L’essentiel d’un livre : Salut l'artiste !
(MFI) Mettez-vous Au piano et savourez la musique de Jean Echenoz. Cela vaut le détour. Cette fois il met le cap sur l’autre dimension. L’au-delà. Un milieu plutôt casse-gueule en général, mais Echenoz s’en sort en virtuose.
L’histoire est celle de Max Delmarc, un pianiste dont la mort violente est annoncée dès les premières lignes. Il mourra en effet, page 86, assassiné par deux voyous. En attendant on le voit mener une vie terne, triste et solitaire. Concertiste célèbre pourtant, il est si angoissé à l’idée de ne pas être à la hauteur qu’il s’imbibe d’alcool pour pouvoir jouer. Côté femmes, que des ratages. Il les adore mais, timide, il n’ose les aborder. Il passe son temps à s’amouracher de créatures « d’une beauté surnaturelle », croisées dans la rue, qui le font rêver et poursuit. Mais en vain. Il meurt donc. Et Echenoz d’inventer la vie après la mort. Son héros se retrouve en transit dans un Centre, sorte d’hôtel de luxe - est-ce le purgatoire ? Il y fera la connaissance d’une sorte de play boy étrange - le diable ? mais aussi de Dean Martin, le crooner américain des années 50 et de Doris Day, la blonde actrice hollywoodienne aux joues rebondies. Il passera même une nuit d’amour avec elle. Ainsi, il aura fallu qu’il soit mort pour que cela arrive… On ne dira pas la suite des évènements qui attendent Max, le fantôme, qui atterrit finalement dans un enfer « urbain » connu et reconnu. Ce serait dommage pour le suspens.
Décidément, livre après livre, Echenoz s’impose dans la littérature française. Lauréat du Goncourt 1999 pour Je m'en vais, cet écrivain discret, voire secret, n'est pas très connu. Il écrit pourtant depuis longtemps mais apparaît rarement dans les médias et publie peu. Onze livres à peine depuis son premier opus, Le Méridien de Greenwich paru en 1979, lorsqu'il avait 32 ans. Point de sagas, ni de fresques flamboyantes dans son œuvre mais des histoires singulières peuplées de personnages déglingués, solitaires, paumés et mal ajustés à la société dans laquelle ils vivent. Ses détracteurs l’accusent de créer des univers improbables, gratuits, construits pour son propre plaisir et notre distraction. Bref, d'écrire de la pure fiction. Et alors ? N’empêche qu’Echenoz sait décrire avec un réalisme impressionnant le trac horrible de son héros ou la misère et la pauvreté d’une chambre de bonne. Derrière la fable tricotée avec ironie, se cachent toujours la gravité et l’humanité du propos. Puis il y a cette écriture légère, limpide. Rien pour l'arrêter, ni guillemets, ni ponctuation excessive, elle coule fluide, riche d'un vocabulaire choisi méticuleusement.
Toute l'œuvre échenozienne est imprégnée d’une dérision plus ou moins mélancolique à nulle autre pareille. Voilà pourquoi on l’aime.
Au piano, par Jean Echenoz. Editions de Minuit, 224 pages 14,50 euros
Elisabeth Nicolini
Images d’Afrique
(MFI) Paru en février, une poignée de jours avant l’ouverture de la 18ème édition de Fespaco, le numéro 149 de la revue Notre Librairie est consacré entièrement aux cinémas d’Afrique. Comme Notre Librairie est une revue de littérature, son approche de l’évolution de l’art filmique sur le continent noir pouvait difficilement s’éloigner de sa préoccupation principale. Aussi fait-elle une large place aux rapports entre l’écrit et l’écran, entre la création littéraire et la création cinématographique africaines. C’est d’ailleurs le sujet de toute la première partie de la revue qui traite des tentatives plus ou moins réussies de mise en image des classiques de la littérature noire - mais aussi des littératures venues d’ailleurs - par les cinéastes africains. Dans son article liminaire, l’universitaire Romuald-Blaise Fonkoua retrace l’histoire du cinéma africain en commençant par l’adaptation cinématographique de Borom Sarret de Sembène Ousmane par l’auteur lui-même. Dès sa naissance, le cinéma africain a puisé dans la littérature parce que celle-ci offre un formidable et inépuisable fonds d’histoires et de drames contemporains que les jeunes réalisateurs ont à coeur de porter à leur public. Mais ils ne se contentent pas d’emprunter leurs sujets à la littérature moderne, ils recourent aussi au patrimoine oral dont l’esthétique narrative influence leurs productions. Au point que les cinéastes africains sont parfois considérés comme « des griots des temps modernes », comme l’a écrit Abdelkader Benali dans son article particulièrement éclairant sur la parenté esthétique et structurelle entre l’oralité et le cinéma africain francophone.
