L'essentiel d'un livre : Pennac le fou, Pennac le sage
(MFI) Après sa série sur les Malaussène, une famille turbulente et romanesque sise à Belleville qu’il a fait vivre tout au long de cinq livres durant vingt ans, l’écrivain français Pennac revient en pleine forme et nous décoche Le dictateur et le hamac. Changement radical d’inspiration, d’écriture et de cadre.
C’est une histoire gigogne, déroutante et envoûtante, rien moins que linéaire, avec le sertao brésilien pour toile de fond. Caillasse, épineux, soleil brûlant, désert âpre et dur, ce nordeste où il a vécu de 1978 à 1980 avec sa femme nommée là-bas comme prof, qu’il a accompagnée après avoir démissionné de son poste de maître-auxiliaire. « A cette époque, écrit-il, je passais le plus clair de mon temps entre ciel et terre, suspendu dans mon hamac à imaginer des romans que je n’écrivais pas ». Plus de vingt ans sont passés avant qu’il s’attèle à ce récit où se mêlent la réalité et la fiction, les souvenirs amassés durant son séjour brésilien, l’amour du cinéma et de la littérature et ses rêveries. D’ailleurs le ton est donné dès la première phrase du roman, au conditionnel. « Ce serait l’histoire d’un dictateur agoraphobe ». Un début qui fait penser à un conte à la Borges dont le thème serait l’absurdité du pouvoir. Mais aussi une réflexion sur la manière de s’accomplir et d’être soi-même.
Cela se passe durant les années vingt. Le personnage central, Manuel Pereira da Ponte Martins, tyran quelque peu tueur, et néanmoins terrifié par la foule, règne en maître incontesté sur une république bananière d’Amérique du sud. Un jour, une voyante lui prédit qu’il mourra écharpé par la foule. Effrayé par la prédiction, il décide d’échapper à son destin en mettant à sa place un sosie, barbier de son état. Et part s’installer en Europe, laissant à son clone des instructions sur la conduite à suivre. Le temps s’écoule, le sosie finit par se lasser de cette vie de dictateur. Fasciné par sa découverte du cinéma de Chaplin, il part pour Hollywood, cédant à son tour son trône à une autre doublure qui, elle-même « après avoir traversé les mêmes états de l’âme passa le relais au sosie suivant, etc. ». Le livre abonde en péripéties diverses et folles, pétillantes d’humour : la traversée en bateau vers l’Amérique de l’ex-barbier que l’on prend pour Rudolf Valentino, la star de l’époque, voyageant incognito et tombant toute la gent féminine est un morceau d’anthologie, truffé de quiproquos burlesques, d’une cocasserie à nulle autre pareille. Mais ce n’est pas tout. Pendant que les sosies vivent leur vie, Pennac, de son hamac, les regarde s’agiter et s’interroge sur la manière dont ces personnages sont nés et se meuvent dans son imagination. Il n’hésite pas à intervenir carrément à la première personne. Ainsi, à la fois conteur et auteur, il nous donne à voir l’envers du décor et ses secrets de romancier, ses tours de passe-passe, qui partant d’une réminiscence, d’une image ou d’une rencontre tricote des situations, avec mille rebondissements, transforme des personnages vrais en héroïne ou en héros ou le contraire. Mais n’allez pas croire que l’auteur de Comme un roman s’égare dans la théorie. Dans son récit, jamais ennuyeux, c’est le romanesque qui prime. Car il est malicieux Pennac : il s’arrange pour que les faits s’emboîtent comme des poupées russes, générant l’aventure de ses sosies, l’inventant sous nos yeux, mêlée au tissu de sa propre vie, de ses goûts, de ses joies et de ses peines. On rit en le lisant. Et on se régale. Et on le découvre facétieux et tendre. Ce magnifique roman, foisonnant et baroque, tout en jeu de miroirs, où la couleur est annoncée d’avance, nous surprend pourtant à chaque page. Voilà du bon, du très bon Pennac.
Le dictateur et le hamac, par Daniel Pennac. Ed. Gallimard, 399 p., 22,50 euros.
