L’essentiel d’un livre : Les « nègres marrons » de Sainte Lucie et la révolution à Grenade
(MFI) Mélangeant habilement l’appel à la révolte d’une esclave marron au 19e siècle et l’assassinat du premier ministre de Grenade Maurice Bishop, survenu en 1983, l’antillais Edouard Glissant poursuit dans son nouveau roman Ormerod sa réflexion à la fois philosophique et poétique sur l’histoire antillaise. Un récit captivant et profond.
Violée autrefois par Bellac, son maître et propriétaire, Flore Gaillard est une esclave révoltée, qui prend la tête d’une bande de « nègres marrons » sur l’île de Sainte Lucie dans les Antilles, en 1793. La révolte commence par le sac de la plantation des Bellac, Lovenblade. Après quoi, Flore et ses compagnons se réfugient dans la forêt, sur les mornes et les pitons. Ils sont accompagnés par quelques blancs républicains venus pour une double mission : combattre les troupes anglaises qui cherchent à s’emparer de Sainte Lucie alors française, et mettre au pas les planteurs hostiles à la république : pour ce faire, ils ont débarqué avec une très encombrante guillotine. Les nègres marrons et les blancs républicains opposent une extraordinaire résistance aux soldats anglais, commandés par un général, qui s’épuisent à leur poursuite dans la jungle. Cette révolte des nègres marrons est le premier « prétexte » invoqué par Edouard Glissant, le grand écrivain antillais, pour écrire Ormerod, un récit emporté par le souffle poétique qui imprègne si souvent l’œuvre de l’auteur. Le second « prétexte » qui a donné naissance à l’ouvrage, c’est la révolution avortée dans l’île de Grenade en 1983, où des troupes américaines vinrent mettre fin à une brève expérience marxiste pro-cubaine, qui, selon le président Ronald Reagan, menaçait l’ordre établi dans les Caraïbes.
Le récit oscille ainsi quasiment en alternance entre le combat farouche de Flore Gaillard à la tête de ses nègres marrons, les « brigands des bois », et le destin impitoyable qui frappe Maurice Bishop, le premier ministre de Grenade, assassiné par les éléments les plus radicaux de son parti, dont l’arrivée au pouvoir provoquera l’intervention des Etats-Unis. Ormerod est le nom de l’un des meneurs de la tentative révolutionnaire de 1983 à Grenade. Les deux histoires enchevêtrées sont en partie racontées, commentées, disséquées par des Antillais curieux d’histoire, Nestor Sourdefontaine, modeste employé à la Sécurité Sociale, son ami le poète Apocal, et le jeune Orestile, lycéen qui « rêve » les combats de Flore Gaillard. Chacun de ces conteurs possède sa « vision prophétique du passé » qui donne à leur récit le souffle d’une épopée.
Comme il convient au genre épique, le combat des nègres marrons est animé par des personnages extraordinaires. Flore Gaillard est une formidable meneuse d’hommes, et les deux blancs qui font partie de sa troupe sont d’une trempe exceptionnelle. D’abord Gros-Zinc, le préposé à la guillotine, ahanant et suant pour traîner sa machine mortifère de morne en morne. Et puis Alvares, l’autre blanc dans cette troupe de nègres révoltés, qui fera plus tard la campagne de Russie avec les troupes de Napoléon, et rejoindra ensuite les rangs de l’armée de Simon Bolivar luttant pour affranchir l’Amérique du Sud de la colonisation espagnole. Et enfin Makondji, le grand nègre, qui osera défier Flore Gaillard et sera fouetté sur son ordre. C’est lui pourtant qui a tué Bellac dans un duel à la loyale lors du sac de la plantation Lovenblade. Encore lui qui a coupé les orteils de Gros-Zinc, que menaçait la gangrène après qu’il eut été piqué par un « cribo », l’animal maléfique qui hante les pitons et les ravines de l’île, où veillent pourtant les Batoutos, le « peuple des invisibles », dont le premier, précise Edouard Glissant, arriva aux Antilles vers 1540 sur un navire négrier. Ainsi, sous la plume de l’écrivain, le fantastique côtoie constamment l’histoire et la réalité. Le personnage de Maurice Bishop, qui a « vu venir les balles » qui l’ont tué, illustre bien ce mélange.
Ce livre rend donc un double hommage, à l’ancien premier ministre de Grenade et surtout à Flore Gaillard, à qui, souligne Glissant lui-même, il restitue sa place aux côtés des grandes figures féminines de la résistance des nègres marrons, telles la mulâtresse Solitude à la Guadeloupe et Cécile Fatiman à Saint-Domingue.