On lira aussi avec intérêt dans la première partie de la revue, le rappel d’un cas concret d’adaptation d’un roman à l’écran : l’adaptation de La grève des bàttu de la sénégalaise Aminata Sow Fall par le malien Cheick Oumar Sissoko. Cet article sous la plume de Sophie Hoffelt montre magistralement que le succès de cette mise à l’écran d’un des livres contemporains les plus marquants sur les rapports de force entre les riches et les pauvres dans la société africaine doit beaucoup à l’intentionnalité réaliste partagée du cinéaste et de la romancière. Au « ton moqueur à l’égard des puissants », perceptible tout au long du roman, répond le choix qu’a fait Sissoko de montrer l’injustice par « un zoom réaliste, ironique et violent ». Divisée en quatre parties où sont évoqués tour à tour l’histoire du cinéma africain, le choix de thèmes et de procédés esthétiques, les évolutions de la critique et de l’éducation cinématographiques, la mise en place des outils de promotion du cinéma africain, ponctuée de chroniques des films les plus connus de l’histoire cinématographique africaine, cette nouvelle livraison de Notre Librairie est une véritable mine d’information et d’intuitions sur les grandeurs et les limites du Septième Art en Afrique.
« Cinémas d’Afrique », Notre Librairie, numéro 149, octobre-décembre 2002.
T. Chanda.
Rezvani l’indiscipliné
(MFI) On le sait romancier, peintre, parolier, on pense au cinéma et on le redécouvre poète dans la revue « Poésie 2002 » qui lui a consacré son numéro de décembre dernier. Serge Rezvani, dit Rezvani, n’en finit pas d’élargir la palette de ses talents.
Cette pluridisciplinarité, l’artiste, né en Iran en 1928, l’explique lorsqu’il écrit : « On prétend que l’hémisphère droit du cerveau concernerait la production des idéogrammes - donc de tout ce qui ressemblerait aux œuvres dites plastiques - alors que l’hémisphère gauche engendrerait l’écriture - donc plutôt la pensée spéculative. Comme notre cerveau, quoi qu’on fasse, est un tout formé de ces deux hémisphères complémentaires, il me paraît souhaitable de les réunir dans le processus créatif plutôt que de les séparer en leur donnant deux tâches distinctes. » Mais le poète qui se joue des mots ne s’en tient pas longtemps à cette explication rationnelle. Il se revendique « pluriindisciplinaire » pour mieux formuler sa « rébellion contre le dressage auquel on nous soumet depuis l’enfance. »
De fait, lui ne se soumet guère. D’abord attiré par le surréalisme, il abandonne dans les années 60 la peinture pour la littérature et rencontre un grand succès avec Les Années-lumière et Les Années Lula. Sa poésie révèle une autre facette du personnage. Le jouisseur épris de Provence et d’Italie, de parfums et de couleurs, sait aussi évoquer la fragilité de l’homme (et la sienne) face au chaos de la création, dans l’amour ou la solitude. Il écrit dans le prologue de son Ode à la création : « Ne nous laisse que le Démon nous dévore/Fers rougis tenailles Ah ! vive l’Enfer !/Vrai ! Damnés en chair tués éternellement/Caillots tringles nos veines trouant/De chairs perpétuelles payer perpétuellement/La Terre sommes très désirants/Use de nous Toi ! Ne sommes-nous suffisamment/Méchants nous veux-tu pires sataniques satans ? »
Pourtant, au travers de ces sombres évocations, de corps souffrants, de chairs pourries émerge une force de vie intacte. Sans doute le secret de son œuvre luxuriante.