Elisabeth Nicolini
Etonnante sagesse
(MFI) Saviez-vous qu’« une des caractéristiques connues » du guépard était sa « bonne odeur », que les excréments de l’éléphant, « accrochés aux branches d’un arbre, l’empêchent de donner des fruits » et que certains scorpions volent ? Vous découvrirez bien d’autres curiosités (et de plus sérieuses) dans le Livre des animaux de Al-Jahiz, né à Basra (la Bassorah de l’actuel Irak) vers le VIIIe siècle.
Bien qu’issu du peuple et, paraît-il, d’un physique ingrat, Al-Jahiz fréquenta des cercles extrêmement divers et suivit les enseignements de maîtres prestigieux. Adepte du mutazilisme (doctrine islamique qui fait appel à la raison comme source de connaissance religieuse), il chercha à concilier les exigences de la foi avec les découvertes de son temps. Fervent lecteur d’Aristote qu’il cite fréquemment, il écrivit plus de deux cents ouvrages dont une trentaine ont été retrouvées, parmi lesquelles le Kitab al Hayawan, le Livre des animaux, somme en sept volumes et dont les éditions Fayard publient une anthologie. L’ambition de l’oeuvre est moins scientifique que sociologique, ethnologique même, dirait-on aujourd’hui : fables, légendes, histoires morales ou profanes, croyances et superstitions, l’auteur rassemble tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a entendu dire des animaux, mais aussi des hommes, de la poésie, de la religion... Son véritable but, comme l’indique le sous-titre, c’est de traiter « de l’étonnante sagesse divine dans sa Création et autres anecdotes ». Et en effet, ces dernières ne manquent pas, le Livre des animaux fourmille d’anecdotes !
Cette anthologie, qui se veut différente de celle publiée chez Sindbad, revendique une certaine subjectivité dans les morceaux choisis. Divisé en vingt-huit parties qui regroupent soit des types d’animaux (Serpents et autres reptiles) ou de comportements (le rut) soit des thèmes (paradoxes, bizarreries et prodiges), le livre s’achève sur un « guide de lecture » qui permettra, selon les éditeurs, au lecteur de trouver « des éléments d’intelligibilité à l’aune desquels il pourra confronter sa propre lecture. »
Le livre des animaux, par Al-Jahiz. Ed. Fayard, bibliothèque Maktaba, 228 p., 18 euros.
Catherine Brousse
Des aphorismes millénaires pour un monde moderne
(MFI) Abu Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhan ibn Awzalag al-Farabi, connu en Occident sous les noms d’Avennasar et d’Alfarabius, est né vers 870 en Transoxiane (actuel Kazakhstan). Il étudie grammaire, mathématiques, musique et philosophie à Boukhara et à Bagdad, où il perfectionne son arabe et rencontre parmi les plus grands maîtres de son temps. Il se fixe en 942 à Damas, à la cour du souverain Sayf ad-Dawla, qui héberge à sa cour nombre de savants et d’hommes de lettres. Al-Farabi meurt vers l’âge de quatre-vingts ans, en 950. On l’avait surnommé le « second maître » en référence au « premier », le philosophe et mathématicien grec Aristote. Ses successeurs, notamment Avicenne, Averroès et Maïmonide, le tiendront pour le plus grand philosophe du monde arabe.
Considéré comme le précurseur de la scolastique, il écrivit des ouvrages de musique, de philosophie, de logique, d’astronomie... Les Aphorismes choisis tiennent leur titre des premiers mots du préambule de l’ouvrage, mais le terme « aphorisme » n’est pas tout à fait exact ici, dans la mesure où il s’agit plus de propositions, de sections plus ou moins longues, qui résument les points essentiels de la philosophie de Farabi. La bibliothèque Maktaba (« bibliothèque » en arabe) nous donne là une édition savante, dotée d’une introduction, d’un lexique français-arabe, d’une bibliographie et d’un commentaire détaillé (pratiquement la moitié de l’ouvrage !). La grande abondance de passages entre crochets lorsque la traduction demande un ajout qui n’est pas dans le texte original, peut rendre parfois la lecture fastidieuse, mais pour qui s’intéresse à la philosophie et à l’éthique, le jeu en vaut la chandelle, car de l’âme humaine à la cité vertueuse, de la santé à la politique, du bonheur à la mort et à Dieu, ces Aphorismes qui ont plus de mille ans, traitent de questions bien modernes !