Ormerod, par Edouard Glissant, Gallimard, 361 p., 22,50 euros.
Claude Wauthier
Tout savoir sur Aimé Césaire
(MFI) Poète et député, visionnaire et gestionnaire, Aimé Césaire vient de fêter récemment ses quatre-vingt dix ans. Pour faire le tour de cette vie à multiples facettes, Patrice Louis, journaliste installé en Martinique, a eu l’idée d’en présenter les moments importants en détaillant l’une après l’autre les lettres de l’alphabet. C’est, d’Abolitionistes à Zélateurs, au travers des mots tant appréciés par Césaire, qu’il nous présente cet auteur mondialement connu. Se suivent ainsi le portrait de ses amis (Wilfredo Lam, Michel Leiris), le recensement des mots qu’il a le plus utilisés, les thèmes (indépendance, négritude) qu’il a chéris, ceux qui ont croisé sa route (De Gaulle, Frantz Fanon) ou encore l’étude de ses œuvres. De lettre en lettre on découvre une personnalité, un parcours, et l’histoire récente, qu’elle soit culturelle ou politique, des Antilles. On comprend mieux le dramaturge en costume-cravate et nœud papillon, l’autonomiste trop mou aux yeux des indépendantistes, le poète rebelle pour lequel « il n’est pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié ». Entré vivant dans les dictionnaires, Aimé Césaire dit de lui même qu’il « est un gêneur ». Un gêneur plein d’humour qui conseillait à un ministre de la République de commencer un discours, en 1980 à la Martinique, par « Bonjour la négraille »…On ne sait si le conseil fut suivi !
ABCésaire, par Patrice Louis. Editions Ibis rouge, 181 p., 17 euros.
Moïra Sauvage
Plus loin que l’enfer
Pour apporter sa pierre à la lutte contre le terrorisme, Sarah, jeune femme flic, choisit d’intégrer la Brigade anti-terroriste d’Alger. Dès les premiers jours, la débutante est confrontée à ce que les attentats et les crimes des « fous de Dieu » ont de plus répugnant. Enfant abattu dans une cour d’école, fillette enlevée, violée, énuclée puis égorgée, femmes enceintes éventrées, corps humains saignants et mutilés au nom de Dieu par des monstres ayant perdu jusqu’à la dernière trace d’humanité. Fauves tentant d’arracher à leurs victimes ce qui faisait justement d’elles des être humains. Face à l’inacceptable, Sarah se réfugie dans une volonté farouche et morbide de défendre les victimes et traque inlassablement les bourreaux qui vont jusqu’à se montrer aux funérailles des assassinés. Dans ce combat, la jeune femme est épaulée par Salim, flic désabusé mais honnête, aux prises avec un passé douloureux. Entre ces deux êtres écorchés naît un amour chaotique qui ne trouvera son salut qu’après l’élimination du groupe de tueurs. Face à la monstruosité, les sentiments ont la vie dure. Les Funérailles, dernier roman de Rachid Boudjedra, ne cache rien de l’enfer dans lequel se débat depuis plus de dix ans la population algérienne. Son détachement face à la sauvagerie montre à quel point il est presque facile de s’habituer à l’horreur et combien sont nécessaires l’acharnement et la pureté de certains pour les combattre. Un livre court et parfois brutal, comme dicté par l’urgence.
Les Funérailles, par Rachid Boudjedra, Grasset, 187 p., 15 euros.