Rezvani pluriindisciplinaire, Poésie 2002, n° 95, décembre 2002, 128 pages, 14 euros
Geneviève Fidani
La vie malgré tout
(MFI) Qu’ y a - t-il de commun entre un médecin algérois, un paysan afghan, une marchande des rues coréenne ou un chauffeur de bus pakistanais ? Si peu et tellement. Autant de destins, autant de vies brisées racontés par de grands reporters dont les textes sont réunis dans l’ouvrage Vivre en guerre, réalisé sous la direction de Myriam Gaume.
Parce que la souffrance des peuples en guerre est universelle, Myriam Gaume a demandé à sept de ses confrères grands-reporters un texte illustrant cette terrible réalité. De Karachi à Kaboul, de Bogota à Alger, de Lubumbashi à Grozny : les victimes de conflits luttent pour survivre et quand au conflit s’ajoutent la maladie, physique ou psychique et la misère, la situation devient proprement intenable.
« On croit que le monde change, et le monde ne change pas », écrit Myriam Gaume dans sa préface. Partout, au nom de faux idéaux et de vraie cruauté, on tue et on torture. Ce livre ne prétend pas briser le cycle infernal de la violence et de la mort mais « embrasser le cercle des violences » afin de sensibiliser les lecteurs confortablement installés dans une fausse sécurité. Parfois aussi apparaissent des raisons d’espérer. Elles prennent les traits de Ludna, jeune femme commissaire de police à Karachi qui tente désespérément de lutter contre la corruption dans une ville où tout est à vendre. Elles se nichaient dans le cabinet du docteur Laadi Flici dans la Kasbah mais ce dernier a été assassiné par des islamistes en 1993. La guerre n’épargne pas les hommes de bien. L’espoir renaît encore sous les traits d’un enfant. Apti, fils d’un couple tchétchène né à Marseille, pourrait l’incarner mais Adlan, son père est reparti combattre. Une fois encore l’avenir vacille. Reste aux témoins, à ceux qui parcourent inlassablement ces zones de conflits à continuer d’alerter le monde. Comme Pierre, resté dans Lubumbashi assiégée par les troupes de Kabila. Comme tous ceux qui ont apporté leur contribution à cet ouvrage et que l’on a envie de remercier.
Vivre en guerre, sous la direction de Myriam Gaume, Phebus, Coll. de facto, 250 pages, 19,50 euros
Geneviève Fidani
Une littérature à découvrir : La littérature malienne au carrefour de l’écrit et de l’oral
(MFI) A l’ombre de l’immense baobab que représente l’oeuvre d’Amadou Hampâté Bâ - de très loin l’écrivain malien le plus célèbre hors de son pays - la littérature malienne recèle encore d’autres talents qui ont parfois bien de la peine à se frayer un chemin jusqu’à leurs éventuels lecteurs. Petit survol de cette littérature écrite en français, de ses grands noms, de ses réussites, de ses difficultés et de ses élans...
