciné dans sa culture mais poreuse à celle des autres. Il s’ouvre avec les quelques mots prononcés par le président Chirac en l’église Saint-Germain des Prés, lors de la messe dite par le cardinal Lustiger, sous l’égide de l’Académie française. Et il se poursuit avec différents textes de personnalités qui se sont officiellement, ou officieusement, exprimées.
Le président Abdoulaye Wade, qui s’est longtemps opposé à son illustre aîné, le définit comme « l’une des plus grandes figures de ce siècle » ; l’ancien Président Diouf rappelle les priorités de celui qui le nomma premier ministre et lui légua sa succession. S’adressant à ses compatriotes, il les exhortait ainsi : « Trouvez en vous-mêmes les moyens intellectuels et moraux pour relever les défis du développement, de la démocratie, des droits de l’homme et de la paix ». Le Sénégal montre que l’héritage senghorien n’est pas perdu.
Cet héritage est évoqué également par les hommes de culture, tels Amadou Lamine Sall, fin poète qui rappelle que « la poésie fut pour Senghor, sa respiration », et par Henri Lopes qui confesse : « Il m’a fait parvenir à la maturité de mon être, il est ce passeur grâce à qui j’ai assumé mon métissage, grâce à qui ma condition a cessé d’être un déchirement pour devenir une richesse ». Antoine Blondin Diop, quant à lui, met l’accent sur le Senghor de la négritude qui voulut « changer le destin du Noir dans l’Histoire et lutter contre l’aliénation culturelle », ce qui l’amène à conclure : « Nous avons tous quelque chose de Senghor en nous ».
Côté français, on trouve l’homélie prononcée par le cardinal Lustiger en l’église Saint-Germain-des-prés, où la « communion des cultures », chère au disparu, apparaît toujours comme une priorité. On remarque aussi le beau langage de Maurice Druon, Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie française qui, avec émotion, trace le portrait de ce premier Africain accueilli sous la Coupole : « Il donnait de l’âme aux mots , il exaltait le mot ».
Dix-huit textes composent ainsi cet hommage, suivi dans l’ouvrage par la mise en page de nombreux poèmes de Léopold Sédar Senghor, illustrés par des photos de Max-Yves Brandily. Les images, symboliques, prennent acte du métissage des cultures, elles sont souvent belles mais leur présence nuit parfois à l’acuité des poèmes. On notera que l’un des éditeurs porte un nom bien connu des africanistes pour ses nombreuses publications passées : Maisonneuve et Larose, qui publia notamment le Haut-Sénégal-Nige de l’historien Maurice Delafosse.
Un livre du souvenir qui tente de freiner le temps qui passe.
Léopold Sédar Senghor. Textes réunis par Max-Yves Brandilly. Ed. du Phosphore et Maisonneuve & Larose, 180p., 45 euros.
Jacqueline Sorel
Au nom du père
(MFI) Est-ce parce qu’elle ne parle pas l’arabe, langue de son père, que Leïla Sebbar n’a jamais pu avoir avec lui ces conversations sur le passé et la mémoire qu’elle souhaitait ardemment ? L’auteur, romancière et nouvelliste, s’en est lentement convaincue. Après de nombreux ouvrages sur la condition des femmes algériennes et plusieurs romans, Leïla Sebbar revient sur les silences qui ont marqué son enfance et sa vie de femme et invente le récit que son père n’a jamais fait.
Je ne parle pas la langue de mon père est un voyage imaginaire dans l’Algérie de la libération, dans celle du FLN triomphant et dans un pays meurtri par la montée des islamistes. Instituteur fidèle à la République, le père a épousé une Française, également enseignante. Le couple vit au cœur du quartier arabe du Clos-Salembier à Alger. Leurs filles vêtues à la française essuient chaque jour les insultes des jeunes algériens, mais se gardent bien de confier cette humiliation à leur père. Ce premier silence sera suivi de beaucoup d’autres. Silence du père concernant le fils adoptif d’une ancienne femme de ménage qui tente de l’assassiner. Silence des femmes que les hommes éloignent quand ils se réunissent pour évoquer la libération prochaine.