Geneviève Fidani
Ecrire pour la paix
(MFI) « Ce n’est pas tous les jours qu’on se retrouve face à face avec son tortionnaire. » Ainsi commence un des vingt textes du recueil La paix en toutes lettres. Dans ce court récit, l’écrivain Sud-africain K. Sello Duiker relate la rencontre du narrateur et de son tortionnaire dans la prison où est enfermé, à son tour, ce dernier. Difficile « entre-deux » qui s’achève sur ce constat défait : « Je ne sais pas ce que c’est que la paix. » « Le mot paix a été consumé », répond comme en écho l’Afghane Spôjmai Zariâb. Et c’est sans doute ce qui ressort de ces poèmes, nouvelles et récits que l’association A Ciel Ouvert a commandés en 2002 à vingt écrivains dont le seul point commun est de vivre dans un pays en guerre : du Zimbabwe à la Bosnie, de la Colombie à la Galilée, vingt écrivains ont accepté d’écrire sur la paix, sur la guerre. On retrouve, parmi d’autres, Ibrahim Souss, Mahi et Aziz Binebine, Jabbar Yassin Hussein…
A Ciel Ouvert fut créé en 1994 pour soutenir le travail des artistes dans les zones de conflit partout dans le monde. Grâce à des financements publics et privés, cette association a développé une politique d’échanges culturels, mis sur pied des ateliers et des manifestations de toutes sortes. La paix en toutes lettres a commencé par un travail théâtral de lectures des textes commandés. L’éditeur Hubert Nyssen, qui donne également un texte (« le mot paix ne fait pas plus la paix qu’une hirondelle ne fait le printemps. »), publie le résultat. Un beau résultat qui donne un livre d’une grande unité dramatique et qu’on pourrait donner à lire aux lycéens du monde entier. « La paix, je la demande à tous ceux qui peuvent la donner/Ils ne sont pas nombreux après tout, les hommes violents, et froids », implore le Libanais Salah Stétié et Lidia Jorge, du Portugal, répond : « Ne priez pas pour la paix. Priez pour qu’un degré soit gravi dans la nature de l’homme »
La paix en toutes lettres, ouvrage collectif. Edition Actes Sud/A Ciel Ouvert, 133 p., 15 euros
Catherine Brousse
La paix est une affaire de femmes !
(MFI) Subir la guerre en silence où former leurs fils à la bataille… Depuis des millénaires les femmes ont partout hésité entre ces deux attitudes. Aujourd’hui pourtant, en d’innombrables lieux du monde, des femmes choisissent d’agir, de résister, d’inventer, pourquoi pas, une troisième voie. Une journaliste, Marlène Tuininga, a parcouru le monde pour les rencontrer. Son livre est un vibrant hommage à ces femmes formidables. Et un message d’espoir.
De Serbie, où sont nées les « Femmes en noir », aux Philippines, d’Irlande du Nord au Cambodge, mais aussi au Soudan, au Libéria ou au Rwanda, la prise de conscience par des associations de femmes de leur force et de l’originalité de leur parole se propage comme un feu de brousse à travers la planète. Lorsqu’au Rwanda les femmes, les piliers de la reconstruction, proposent à leurs sœurs africaines, dans la Déclaration de Kigali en 1997, de « reconnaître le rôle traditionnel de la femme dans la sauvegarde de la paix », lorsqu’au Maghreb elles militent pour un meilleur statut de la femme, seul garant de l’éradication des violences dont elles sont victimes, lorsqu’enfin elles ouvrent, dans un Soudan ravagé par la guerre, des « centres de construction pour la paix », c’est d’un nouveau monde possible qu’elles rêvent. Et dont le courage donne envie de rêver avec elles.
Femmes contre les guerres, carnets d’une correspondante de paix, par Marlène Tuininga. Ed. Desclée de Brouwer, 190p., 21 euros.
Moïra Sauvage
L’Algérie de Pierre Bourdieu
(MFI) Entre 1959 et 1961, Pierre Bourdieu a effectué en Algérie des missions d’ethnologie en y prenant de nombreuses photographies en noir et blanc. Ce sont ces photos, accompagnées d’une interview et de textes de l’auteur que présente ce petit livre intéressant à plus d’un titre. Outre l’aspect historique et émouvant, il permet en effet de mieux comprendre les débuts d’un grand sociologue dont le regard posé sur la société française a plus tard révolutionné certains aspects de sa discipline.
D’un pays bouleversé par la guerre anti-coloniale, aux contradictions sociales exacerbées, ces photos, enfouies pendant quarante ans dans des cartons, montrent aussi bien la vie quotidienne des femmes dans les villages, que les travaux des champs ou l’animation des villes. En parallèle, les textes de Pierre Bourdieu réfléchissent aux transformations sociales qui accompagnaient cette période où « la guerre était d’abord comme une aventure à épisodes, vécue par chaque Algérien au jour le jour et dans l’horizon de son village ». Par petites touches, en s’appuyant sur des descriptions et des interviews, l’auteur bâtit sa réflexion percutante sur la façon dont les politiques coloniales avaient cherché à détruire les structures d’un pays, hésitant longuement entre intégration et désintégrations.
Images d’Algérie, par Pierre Bourdieu. Editions Actes Sud, 217 p., 25 euros.