Aphorismes choisis, par Al-Farabi. Ed. Fayard, « Bibliothèque Maktaba », 235 p., 18 euros.
Catherine Brousse
Senghor revu et corrigé par Calixthe Beyala
(MFI) Les romans de Calixthe Beyala se ressemblent, se prolongent, constituant une oeuvre de fiction atypique, profondément lyrique et puissante. Ils s’imbriquent les uns dans les autres comme un vaste puzzle poétique, racontant inlassablement les heurs et malheurs du petit peuple dominé des bidonvilles de l’Afrique ou de France. Autre constante de l’oeuvre de Beyala : les femmes d’Afrique. Elles sont les principales protagonistes des drames de vie et de survie que brosse Beyala d’un roman à l’autre. Son nouveau livre dont le titre a été emprunté au célèbre poème de Senghor « Femme nue, femme noire », ne déroge guère à la règle. C’est un titre trompeur. Car sous la plume de Beyala, il ne peut guère s’agir de célébration. Dès les premières ligne du livre, l’auteur prévient : « Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté... Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent, torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient... » Et en effet, le personnage d’Irène Fofo dont ce nouveau roman retrace la traversée du sentier escarpé de la vie, n’a pas sa langue dans sa poche. Voleuse, prostituée, guérisseuse, elle interpelle la société, les hommes, transgressant joyeusement les tabous et les interdits. Elle se donne au premier venu, prend part à des orgies où les hommes sont humiliés, relégués au second plan et où les femmes règnent en maître sur les choses du sexe et de la vie. Mais les audaces d’Irène lui coûteront cher et son aventure connaîtra une fin tragique. Cela pouvait-il se passer autrement dans une Afrique dominée et patriarcale ? Servi par une écriture lyrique et sensuelle, ce nouveau roman à imagination baroque sous la plume de l’auteur franco-camerounaise séduira certainement même les détracteurs les plus acharnés de cette dernière.
Femme nue, femme noire, par Calixthe Beyala. Ed. Albin Michel, 223 p., 15 euros.
Tirthankar Chanda
Daniel Biyaoula : la source de joies s’est tarie
(MFI) La Source de joies est le troisième roman de Daniel Biyaoula. Fidèle à sa vocation de romancier de l’absurde et du désespoir, l’écrivain congolais retrace à travers ce nouveau roman la dérive matérielle et spirituelle de son peuple. Ce peuple est incarné ici par six personnages : Basile, Laurent, Constant, Serge, Raphaël et Sébastien. Ce sont des amis d’enfance. Issus tous des bidonvilles miséreux d’un pays d’Afrique centrale, ils ont scellé leur amitié en s’aspergeant de l’eau claire d’une source de montagne découverte au hasard de leurs pérégrinations d’adolescents. Puis, leurs chemins se sont progressivement séparés. Profitant des opportunités qui se sont présentées à eux, Serge, Raphaël et Sébastien sont devenus des personnages puissants, membres du parti au pouvoir. Ils vivent dans l’opulence qui ne tarde pas à les corrompre. N’ayant pas eu les mêmes opportunités que leurs amis, Constant et Laurent sont restés de petits instituteurs, luttant quotidiennement pour subvenir aux besoins de leur famille. Et Basile, pour sa part, est parti en France où il a fait plusieurs années de prison avant de réussir à s’installer comme menuisier. Le retour de Basile au pays natal est le point de départ du récit dramatique d’amitié, de déception et de trahison que raconte Biyaoula. A travers les yeux de cet émigré post-colonial, l’auteur brosse le tableau d’un pays sinistré tant sur un plan social que spirituel, saigné à blanc par une élite arriviste et sans scrupules. Les anciens amis de Basile font partie de cette élite et leurs retrouvailles vont être pour chacun d’entre eux l’occasion de mesurer le fossé qui les sépare de leurs idéaux de jeunesse, représentés métaphoriquement par la source limpide de leur adolescence. Les dernières pages de ce roman se déroulent au pied de cette source dont l’eau devenue aujourd’hui boueuse ne saura plus guérir les amis de leurs ténèbres intérieures. C’est dans un langage froid, minutieux et précis (l’auteur est microbiologiste de formation) que Biyaoula rend compte des turpitudes du présent enténébré de l’Afrique. D’un réalisme cru et parfois insoutenable, ce roman fait pénétrer le lecteur au cœur de l’univers de Biyaoula irrémédiablement entaché par le goût du lucre et la corruption.
