(MFI) Ni les consommateurs, ni les pouvoirs publics ne souhaitent un marché mondial de la culture dominé par les Etats. Pour autant, les échanges culturels mondiaux ne pourraient relever de la seule compétence des grandes compagnies qui, sous l’effet de la mondialisation, pourraient être tentées de dicter leur loi. Pour contrebalancer leur pouvoir qui va grandissant, les autorités de régulation, nationales et internationales, tentent de mieux s’organiser. Et l'on peut imaginer de favoriser dans le privé une prise de conscience favorable à la diversité.
Peut-on confier le développement culturel du monde aux multinationales du cinéma, de la télévision, de l’édition et de l’Internet ? Cette perspective ne déplairait pas à ces compagnies que l'on appelle « les majors ». Si elles ne vont pas jusqu’à revendiquer une mainmise exclusive sur les échanges culturels internationaux, elles commencent déjà à prendre le pas sur les pouvoirs publics, au profit de la mondialisation.
Dans le domaine du disque par exemple, cinq géants (BMG, EMI, Polygram Warner et Sony Music) trustent 80% d’un marché mondial estimé à 50 milliards de dollars. Soit trois fois le marché du café, deux fois celui de la banane. Les majors forment les goûts du publics, font et défont les carrières des artistes. Impossible d’échapper à leur emprise, que l’on habite Ouagadougou, Tokyo ou Montréal, que l’on soit amateur de jazz, de musiques traditionnelles ou de world music.
La situation est à peine plus nuancée dans le domaine de la télévision et du cinéma. Ce marché de 197 millions de dollars, en croissance régulière, se concentre entre les mains de quelques opérateurs américains, européens et japonais. Si l’intervention des pouvoirs publics est ici plus forte que dans le secteur du disque, elle n’arrive qu’au second plan, sous forme de subventions, d’attribution de fréquences, d’autorisations de tournage et de visas d’exploitation.
A l’exception des entreprises audiovisuelles de service public dont le poids sur le marché est tout relatif, la chaîne audiovisuelle est du ressort des entreprises privées. Même l’éducation, activité régalienne des Etats, tend à devenir un simple marché, couru par les éditeurs de logiciels pédagogiques, les éditeurs, les fabricants de jeux, les sociétés de vidéo-conférence. Le premier marché mondial de l’éducation s’est tenu l’année dernière à Vancouver (Canada). Alléchés par un chiffre d’affaires potentiel estimé à plus de 90 milliards de dollars en 2005, plus de 3 000 professionnels de 56 pays s’y pressaient. Les sociétés financières américaines Merrill Lynch et Lehman Brothers n’hésitent pas à prédire la privatisation de l'éducation dans les pays occidentaux d'ici 10 ans. La manne serait de… 2 000 milliards de dollars ! De quoi aiguiser bien des appétits industriels et commerciaux. De quoi inquiéter aussi les services publics.
Des autorités de régulation plus fortes
Ces évolutions ne laissent pas d’inquiéter, car elles portent en germe des risques de concentration excessive. Ces dernières années, les fusions et acquisitions se sont multipliées dans les secteurs culturels. Il y a seulement trois ans, Seagram, Universal studios, Polygram, et Vivendi n’avaient rien de commun. Aujourd’hui ces quatre entreprises forment un seul et même groupe « multimédia » présent dans toutes les grandes industries de la culture, de l’édition au matériel didactique, en passant par la télévision, le cinéma et la vidéo. De même, les diffuseurs de cinéma Viacom et Paramount, ainsi que la chaîne de télévision CBS ont fusionné. Tandis que l’éditeur Time, le producteur Warner, le fournisseur d’accès Internet et la chaîne de télévision ABC ne font plus qu’une seule et même entité. Tout comme l’éditeur musical BMG, l’empire radiophonique et télévisuel RTL group sont liés à l’éditeur Bertelsmann.
Le secteur privé, artisan de la diversité ?
Cette évolution ne va pas sans soulever des inquiétudes. Ne disposant pas de sociétés capables d’intervenir sur la scène mondiale, la grande majorité des pays pauvres devraient-ils se contenter de regarder la caravane passer, condamnant leurs artistes à l’anonymat ? La logique financière ne risque-elle pas d’aboutir à une uniformisation de la culture ? Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi-Universal, un des majors de l’industrie culturelle récuse cette vision. Admettant volontiers que « la culture n’est pas un produit comme un autre », il estime que le secteur privé a un rôle de distribution, voire de découverte et de promotion de talents artistiques. « Que Faudel, Khaled et bien d’autres soient devenus des vedettes extraordinairement populaires en France et en Europe n’est pas un épiphénomène, plaidait-il récemment dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde. C’est le signe d’une mixité croissante des cultures, un pont entre la France et le Maghreb ». Sous entendu : grâce à l’action des compagnies privées.
Ces dernières n’ont de cesse de rappeler que seul le gigantisme de leurs structures permet d’élever au rang de stars mondiales des artistes de pays aussi divers que le Cap Vert, les Etats-Unis et l’Arménie. « Partout dans le monde, je vois croître la demande de productions locales, analyse Jean-Marie Messier. Le cas de la musique est exemplaire. Les plus gros succès sont américains aux Etats-Unis, anglais en Angleterre, sud-américains en Amérique du sud ».
Nul ne songe à demander le démantèlement des majors des industries culturelles. Du reste, chaque pays tente selon ses moyens d’aider ses propres entreprises culturelles. Il n’empêche : le renforcement des pouvoirs de régulation au niveau national et international s’avère plus que jamais nécessaire. Une autre piste pourrait être explorée, comme entend le faire la Francophonie à l'occasion du grand débat sur la diversité culturelle : essayer de nouer le dialogue avec les puissances du privé, pour leur faire admettre que leur intérêt réside, aussi, dans une prise en compte de la diversité culturelle.
Yolande S. Kouamé