Moïra Sauvage
L’intelligence du monde a désormais sa revue
(MFI) Le groupe Jeune Afrique, propriétaires de newsmagazines réputés tels que L’Intelligent Jeune Afrique Intelligent et Afrique magazine, s’est enrichi d’un nouveau titre : La revue de l’intelligent. Il s’agit d’une revue d’information et de réflexion dont l’objectif est, si l’on en croit l’éditorial du premier numéro signé par le patron du groupe en personne, d’aider les lecteurs à mieux comprendre le monde, ses enjeux politiques, mais aussi ses enjeux culturels, économiques, religieux, scientifiques, technologiques… Contrairement au périodique américain de géopolitique Foreign Affairs qui lui a manifestement servi de modèle, cette nouvelle publication se veut multisectorielle : « Nous voulons, nous, être ouverts à tous les secteurs de l’activité humaine, vous donner à lire des enquêtes, des études, des réflexions sur tous les sujets que l’actualité portera à l’attention de notre comité éditorial et dont nous pensons qu’il faut vous entretenir « pour aider à l’intelligence du monde » », écrit Béchir Ben Yahmed. Le premier numéro de La revue de l’intelligent s’inscrit dans cette ambition. Il comporte un dossier central très complet sur l’importance grandissante de l’hydrogène comme carburant alternatif, susceptible de remplacer à terme le pétrole, un portrait de Condolezza Rice qui est la toute-puissante conseillère pour la sécurité nationale du président américain, des analyses de l’évolution géopolitique de la planète sous la plume des journalistes et des personnalités éminents dont une signée par le ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin. On lira aussi dans ce numéro inaugural un entretien passionnant avec le poète franco-antillais Aimé Césaire, un article illustré sur l’œuvre photographique du philosophe français Jean Baudrillard et un portrait du cinéaste africain Abderrahmane Sissako. On peut difficilement faire plus éclectique. Comme le prouve le choix des thèmes et des personnages mis en avant, c’est aussi une publication tournée résolument vers l’international. Cette dimension cosmopolite fait de La revue de l’intelligent une publication précieuse, différente des revues françaises, trop souvent axées sur les enjeux nationaux. Enfin, autre originalité, chacun des cinq numéros bimestriels de la revue sera accompagné d’un livre publié par les éditions Jeune Afrique. Ainsi, le premier numéro est couplé avec une biographie de Joseph Pulitzer sous la plume de Jacque Bertoin qui est aussi le rédacteur en chef de la revue. Disponible dans les kiosques et par abonnement, La revue de l’intelligent est incontestablement la meilleure surprise que la presse francophone nous a réservée cette année.
La revue de l’intelligent, 57 bis rue d’Auteuil, 75016 Paris. Prix au numéro : 19 euros.
Tirthankar Chanda
La francophonie dans tous ses états
(MFI) Le nombre de francophones dans le monde s’élève à 110 millions. Bien que le français soit une des cinq langues officielles des organisations des Nations-Unies, elle n’est que la dixième langue la plus parlée dans le monde, se situant derrière le Chinois (1 milliard de locuteurs), l’Anglais (500 millions), le Hindi (497 millions), l’Espagnol (392 millions), le Russe (277 millions), l’Arabe (246 millions), le Bengali (211 millions), le Portugais (191 millions) et le Malais (159 millions). La langue de Molière est parlée couramment dans les 56 Etats qui font partie de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Vingt-sept de ces 56 Etats sont issus du continent africain. Toutes ces informations ainsi qu’une quantité d’autres données sur l’état et l’évolution de la francophonie sont désormais disponibles dans l’édition 2002-2003 de La Francophonie dans le monde, que vient de faire paraître le Conseil consultatif de l’OIF. Préfacé par son secrétaire général M. Abdou Diouf, ce rapport est d’une très grande richesse car il ne se contente pas de donner uniquement les chiffres de la francophonie, mais apporte aussi des précisions utiles sur l’activité des organisations francophones dans les domaines aussi divers que la lutte contre l’illettrisme et l’harmonisation des droits des affaires en Afrique, en passant par la culture, la démocratie, le développement, les technologies de l’information, les médias. Publié pour la première fois par les éditions Larousse, il rejoint les prestigieux usuels à destination tant des spécialistes que du grand public qui font depuis deux siècles la réputation de ce grand éditeur parisien.
La Francophonie dans le monde 2002-2003, par l’Organisation Internationale de la Francophonie, conseil consultatif. Ed. Larousse, 320 p., 18 euros.