La Source de joies, par Daniel Biyaoula. Ed. Présence Africaine, 248 p., 18 euros.
T. C.
Proverbes populaires : un concentré d’humour
(MFI) En Afrique et aux Antilles, on connaît le Français d’origine ivoirienne Joseph Andjou grâce à I-Afrique, l’émission qu’il présente sur la chaîne « tout info » I-Télévision, diffusée sur le bouquet Canal Satellite. Lancée en mars 2002, cette émission qui entend porter un regard positif sur le continent s’achève invariablement par l’énoncé d’un proverbe. « Le café aura beau se vanter d’être noir, le lait le fera toujours déchanter » (il y a toujours plus fort que soi), « On ne tresse pas les cheveux d’un absent » (les absents ont toujours tort), « Qui rame dans le sens du courant fait rire les crocodiles » (on pense échapper au danger et on tombe dans le piège de l’ennemi)… Les dictons font pendant un temps les beaux jours du Zapping, l’émission qui rassemble les extraits les plus drôles ou surprenants de la télévision française, et attirent ainsi l’attention de l’éditeur Michel Laffon. Résultat : ce dernier propose à Joseph Andjou de rassembler ces proverbes dans un livre qui vient de sortir, Comme on dit en Afrique… Près de 300 petites phrases le plus souvent bien senties, classées par pays d’origine pour rire, sourire, rêver ou réfléchir.
Comme on dit en Afrique… Dictons et proverbes africains, par Joseph Andjou. Ed. Michel Laffon, 302 p., 15 euros.
Ariane Poissonnier
Nord-Sud : A contre-courant sur les causes du sous-développement
(MFI) Faut-il, quand on veut expliquer les retards du Sud, charger de tous les maux les pays développés ? Peut-on accuser systématiquement, comme par réflexe, le « pillage » des ressources naturelles, le « néo-colonialisme », la mondialisation, les multinationales, la « dictature du FMI », l’insuffisance de l’aide financière ? Cette grille de lecture est à la fois fausse et simpliste, assure l’économiste et démographe Yves Montenay. Fort d’un double parcours industriel et universitaire, d’une longue expérience dans le secteur international de l’énergie, après d’innombrables missions d’expertise dans le domaine du développement, l’auteur s’engouffre dans la brèche ouverte par l’ancien Premier ministre centrafricain Jean-Paul Ngoupandé (L’Afrique sans la France, Albin Michel, 2002).
Le livre de Montenay, nourri d’une abondante documentation, dissèque l’évolution historique africaine et s’en prend aux dérives tiers-mondistes inspirées par l’URSS, par exemple le « planisme socialiste qui a conduit au désastre économique algérien ». Les causes majeures du sous-développement ? Hormis les oligarchies prédatrices, corrompues et incompétentes, elles sont deux : la scolarisation insuffisante et l’absence d’un Etat efficace, capable de gérer les fonds de l’aide internationale. Conséquence : « Plus un pays est pauvre, et moins on peut l’aider efficacement ». Le cercle infernal peut-il être rompu ? Oui, dit Yves Montenay, comme le montrent des réussites asiatiques comme Singapour, la Corée du Sud ou la Thaïlande. « Le développement n’est pas une question d’argent », conclut ce livre dédié « aux familles des pays pauvres qui s’épuisent dans la survie quotidienne et la servitude, tandis que leurs dirigeants paradent dans des forums et se font légitimer par des idéologues fumeux ».