Quasi contemporain de son aîné, Hampâté Bâ, Fily Dabo Cissoko fait figure de grand oublié de l’Histoire, tant son oeuvre demeure méconnue, malgré l’abondance et la diversité de ses titres publiés. Une prochaine réédition serait dans ce cas la bienvenue. Appartenant à la génération des écrivains venus au seuil des indépendances, Seydou Badian est un best-seller, tout à la fois célèbre et ignoré, car si son roman, Sous l’orage (1), inscrit au programme scolaire depuis plusieurs décennies, a accompagné la scolarité de bon nombre d’écoliers et de lycéens du continent, il semble que ce livre ait eu quelque peine à sortir du cadre des lectures obligatoires. Après la consécration puis la damnation dont fut successivement victime, en 1968, Yambo Ouologuem et son Devoir de violenc , l’auteur s’est muré dans un terrible silence littéraire. Quelques années plus tard, Massa Makan Diabaté est parvenu à assurer la transition entre la littérature orale qu’il a su transcrire et transmettre dans ses premières publications et la littérature écrite qu’il a enrichie avec son oeuvre de fiction romanesque enracinée dans le quotidien mandingue, à l’image de son récit Comme une piqûre de guêpe (1) et de sa savoureuse trilogie romanesque Le lieutenant de Kouta, Le Coiffeur de Kouta et Le Boucher de Kouta (2). Au début des années 80, trois romanciers, Mandé-Alpha Diarra avec Sahel sanglante sécheresse (1), Ibrahima Ly avec Toiles d’araignées et Ismaël Samba Traoré avec Les ruchers de la capitale (3) avaient fait une entrée remarquée dans le paysage littéraire malien. Depuis, Mandé-Alpha Diarra a publié seulement deux titres La Nièce de l’imam (4) en 1994 et un petit roman destiné à la jeunesse écrit en collaboration avec une romancière française Marie-Florence Ehret : Rapt à Bamako (5); Ismaël Samba Traoré a choisi de s’intéresser à la critique et à l’édition en présidant aux destinées des Editions La Sahélienne. Quant à Ibrahima Ly dont le douloureux et magnifique roman en large partie autobiographique Toiles d’araignées (6) a trouvé une seconde vie littéraire avec sa réédition en format de poche dans la collection « Babel » des Editions Actes Sud, il n’a hélas pu poursuivre sa carrière littéraire (et politique), brisé par la maladie consécutive à sa longue incarcération dans les geôles durant la dictature. D’une même génération d’écriture, le destin littéraire de Moussa Konaté a bénéficié de multiples complicités. Romancier avec Le Prix de l’âme (1), Le Fils du chaos, Chronique d’une journée de répression (3), il a délibérément choisi la voie de la littérature en consacrant son temps à la création mais aussi à l’édition (il est le créateur avec son frère Ousmane des Editions du Figuier) et à la promotion des littératures africaines en devenant l’animateur africain du festival « Étonnants Voyageurs » à Bamako. Ces dernières années, bénéficiant de l’attention des éditeurs français, la jeune Aïda Mady Diallo a vu son livre, Kouty, publié dans la Série noire des Editions Gallimard en compagnie des romans de Moussa Konaté Gorgui et L’Assassin du Bankoni (7). A leurs côtés, d’autres nouveaux venus ont profité d’une vague de création et de publications qui a rendu tour à tour possible la parution, en France et au Mali, des livres de Ousmane Diarra, La longue marche des animaux assoiffés (5), Aly Diallo, La Révolte du Komo (7), Samba Niaré, Graine de chef (8), Aïcha Fofana, Mariage en copie (8), parmi lesquels il convient de noter la qualité du roman de Moussa Sow, La Vie sans fin (5). Tous ces talents ne sauraient néanmoins masquer la crise que traverse le livre malien puisqu’en dépit des efforts des créateurs, de la présence de plusieurs maisons d’édition (Jamana, Le Figuier, Donniya, La Sahélienne), de l’appui de diverses structures locales, nationales et internationales, le livre malien demeure une denrée rare et peu présente dans le quotidien. L’espoir réside peut-être du côté des littératures en bambara et en peul qui font preuve d’une fécondité encourageante.
(1) Présence Africaine, (2) Hatier, (3) L¹Harmattan, (4) Sépia, (5) Le Figuier, (6) Actes Sud, (7), (8) Jamana
Bernard Magnier
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