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16/04/2004
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Côte d’Ivoire : questions d’urgence
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(MFI) Comment la France voit-elle l’issue de la crise en Côte d’Ivoire ? Attachée au respect du « cadre » de Marcoussis, croit-elle encore à sa mise en œuvre ? La vision de la communauté internationale est-elle réaliste ? Un point sur les questions-clés de la crise ivoirienne.
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1/ A quelles conditions le processus de Marcoussis peut-il encore aboutir ?
Il n’ y a pas officiellement pour la France, et pour la communauté internationale, d’autre solution que l’application intégrale des accords de Marcoussis, conclus voici un peu plus d’un an. Leur application doit se faire « sans préalable et de façon simultanée », précise le ministère français des Affaires étrangères. Rappelons que le « paquet » de mesures à prendre concerne, côté textes : la réforme de la loi sur le foncier rural, la réforme du code de la nationalité et des conditions d’éligibilité à la présidence ; et sur le terrain, les opérations de démobilisation, de désarmement et de réinsertion des combattants ainsi que le redéploiement de l’administration.
Le problème, c’est que la réussite du processus repose sur la bonne volonté de tous les Ivoiriens, quand chacun joue au chat et à la souris. « En réalité aucun des acteurs en présence ne croit véritablement à Marcoussis. Ils ont signé parce qu’ils y étaient obligés… et ce qui actuellement fait blocage, c’est que chacune des parties (pouvoir d’un côté, opposition et Forces nouvelles de l’autre) estime que tel ou tel aspect est un préalable », souligne une source diplomatique, avant de noter : « chacun des acteurs essaie de grappiller davantage ! »
Le dialogue étant rompu, que peut-il se passer ? « Le dialogue doit reprendre », insiste-t-on à Paris…
2/ De quels moyens de pression la communauté internationale dispose-t-elle pour amener les acteurs ivoiriens à respecter le processus ?
La réponse à cette question – cruciale – se décline en deux temps : d’une part, on espère que la présence effective des 6 000 Casques bleus en Côte d’Ivoire (ils ont commencé leur déploiement le 5 avril) aura un effet d’entraînement, pas seulement psychologique, sur le processus. Notamment pour ce qui concerne les deux volets du désarmement et de la préparation sur le terrain des élections de 2005.
Les pressions sont d’autre part politiques : il y a unanimité – pour l’instant sans failles – de la communauté internationale sur le respect des accords de Marcoussis, et chaque crise entraîne une mobilisation conjointe des Nations unies et des autres partenaires, dont la France, pour en rappeler le principe. Le risque est que ce consensus cède peu à peu : déjà des voix discrètes, à l’ONU, osent envisager le report des élections de 2005…
La contrainte économique, bien qu’on en parle peu, est réelle : « si la Côte d’Ivoire continue, elle va vers un crash économique et financier », indique-t-on à Paris. FMI, Banque mondiale, Union européenne ont lié leur aide au respect de Marcoussis. La Banque africaine de développement, partie s’installer à Tunis, n’envisage pas sérieusement de revenir à Abidjan, et déjà cette perte est considérable, sur le plan matériel autant que symbolique. Les rodomontades des « Patriotes » ivoiriens, qui affirment pouvoir se contenter de « manger leur manioc », sont en l’espèce peu crédibles, mais montrent une tournure d’esprit guère rassurante…
3/ Sur le terrain, quels sont les mandats respectifs de l’armée française (opération Licorne) et Onuci (opération des Nations unies en Côte d'Ivoire), notamment en cas de reprises des exactions contre les populations civiles ?
La question embarrasse, même si l’on se persuade que les mandats sont clairs : les résolutions des Nations unies (notamment la résolution 1464 qui encadre l’opération Licorne et l’envoi d’une force de la CEDEAO, ainsi que la résolution 1528 sur le déploiement des Casques bleus) donnent théoriquement pouvoir aux forces sur le terrain d’intervenir militairement : en particulier « pour assurer la sécurité et la liberté de circulation de leurs personnels et pour assurer, sans préjudice des responsabilités du Gouvernement de réconciliation nationale, la protection des civils immédiatement menacés de violences physiques à l'intérieur de leurs zones d'opérations et en fonction de leurs moyens… ». Autrement dit, s’ils sont attaqués ou sont témoins d’exactions contre les civils, Français comme Casques bleus peuvent faire le coup de feu.
Le problème est de délimiter une zone d’intervention, qui jusqu’à récemment était restreinte à la ligne de front et à la partie Nord du pays (où doit se déployer l’Onuci). La pacification à Abidjan, soulignait-on à Paris après les tueries de la fin mars, n’est pas du ressort des forces sous mandat international : le rôle des forces françaises « est avant tout la sécurisation du cessez-le-feu, sauf si les ressortissants français sont menacés. Il n’y a pas de mandat pour le maintien de l’ordre au quotidien », indique une source française, tout en précisant qu’il peut entrer dans ce mandat la sécurisation de toute zone à problème… Opération de pacification d’un côté, simple maintien de l’ordre, de l’autre ? Les faits sont en train de brouiller ce distinguo apparemment strict, qui arrangeait tout le monde : la mise en place annoncée (à la demande du gouvernement ivoirien) de patrouilles mixtes à Abidjan, associant militaires ivoiriens, militaires français et militaires de l’Onuci, montre que la théorie ne manque pas d’élasticité.