Le mythe du fossé Nord-Sud, par Yves Montenay. Ed. Les Belles Lettres, 211 p., 18 euros.
Philippe Quillerier
Alimentation industrielle : prendre le bon, jeter le mauvais
(MFI) Il suffit d’observer ce qui se passe dans les pays industrialisés pour savoir ce qui, décidément, est bon à prendre, ou à refuser, dans ce mode de vie. L’aisance, le confort ? Bien sûr, si ce n’est pas à n’importe quel prix – pollution des terres, de l’eau, de l’air… y compris celui du Tiers Monde ! Prenons l’alimentation dénaturée, dénoncée maintenant par une partie des médecins, en Europe comme aux Etats-Unis : elle est, nous rappelle Jean-Pierre Garel, responsable d’un bon tiers des cancers, d’un gros tiers des maladies cardio-vasculaires et d’un autre tiers des maladies de dégénérescence : allergies, formes rhumatismales graves, diabète, neurodéficiences, immunodépression chez des sujets de plus en plus jeunes. Il s’agit de l’alimentation industrielle, dite raffinée (lisez appauvrie), produite sur des sols en voie d’épuisement, boostés par des engrais chimiques et des pesticides. Ce sombre tableau, sombre mais réaliste, l’auteur, biologiste et ancien directeur de recherche au CNRS, avait commencé à le peindre dans ses précédents ouvrages, notamment L’Horreur alimentaire (même éditeur) et L’Horreur génétique (Ed. Jouvence), un dossier éclairant sur les OGM.
Le « plus » de son dernier livre : il explique en détail ce qu’est un aliment « biocompatible », c’est-à-dire qui ne surmènera pas notre système digestif et, ce qui est beaucoup plus grave, notre système immunitaire – après l’absorption de sucre ou d’aliments raffinés, on constate en effet une montée en flèche des globules blancs, défenseurs de notre organisme. On sait par ailleurs que ces aliments devenus de consommation courante favorisent à la longue le terrain cancérigène. On apprend qu’un aliment biocompatible se teste scientifiquement : par la cristallisation sensible qui en photographie la structure et la vitalité ; par la biophotonique qui mesure la lumière solaire décelable au cœur des cellules ; par le réflexe auriculo-cardiaque (RAC) qui montre que certains aliments (cuits, trop salés ou acides, pollués, irradiés ou passés au micro-ondes) stressent notre système neurovégétatif. On retrouve dans ce livre, suivi d’une utile bibliographie commentée, des faits, des informations, et l’enthousiasme d’un « citoyen-biologiste et humaniste engagé » (il se définit ainsi) qui appelle d’autres scientifiques à oser parler vrai. Certains commencent à le faire, mais ils sont encore une petite minorité.
Le bon à manger, par Elyaé et Pierre-Jean Garel. Ed. Sang de la terre, 150 p., 15 euros.
Henriette Sarraseca
Un auteur à découvrir : Olympe Bhely-Quenum entre l’Europe et l’Afrique
(MFI) Fraîchement débarqué en France, un élève africain de terminale d’un grand lycée parisien séduit une jolie veuve bien plus âgée que lui : c’est un coup de foudre réciproque et une passion charnelle irrésistible pour la française dont le mari n’avait jamais su éveiller la sensualité. Tel est le sujet de Années du bac de Kouglo, le premier roman du très prolifique écrivain béninois Olympe Bhély Quenum, écrit en 1950-51, mais que vient seulement de publier Phoenix Afrique, une maison d’édition du Bénin. Dans son dernier roman, C’était à Tigony (Présence Africaine, 2000), l’auteur a imaginé une intrigue très similaire : une géophysicienne blanche en poste en Afrique, Dorcas, tombe éperdument amoureuse d’un jeune africain, Ségué n’Di, qui lui révèle les joies de l’amour charnel que n’a pas su lui donner son mari. Ainsi, à cinquante ans d’intervalle, Olympe Bhély Quenum brode sur ce même thème érotique, mais dans des contextes très différents. Dans Années du bac de Kouglo, l’auteur dissèque la société française de l’immédiat après-guerre, dans le Paris de Saint Germain des Près, quand l’existentialisme sartrien était à la mode, alors que dans C’était à Tigony, il fait le procès du néo-colonialisme et de l’exploitation des richesses de l’Afrique. Il y décrit la résistance populaire dans une capitale du continent contre le régime dictatorial en place, et démonte les rouages d’une multinationale. Alors que Kouglo n’est qu’un jeune lycéen qui découvre Paris, Ségué n’Di est un contestataire de l’ordre établi.
