L’essentiel d’un livre : La mémoire voyageuse de Mohammed Dib
(MFI) Si l’on admet qu’un artiste atteint la plénitude de son art lorsqu’il se détache des modèles pour offrir une création originale, alors Mohammed Dib vient sans doute d’ajouter avec son nouveau roman Simorgh une pierre capitale à son édifice littéraire. Ce nouveau livre ne ressemble à aucun de ses précédents et se distingue par sa construction déconcertante.
Le Simorgh, oiseau mythique habité par l’âme des dieux, occupe les premières pages du livre. Le lecteur se retrouve ainsi d’emblée dans les mondes oniriques de l’auteur. Le narrateur et ses compagnons veulent approcher l’être suprême et se perdent en touchant au but, au point de ne plus retrouver leur image dans un miroir mais d’y voir se dessiner une autre créature, peut-être celle qu’ils cherchaient. Sans doute pourrait-on interpréter à l’envi ce conte étrange, mais Mohammed Dib ne nous en laisse pas le temps. Car l’une des caractéristiques de l’ouvrage est de ne jamais laisser le lecteur en repos. A peine croit-il avoir cerné le sujet, trouvé un fil conducteur que l’auteur, que l’on devine narquois, s’éloigne de nouveau, contraignant le malheureux liseur à avancer à tâtons, comme dans l’obscurité, à la poursuite d’un guide hypothétique qui lui connaîtrait parfaitement le terrain.
Le conte du Simorgh débouche sur l’Algérie. L’auteur s’offre en effet un retour nostalgique sur les souvenirs de son enfance. Mohammed Dib, qui a la mémoire voyageuse, s’en va aussi du côté des Etats-Unis qu’il connaît bien, puis de l’ex-Union Soviétique. Dib l’infatigable raconte, se raconte. Les villes abandonnées d’Algérie se superposent à celles des Etats-Unis. Ici et là, la poussière et le sable gagnent, chassant les hommes et les rendant fous. L’auteur en profite pour laisser courir sa mémoire puis se reprend pour aborder des sujets graves et consacre un long passage au racisme ordinaire qui touche surtout les plus humbles, ceux qui ne disposent pas de la parole pour se défendre.
Un livre de réflexion sur la laideur du monde ? On croit tenir une piste. Elle ne mène nulle part. Suivent des pages qui ressemblent à un journal intime. Entre réflexions littéraires et humeur du jour. Retour de la légèreté ? Pas davantage. Au passage, Dib en profite pour exercer ses talents de poète. « Les ombres que les nuages perdent en route ne font qu’errer sur les champs, errer dans une grande confusion. Nous errons aussi, mais ombres de quels nuages ? Nous errons.»
Rêves à nouveau, fleurs, écriture, art, langue : il court toujours. Longue réflexion sur le malheur ou le bonheur d’écrire en français quand on est algérien. Mohammed Dib sait dire la souffrance sans tragédie. L’homme sait aussi observer. Les prémices du langage chez l’enfant, l’avancée inexorable de la globalisation, l’emploi du mot « mondialisation » chez les Européens qui se barricadent dans leur petite Europe ou les ravages du clonage. On reviendra ensuite au souvenir. A celui du jeune instituteur dans le désert qui décide d’offrir une cantine de fortune à des enfants moins désireux d’apprendre qu’affamés. Le lecteur rencontrera encore la petite Mouna, seule rescapée d’une famille assassinée et qui s’entête à suivre l’assassin pour ne pas rester seule, et puis Œdipe. Pas le roi de Thèbes, auteur inconscient de la transgression absolue, mais le vieil homme parvenu à la fin de sa vie à Colone où il mourra, apaisé. Au terme de cette errance littéraire, le lecteur croira avoir retrouvé son auteur. A moins qu’il ne s’agisse d’une ultime illusion et que l’espoir de rattraper Mohammed Dib dans les dédales de son imaginaire ne soit aussi vain que celui d’approcher le Simorgh !