Après la guerre, en 1968, la famille émigre en France et s’installe à Nice. Inlassablement, Leïla Sebbar tentera de nouer avec son père les fils d’un dialogue impossible. Elle veut savoir, se souvenir ; il ne cherche qu’à oublier. En 1997, le père meurt emportant ses secrets avec lui. Aller en Algérie, rencontrer les témoins de ce passé qui se dérobe ? L’auteur y pense mais renonce. La langue de son père est aussi celle de sa famille, celle des amis, celle des bonnes qui ont servi la famille et vu grandir les enfants. Et cette langue lui échappe. A la quête impossible, elle préfère l’imaginaire et invente des destins à chacun des personnages de son enfance. Aucune vérité ne sortira de ce récit bref et saccadé mais le lecteur y retrouvera le parfum de l’Algérie et le souffle de ses démons.
Je ne parle pas la langue de mon père, par Leïla Sebbar, Ed. Julliard, 125 p., 15 euros.
Geneviève Fidani
Sarah Bouyain dans les douleurs de l’entre-deux
(MFI) Si l’on en croit la courte notice biographique qui accompagne son ouvrage, Sarah Bouyain est née, en 1968, d’une mère française et d’un père burkinabè et a déjà réalisé un film documentaire sur le métissage colonial, Les Enfants du Blanc. Ce n’est donc pas une réelle surprise de voir sa première publication littéraire, un recueil de nouvelles, intitulée Métisse façon.
Le métissage, ses douleurs et ses drames, mais aussi bien d’autres exclusions et déchirements sont, en effet, analysés et transcrits dans ce recueil, à travers la destinée de quelques personnages et leurs itinéraires au cœur même d’une réalité, sinon vécue du moins observée de près par l’auteur. Et il en est ainsi de nombre des personnages de ces six nouvelles qui, tous, ont en commun une brisure, une blessure mal cicatrisée. Les uns reviennent sur les traces d’un passé douloureux, d’autres questionnent les souvenirs comme ils interrogent le hasard ou les interlocuteurs rencontrés. Il y a ceux qui veulent (ou ont voulu) oublier et se sont réfugiés dans quelque détresse tue, et d’autres qui s’en vont affronter crânement leur destin.
Ainsi de maternités mal assumées en immenses élans de tendresses grand-maternelles, de quêtes d’identité en retrouvailles douloureuses, d’étonnements enfantins en certitudes adultes, de mal-être en incompréhension, d’erreurs en errements, toutes ces nouvelles disent le « mal de n’être pas deux » et dénoncent, où qu’elle se cache, l’incommensurable bêtise qui, décidément, ne connaît ni frontières, ni limites dans le temps. Nul doute que ce livre, dette ou revanche, soit le fruit d’une absolue nécessité pour son auteur, tant ses personnages-victimes attirent une évidente sympathie et portent en eux une douleur qu’il doit être bon de partager.
Métisses façons, de Sarah Bouyain. Ed. La Chambre d’échos, 142 p., 15 euros
Bernard Magnier
Des récits pour la jeunesse sous la plume de Patrick Chamoiseau
(MFI) Aux côtés de son oeuvre destinée aux adultes, Patrick Chamoiseau ne dédaigne pas s’adresser, de temps à autres, aux plus jeunes lecteurs, comme en témoignent son recueil de contes Au temps de l’antan (Hatier) et son récit d’enfance, Antan d’enfance (Gallimard). Le romancier martiniquais, prix Goncourt en 1992 avec Texaco (Gallimard), récidive cette fois avec un album, Le Commandeur d’une pluie, dont l’illustration a été confiée à l’artiste franco-togolais William Wilson.
Cet album comprend deux courtes histoires qui se veulent inscrites dans une filiale tradition avec celles contées par les « vieux paroleurs, maîtres de la blague, conteurs des hautes veillées et autres cueilleurs du verbe ». La première histoire, qui donne son titre au livre, nous permet de comprendre pourquoi les habitants d’un petit village de la Caraïbe continuent de maudire celui qui, en pleine sécheresse, ne demanda qu’une petite pluie à un enfant doué de pouvoirs extraordinaires alors qu’on sait bien qu’« aux endroits de déveine, la Merveille ne s’offre jamais deux fois au commandeur d’une pluie ». La seconde histoire, « L’accra de la richesse », permet d’apprendre pourquoi il est de bonne fortune d’avoir en sa poche un vieil accra, car de celui-ci – et en suivant les préceptes fort peu moraux du conteur – on peut obtenir une poule, de cette poule un mouton, puis un bœuf et, pour finir, peut-être, la maison d’un riche propriétaire ou l’une des filles de ce dernier...