Ces deux romans ne sauraient au demeurant suffire à donner une idée de la fécondité versatile de l’auteur, qui a publié une bonne douzaine de romans et d’essais, dont l’un des premiers, Le chant du lac (Présence Africaine, 1965) lui valut en 1966 le Grand Prix Littéraire de l’Afrique noire. L’écrivain béninois sait aussi bien manier le comique que le tragique, décrire l’Afrique aussi bien que l’Europe, explorer aussi bien le comportement d’un paysan africain illettré que les manières d’une intellectuelle parisienne. L’ironie n’est pas son registre préféré, mais il sait en faire preuve à l’occasion avec drôlerie dans une nouvelle, La Naissance d’Abikou – qui donne son titre à un recueil paru en 1998 aux éditions Phoenix Afrique –, où il imagine le monologue hilarant d’un fœtus colérique qui renâcle après neuf mois de confort à quitter le ventre de sa mère : « une goutte de sperme devenue un être prétentieux ». Dans la veine réaliste qui est le plus souvent la sienne, Olympe Bhély-Quenum dépeint parfois une Afrique quelque peu idéalisée comme dans Un enfant d’Afrique (Larousse, 1970) où il relate l’histoire édifiante d’un jeune africain scolarisé qui entreprend d’alphabétiser ses parents. Mais il n’hésite pas, dans Un piège sans fin (Stock, 1960) à décrire aussi une Afrique cruelle dans laquelle une vengeance meurtrière et longuement mûrie termine un récit où les méchants triomphent d’un innocent. Quant à l’Europe, et plus particulièrement la France, c’est par le biais de sa découverte par un jeune boursier africain – comme dans Années du bac de Kouglo – qu’elle est le plus souvent décrite : on y trouve aussi bien des racistes ignares que des parrains accueillants – mais pas toujours entièrement désintéressés. C’est le cas dans L’Initié (Présence Africaine, 1979), qui raconte comment Marc Tingo, un africain, étudiant en médecine, surveillant dans un lycée de province, est l’objet de la bienveillante sollicitude du proviseur, franc-maçon, qui veut le recruter dans sa loge maçonnique. Après ses études, Marc Tingo, qui a épousé une blanche, va exercer son métier en Afrique. Ce retour au pays natal du héros du livre fournit au romancier l’occasion de disserter sur l’efficacité respective de deux traditions : celle, issue de la rationalité scientifique de l’Europe, et celle plus intuitive, puisée dans la tradition africaine. Pour finir, c’est le médecin formé en Europe, mais resté africain, qui triomphera du vieux féticheur aux pouvoirs maléfiques.
Le docteur Tingo fait ainsi figure dans l’œuvre d’Olympe Bhély-Quenum de modèle de réussite dans une Afrique encore fruste, où l’apport des pays du Nord est bénéfique. C’est un modèle moins dérangeant que celui de Ségué n’Di, un rebelle que révolte l’emprise souvent néfaste de ces mêmes pays du Nord. Ainsi, au fil des ans, l’auteur a-t-il nuancé sa vision des rapports entre l’Afrique et l’Europe : bien après les indépendances, le continent noir doit encore se méfier du monde des blancs.
Claude Wauthier
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