T. C.
Un auteur à découvrir : Les mondes de Moncef Ben M’Rad
(MFI) Qu’y a t-il de commun entre un professeur de philosophie, un juriste, un marchand de poulets frites et un écrivain ? A priori pas grand chose. Seule certitude, lorsque tous ces personnages cohabitent chez un même homme, ce dernier ne peut être que passionnant. Cet homme, c’est Moncef Ben M’Rad, auteur d’un premier roman : Les lumières de Nejma.
Il est souriant, volubile, chaleureux et ne ressemble à aucun des personnages qu’il a été. Moncef Ben M’Rad, né au sein de la bourgeoisie tunisienne, a commencé par enseigner la philosophie. Ses élèves se souviennent avec gourmandise des cours qui ignoraient le programme officiel pour faire la part belle aux grands penseurs arabes et aux philosophes occidentaux, Descartes en tête.
Passionné par toutes les formes d’art, le philosophe se mue peu à peu en critique. Littérature, théâtre, cinéma, peinture : rien n’échappe à son œil exigeant et à sa verve. Le critique, qui considère l’art comme un espace de liberté, en fait aussi un baromètre de la société. Lorsque celle-ci va mal, l’art souffre, mais il ne s’agit que d’un symptôme. Les racines du mal sont ailleurs. Une société malade de sa démocratie ne saurait produire qu’un art souffreteux et inabouti. Moncef Ben M’Rad se tourne alors vers le journalisme politique et crée la revue Réalité. Mais les difficultés de tous ordres ont raison de cette initiative courageuse et la disparition de la revue sonne pour lui le début d’une vie nouvelle. Exit l’intellectuel, Moncef Ben M’Rad échoue dans les faubourgs et ouvre une rôtisserie baptisée « Inter Poules ». Cette expérience est pour lui l’occasion de côtoyer une population nouvelle. En même temps qu’ils mangent, les clients livrent des bribes de leur existence. Moncef Ben M’Rad, qui découvre des horizons insoupçonnés y puisera nombre de récits et d’anecdotes qui alimenteront son imaginaire et ses futurs romans.
Restaurateur comblé, Moncef Ben M’Rad n’a pourtant oublié ni son goût pour l’écriture ni les combats qu’il entend mener au nom des libertés et de la découverte des autres cultures. Il revient lentement au journalisme jusqu’à retrouver la direction d’un journal, Akhbar el Joumbouria.
A nouveau sur le terrain, il perçoit chaque jour la violence du monde et la peur qui mine les individus au point de les rendre dangereux pour leur prochain. « Nous sommes élevés dans la peur de l’autre, de la culture des autres. De là, naissent l’incompréhension et la violence » martèle Moncef Ben M’Rad. Son credo sert de trame à son premier roman. Les lumières de Nejma est le récit insoutenable, tourmenté et lumineux de la vie de Soliman, le vendeur de piles. Enfant violé, assassin de son bourreau et homme traqué, le héros va de rencontre en rencontre. Le lecteur est entraîné dans une suite d’univers fantastiques jamais totalement déconnectés de la réalité. L’attaque n’est pas frontale mais les fanatiques qui assassinent les philosophes, les poètes et les écrivains, ou les « flics fous » qui massacrent les communautés les plus pacifiques sont faciles à identifier. Entre deux mésaventures, Soliman poursuit sa route et rencontre aussi des êtres capables de rendre espoir aux plus désabusés. Les femmes surtout sont porteuses de promesses plus douces même si le sort qui leur est réservé est souvent cruel.
De ce premier récit jaillit une force de vie proche de celle de son auteur. La lumière, nous enseigne Ben M’Rad, vient des humbles, et jaillira forcément même des situations les plus désespérées. Dans la tourmente, Soliman le marchand des rues n’abandonne jamais ses piles et surtout pas Nejma, sa préférée, dont les pouvoirs sur la vie, le mouvement et la lumière le pousseront à oublier sa condition d’homme pour vouloir se mesurer au soleil. Car Nejma la pile, comme la Nedjma de Kateb Yacine est une héroïne modeste mais indomptable, capable d’illuminer, au propre comme au figuré, la vie de ceux qui la côtoient. Moncef Ben M’Rad partage d’ailleurs avec le célèbre auteur algérien un goût marqué pour les humbles et les déshérités. Les lumières de Nejma leur rend hommage et leur témoigne une tendresse sans équivoque. Un roman tout en ombres et lumières comme ces tableaux du peintre Bouabana que l’auteur affectionne tant.
Les lumières de Nejma, par Moncef Ben M’Rad. IDLivre, 189 p., 18 euros.
Genneviève Fidani
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