Deux histoires, illustrées par William Wilson à la manière des tableaux en tissus cousus du Bénin, qui nous plongent, tant par le propos que par la langue utilisée, dans un univers où le réel côtoie l’irrationnel, où les petits et les grands travers des humains sont mis à nu, avec une cruelle efficacité.
Le Commandeur d’une pluie, de Patrick Chamoiseau. Illustration par William Wilson. Gallimard, 40 p., 11,50 euros
Bernard Magnier
Homme de Dieu, homme du temps
(MFI) L’homme créature de Dieu, doit-il obéir à son Créateur en toutes circonstances ? Peut-on encore croire au mythe de la parole révélée ? C’est à ces questions cruciales et à bien d’autres, d’une brûlante actualité, que s’efforce de répondre Roger Arnaldez dans son essai L’Homme selon le Coran. Ce spécialiste de l’islam et du Coran s’appuie sur les textes fondamentaux, sur les notions fondatrices de l’islam et sur les travaux d’exégètes musulmans pour proposer une synthèse claire et mettre en lumière les grands enjeux d’une religion aujourd’hui très exposée mais toujours méconnue.
Pour le Coran comme pour les autres grandes religions monothéistes, l’homme a été créé par Dieu. Les textes lui demandent donc une obéissance sans faille, voire même au détriment de la poursuite de tout autre ambition, but, objet ou désir. Cette loi et l’ensemble de celles qu’enseigne le Coran sont-elles immuables et capables de résister à l’épreuve du temps ? Depuis longtemps, les penseurs musulmans s’interrogent à ce sujet. Leurs réponses varient selon l’interprétation qu’ils font des textes. Il existe, écrit Roger Arnaldez, des zones d’ombre dans certains versets que d’aucuns s’autorisent à interpréter « sans la permission de Dieu », tandis que d’autres, plus prudents, préfèrent suspendre leur jugement quand l’interprétation des textes est ambiguë. Les deux types d’interprétation sont cependant nécessaires quand il s’agit d’étudier ce que révèle le Coran de la Création et surtout ce qu’il dit de l’enseignement que l’homme a reçu de son Créateur.
Ce cheminement conduit l’auteur à donner son interprétation du jihâd qui n’est, selon lui, qu’une manière pour le croyant de défendre sa religion lorsqu’elle est menacée. Il objecte également aux tenants d’un islam conquérant et hégémonique que la seule manière pour cette religion de devenir universelle est de laisser les pratiquants découvrir librement les valeurs spirituelles qu’elle porte en elle. Le soufisme, dit-il, montre la voie de cette conquête. Sans bombes ni attentats…
L’homme selon le Coran, de Roger Arnaldez, Hachette Littérature, Collection Pluriel, 218 p., 8 euros.
Geneviève Fidani
un auteur à découvrir : Tahar Bekri dans les feux du voyage
(MFI) Depuis Le Laboureur du soleil en 1983, Tahar Bekri n’a cessé de jalonner le temps de recueils de poèmes, d’œuvres illustrées et d’essais qui sont autant de balises fraternelles dans la haute mer turbulente du monde. Il vient de publier un nouveau recueil de belle facture, exigeant et mature, L’horizon incendié.
Né à Gabès en Tunisie, Tahar Bekri vit en France (depuis 1976) où il enseigne à l’Université et ne cesse d’exercer ses talents afin de confronter les mondes, les rives et les langues, pour mieux les reconnaître. Passeur inlassable des mots qui peuplent sa terre et quelques autres lieux visités au hasard des festivals, colloques, biennales et autres voyages personnels, Tahar Bekri – et même s’il figure au sein des « écrivains de la jeune génération » – est aujourd’hui un sage qui fait autorité. Poète de l’élément plus que de l’événement, il sait aussi trouver les lieux et les mots pour dire l’insupportable, dénoncer l’injustice ou s’engager dans une diatribe contre les oppressions du monde.