Simorgh, Mohammed Dib, Albin Michel, 248 p., 17 euros
Geneviève Fidani
Descente (aux enfers) à River Road avec Meja Mwanji
(MFI) L’écrivain kényan Meja Mwanji n’est pas un inconnu pour le public francophone. Il est, en effet, l’un des très rares écrivains de l’Afrique de l’Est, avec son compatriote Ngugi wa Thiong’o, à être traduit et connaître une diffusion de ses oeuvres hors de la sphère anglophone. Après Kariuki, aventures avec le petit homme blanc (L’Harmattan), une histoire d’amitié entre deux enfants destinée aux jeunes lecteurs, puis, plus récemment, La Balade des pendus, voici un nouveau roman, Descente à River road (tous deux aux Editions Dapper), traduit par Jean-Baptiste Evette.
Ben Wachira traîne sa déprime et son désarroi entre les murs d’un appartement délabré où lui parviennent avec régularité les bruits et les musiques de ses voisins. Exploité dans une entreprise, il tente d’oublier, dans la fréquentation de quelques bouges des alentours, les rudesses du quotidien et un peu glorieux détournement d’armes à des fins crapuleuses, du temps où il était lieutenant. C’est dans l’arrière-salle de l’un de ces établissements qu’il rencontrera une jeune fille, Wini, une « occasionnelle » qui, pour survivre avec l’enfant qu’elle a eu à 14 ans, se prostitue de temps à autre. La rencontre de ces deux détresses formera un couple en dérive, emporté dans une terrible descente (aux enfers) à River Road.
Meja Mwanji appartient à cette catégorie d’écrivains populaires qui choisissent délibérément le camp des laissés-pour-compte de la vie, des obscurs et des sans-grades qui peuplent les villes. Ses descriptions de la vie des chantiers, des restaurants du bord de l’autoroute et des bars glauques sonnent vraies. Le romancier trouve les mots justes pour exprimer la détresse des ouvriers, chauffeurs de camions, grutiers, serveuses de bar, prostituées et autres petits chefs. Les mots de la fièvre et de la rage permanentes, du compromis instable, des amitiés tordues et des amours difficiles, des inimitiés et des insultes, des conflits et des règlements de compte, de ces existences sur lesquelles pèsent le terrible poids de la misère et de l’exclusion, de la hiérarchie, du machisme et des conflits raciaux. Alcool, drogue, prostitution, trafics plus ou moins minables accompagnent le désespoir et les solitudes cumulées de ces funambules aux lendemains incertains qui attendent à chaque instant l’occasion de « disparaître dans un recoin obscur et dire au monde entier d’aller en enfer sans avoir à s’excuser ».
Descente à River Road, par Meja Mwanji. Ed. Dapper, 380 p., 14 euros
Bernard Magnier
L’art du textile et du vêtement d’Afrique
(MFI) « En 1950, lorsque j’ai consacré toute une collection d’été à l’Afrique, avec des tissus importés de tous les pays que je venais de visiter sur ce continent, cela a été un immense succès. (…) Déjà, à cette époque, ces superbes tissus avaient éveillé l’intérêt du public. Aujourd’hui, le phénomène a pris de l’ampleur. Et je suis heureuse de voir, parmi les créateurs, des Africains. » En quelques mots, madame Carven, de la maison française de haute couture du même nom, saisit tout l’intérêt de l’ouvrage Elégances africaines, tissus traditionnels et mode contemporaine construit par Renée Mendy Ongoundou : affirmer l’existence « d’une génération de stylistes doués et totalement décomplexés », créatifs et soucieux de valoriser les extraordinaires matières premières que sont les tissus africains.
La jeune journaliste – née au Sénégal, Renée Mendy travaille depuis une dizaine d’années pour le mensuel Amina – a bâti sa démonstration en cinq chapitres dont deux sont essentiels. « Des tissus et des hommes » passe en revue aussi bien les techniques de fabrication que les motifs (et leur signification) des tissus traditionnels du continent. De l’écorce d’arbre battue aux tissages les plus sophistiqués en passant par le travail des peaux ou l’art de la teinture, on apprend tout ou presque des kente, rabal, raphia, batik, kossi, bogolan, ntshak et autres toiles de Korhogo ou velours du Kasaï. L’autre chapitre important, intitulé « Et Dieu créa Chris… » en hommage au premier Africain à travailler dans la haute couture française et précurseur de la mode africaine contemporaine, Chris Seydou, trop tôt disparu, présente le travail de 20 créateurs d’aujourd’hui. Critère de sélection, « l’utilisation de matières africaines dans les modèles ». En une double page largement illustrée, Renée Mendy présente le parcours – cinq à trente ans de carrière – de chacun de ces passionnés, originaires d’une douzaine de pays du continent. A côté des valeurs reconnues (Alphadi, Ly Dumas, Oumou Sy…), on découvre des modèles qui prouvent, si besoin en était, la vitalité des inspirations qui balaient l’Afrique.