L’homme est bonhomme mais peut être incisif quand la cause vaut à ses yeux une sentence. Elle tombe alors abrupte, avec l’assurance des certitudes éprouvées. Par son métier, par ses goûts et sa passion, il est un lecteur attentif de ses pairs, toujours en quête d’une nouveauté dans l’une ou l’autre langue. Il aime à dire ses textes et sait le faire, sans emphase ni lenteur mais avec le phrasé clair et le rythme qui sied à une bonne écoute. Cet homme aime la peinture et il n’est, pour s’en convaincre, qu’à consulter ses écrits et la liste de ses tirages de tête. Il sait être fidèle à ceux qu’il a choisi de ranger au plus près dans sa bibliothèque élective : des maîtres classiques arabes aux contemporains capitaux, des poètes amis aux rescapés d’un Panthéon universel, Dante, Pessoa ou Senghor, Malek Haddad le romancier algérien auquel il a consacré sa thèse ou Gaston Miron le Québécois...
Il en est des recueils de Tahar Bekri comme des journaux de voyage, il convient de les lire d’un seul trait puis de revenir ensuite et d’aller, ça et là, retrouver quelques vers devenus familiers. Le recueil n’est plus alors un ensemble de poèmes ajoutés l’un à l’autre selon une orchestration harmonieuse, mais une partition conçue et réalisée comme un tout. Il en est ainsi de sa dernière livraison : L’horizon incendié, un recueil composé de 60 poèmes de huit vers, ou plus précisément de sept plus un, détaché de l’ensemble et venant ponctuer chaque page.
« Le cœur rompu aux feux de la mer», le voyageur (l’errant), personnage central de ce recueil, mêle les souvenirs soudain ressurgis d’une mémoire aiguisée (le ficus de la cour du lycée, les caisses emplies de grenadiers, le vélo rouge, tour à tour évoqués n’appartiennent-ils pas au jardin d’enfance du poète ?) à des lieux d’aujourd’hui, de hasard et d’exil. Il convie les odeurs de jasmin de soufre et d’huile d’olive, l’asphalte et la mer, l’or des temps anciens, les « étés transhumants » et les « difficiles printemps ». Il invite à se rendre sur le port de Dakar, dans l’île de Gorée à la rencontre de son cortège d’ombre insoutenables, sur les berges du Niger (« O toi fleuve si large / dis-moi qui a travesti / L’or de tes royaumes / Tes illustres alphabets »), dans les allées du Jardin du Luxembourg ou sur les bords de la Sambre, pour d’autres lendemains, pour dessiner de nouvelles frontières à des pays en devenir, comme une impossible réponse à la question formulée au coeur même du livre : « C’est quoi un pays ? »
Le mot n’est pas rare ni abscons mais précis et parfois inattendu. Ici, « la nuit couverte de sanie », ailleurs « la crinière cardeuse de lumière ». Et c’est bien l’un des charmes de cette poésie en laquelle les oiseaux (mouettes, goélands, cormorans et tous les autres complices migrateurs) font une halte, où les semelles (de vent bien sûr !) trouvent traces à leurs mesures, où les glycines se mêlent aux acacias, où les flamboyants côtoient les pinèdes et où chacun peut adjoindre son rêve à celui du poète.
Ainsi, au fil des recueils, l’œuvre se fait plus altière. L’horizon incendié est un recueil d’une maturité exigeante qui engage le lecteur sur des chemins de crête, sans doute pour mieux accomplir la phrase de Jaleleddine Rûmi, mise en exergue du recueil : « La parole est l’ombre de la réalité et son accessoire ». Ainsi en va-t-il de cette strophe, élue parmi d’autres pour l’élégance elliptique de son image et pour sa résonance avec le titre du recueil : « Si tu n’as le souvenir / Ardent comme un flamboyant / Demande à la terre / Sa couleur ou sa braise / Pour retenir l’insouciant soleil / Et le sable désespéré de mourir / Les glycines aux sources des fêlures / Viendront enlacer tes vieux soupirs ».
L’horizon incendié, de Tahar Bekri. Ed. Al Manar, 70 p., 13 euros.
Bernard Magnier
|