Deux chapitres, plus brefs, retracent l’histoire des interactions réciproques (« Les influences étrangères dans la mode africaine » et « Créateurs du monde et tissus africains, une histoire d’amour »), tandis que l’original « Déco d’Afrique » s’arrête sur « la furieuse modernité » des tissus traditionnels qui en fait de merveilleux alliés du décorateur d’intérieur. Au total, un ouvrage agréable à lire qui donne largement à voir – on n’a lésiné ni sur les photos ni sur les dessins – l’art du textile et du vêtement d’Afrique.
Elégances africaines, tissus traditionnels et mode contemporaine, par Renée Mendy-Ongoundou, préface de madame Carven, Ed. Alternatives, 144 p., 39 euros
Ariane Poissonnier
Les Bush et l’Irak : le dessous des cartes
(MFI) Pour comprendre les intérêts secrets et les stratégies inavouées de la guerre en Irak, il faut lire le livre d’Eric Laurent. Grand reporter, Eric Laurent sait fouiller là où on ne l’attend pas, dévoiler le jeu caché des hommes de pouvoir. Avec la famille Bush, il joue sur du velours : intérêts financiers, poids de l’hérédité familiale, obsessions dangereuses font du livre qu’il consacre aux présidents Bush père et fils un véritable polar.
Du grand-père de l’actuel président, Prescott Bush, qui coopéra avec les nazis, à son petit-fils fasciné par la lutte du Bien contre le Mal, le livre retrace l’histoire de cette famille puissante, s’attachant à raconter en détails les stratégies de conquête du pouvoir politique et les manigances souvent peu avouables. Les liens, par exemple, entre Georges Bush père, ancien directeur de la CIA, et le demi-frère d’Oussama Ben Laden qui acheta un aéroport à Houston, ou ses connivences avec le fonds d’investissement Carlyle très introduit en Arabie Saoudite. Ou la visite d’un membre de la CIA, en juillet 2001, à Ben Laden hospitalisé à Dubaï alors qu’il menaçait déjà les intérêts américains. Ou encore la fascination d’un président mal élu, peu intellectuel au point d’appeler l’Afrique « un pays », pour le « faucon » Paul Wolfowitz, le très intelligent universitaire et principal instigateur de la guerre contre l’Irak.
Mais c’est sur les raisons profondes qui guident aujourd’hui George W. Bush que le livre d’Eric Laurent fait le plus réfléchir. Pourquoi a-t-il choisi d’attaquer l’Irak plutôt que la Corée du Nord ou le Soudan qui, eux aussi, font partie du fameux « axe du mal » dénoncé par le président américain dans son discours de l’Union en janvier 2002 ? Sans doute pour s’installer par la force au cœur du monde arabe, y distiller un régime favorable aux intérêts américains, sans réfléchir sérieusement à la probable réaction dramatique d’une région peu disposée à cette manœuvre. Tout en martelant à la face d’un monde extérieur récalcitrant des arguments auxquels plus personne ne veut croire…
La guerre des Bush, les secrets inavouables d’un conflit, par Eric Laurent, Ed. Plon, 250 p., 18 euros
Moïra Sauvage
Un auteur à (re)découvrir : Le beau Japon de Yasunari Kawabata
(MFI) En 1968, Yasunari Kawabata recevait le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre – il était le premier Japonais à recevoir cette prestigieuse récompense. L’année précédente, l’écrivain septuagénaire avait publié un recueil de deux nouvelles qui viennent d’être traduites en français sous le titre de l’une d’elles, La beauté tôt vouée à se défaire.
La première nouvelle, intitulée « Le bras », nous plonge d’emblée dans l’univers étrange de Kawabata : le narrateur rapporte chez lui un bras que lui a prêté une jeune femme ! Un bras bien vivant, qui parle même et avec lequel, l’espace d’une soirée, le narrateur va entretenir une relation trouble et tragique. Cécile Sakaï, qui a écrit sur l’oeuvre de Kawabata, note que « le décorum qu’il utilise lui permet de masquer le côté provocateur de ses oeuvres, dans le domaine sexuel notamment ». C’est certainement vrai dans la nouvelle « Le bras », qui baigne dans une atmosphère lourde et mystérieuse, vaguement menaçante : dehors, « une brume à faire vagabonder les démons » s’épaissit et le narrateur, saisi par l’air humide a « l’impression d’entendre une multitude de vers grouiller dans le lointain ». Un brouillard violet (couleur du danger), « une obscurité peu épaisse, différente de celle de la nuit », envahit le monde extérieur à tel point que la radio met en garde contre divers dangers : l’humidité peut détraquer les pendules, affoler les animaux du parc zoologique, fatiguer les femmes enceintes et les dépressifs, et fixer à jamais les parfums des femmes sur leur peau. Seule la douce luminosité de ce bras emprunté et rapporté dans la chambre du narrateur semble, un temps, pouvoir atténuer cette atmosphère inquiétante… Entre fantasme et fantastique, plus descriptive que narrative, la nouvelle exhale un mélange d’érotisme et de solitude qui fascine et met mal à l’aise, tout à la fois.
Dans la seconde nouvelle, plus longue, et qui donne son titre au livre, le narrateur revient sur les circonstances d’un crime commis contre deux jeunes filles endormies, deux jeunes filles qu’il connaissait bien puisqu’il était plus ou moins leur tuteur. En revenant sans cesse sur les détails de l’instruction, les minutes du procès, les déclarations de l’assassin à la police ou au juge, il tente moins de trouver une raison à ce crime apparemment gratuit que de comprendre la nature des liens qui l’attachaient à ces deux jeunes filles : « Tout en sachant très bien que la beauté de ce crime ne se trouvait nulle part ailleurs que dans l’insignifiance de son mobile, n’étais-je pas en train de me faire du cinéma, empoisonné par la séduction de toutes sortes de mauvais génies ? » Les apparentes tentatives du narrateur pour rendre compte de faits, logiques ou psychologiques, de revenir sur les circonstances du crime (atténuantes ou pas, mais en tous les cas factuelles) échouent devant l’impossibilité de saisir le réel. « Est-ce une étrangeté de la nature si les morts ne ressuscitent pas ? » demande la femme du narrateur et celui-ci répond : « Je suis condamné à la perpétuité du romancier. » On retrouve ici une question qui hante d’autres récits de Kawabata, comme La danseuse d’Izu, qui l’a rendu célèbre : « Le passé peut-il disparaître à jamais ? » Le fait d’avoir perdu, très jeune, toute sa famille et d’avoir eu un premier amour malheureux, peuvent expliquer les thèmes récurrents chez Kawabata de l’impossible rencontre, du désir inassouvissable.
Kawabata, né la dernière année du XIXe siècle, a une réputation de traditionnaliste et ses textes sont considérés comme des classiques. Il s’appuie sur une longue culture poétique pour créer une prose moderne inspirée aussi bien des koâns zen que des symbolistes français (on pense à Huysmans). Son écriture, remarquablement traduite nous semble-t-il, exprime un érotisme voilé, fait de désir inavoué et d’impuissance, mais aussi un symbolisme frôlant parfois le stéréotype. Mort en 1972 (il s’est suicidé comme son cadet et ami, l’écrivain Mishima), Kawabata représente pour certains une transition entre le Japon ancien et la modernité alors que d’autres lui ont reproché son approche intemporelle. Son discours de Stockholm, qui s’intitulait « Le beau Japon et moi-même », rendait hommage à un Japon plus rêvé que réel et de toutes façons considéré par beaucoup de ses concitoyens comme révolu. D’ailleurs, lorsque l’écrivain Hiraki Oe reçut à son tour le prix Nobel en 1994, il intitula son propre discours « L’ambigu Japon et moi-même », en réaction au vieux maître. L’ambiguïté semble en tout cas parfaitement convenir à l’œuvre de Yasunari Kawabata.
La beauté tôt vouée à se défaire, par Yasunari Kawabata. Traduit du japonais par Liana Rosi. Ed. Albin Michel, 164 p., 14 euros
Catherine Brousse
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