4/ Comment se comportent les acteurs internationaux sur le terrain (notamment le comité de suivi et le représentant des Nations unies) ?
Souvent critiqué pour son manque d’énergie, le représentant spécial des Nations unies, le Béninois Albert Tevoedjere donne pourtant « relativement » satisfaction aux diplomates étrangers. On juge qu’il a en effet un caractère de neutralité indispensable dans ce conflit. Tout le monde est très soucieux, en revanche, de faire en sorte que les partenaires extérieurs parlent d’une même voix. Les autorités ivoirienne auraient essayé, notamment, de jouer les Américains contre les Français, un effort provisoirement vain après la démarche commune entreprise à Abidjan par les ambassadeurs de France et des États-Unis.
5/ Que fait, que peut faire le Premier ministre, Seydou Diarra ?
Homme de bonne volonté sans assise politique, Seydou Diarra « pleure toutes les larmes de son corps », résume dans une image explicite un observateur à Paris… En butte à des critiques dans tous les camps, Seydou Diarra reconnaît avoir « plusieurs fois envisagé de démissionner ». Avant de signaler qu’il se considérait comme « otage de cet accord (Marcoussis), il faut que je reste ». Avec ces dispositions, on doute bien sûr qu’il puisse faire grand chose dans ce qui est, avant tout, un pur rapport de forces.
6/ Étant donné le rapport de forces politiques et la physionomie ethnico-communautaire du pays, quel est le schéma idéal, à long terme, pour assurer la stabilité ?
On semble parfaitement conscient à Paris qu’aucun schéma ne s’impose d’emblée. En gros, souligne-t-on, le « marché » politique en Côte d’Ivoire est divisé en trois tiers équivalents (constitués, pour résumer, des clientèles respectivement du FPI, du PDCI, et du RDR allié aux Forces nouvelles), si bien qu’ « aucune composante n’a le moyen de s’imposer aux deux autres par la force » et sans faire au moins alliance avec l’un des deux autres groupes. C’est cette équation qui a abouti à l’impasse, rendant le pays totalement ingouvernable, dès lors que Laurent Gbagbo se retrouvait opposé à une opposition réunissant le PDCI et une composante ouattariste, élargie aux Forces nouvelles. A supposer que les élections aient lieu, et qu’elles soient régulières, Laurent Gbagbo ne peut donc compter sur son seul soutien régional (l’ouest bété) : « on lui a dit, vous avez une marge d’élargissement de votre assise politique ; mais il faut que vous respectiez Marcoussis pour apparaître comme un chef d’État à la hauteur de la situation, capable d’incarner une solution nationale », signale sans détours un observateur français.
Sauf que le calcul politique doit compter avec les… petits calculs politiciens. Et là, les choses se corsent. Déjà, on observe des désaccords entre « Nordistes », qui opposent à un Ouattara très discrédité un Guillaume Soro ayant lui-même du mal à s’imposer au sein des Forces nouvelles. L’attitude du PDCI, présenté comme une force-tampon, du moins ethniquement neutre, est quant à elle des plus aléatoires. L’affaire de la concession du Port autonome d’Abidjan (au groupe français Bolloré), qui a servi de déclencheur, le 5 mars, à la fronde du PDCI, a rappelé que la stratégie politique du vieux parti houphouëtiste se confondait trop souvent avec une stratégie d’affaires… L’épisode aura aussi permis à Henri Konan Bédié - que Paris perçoit sans tendresse excessive-, de battre le rappel de ses troupes dans une querelle de leadership apparemment sans issue.
7/ La France joue-t-elle la « carte » Gbagbo faute de mieux ?
On peut avancer sans risque de se tromper que la France, contrairement aux spéculations, n’a pas en poche sa recette de la crise ivoirienne. Qu’elle joue, par défaut, la carte de la stabilité minimale, avec un pouvoir en place dont elle a pu expérimenter qu’il n’était pas l’interlocuteur idéal, semble toutefois assez évident. On ne prendra pas, toutefois, au pied de la lettre les déclarations de l’ancien ministre de la Coopération, Pierre-André Wiltzer, avançant que « rien ne nous permet de penser que le président Gbagbo ne joue pas le jeu… » Un observateur français en Côte d’Ivoire note, avec une certaine amertume, que « Laurent Gbagbo ne fonctionne que par opposition, au coup par coup et définit son propre script à chaque acte, sans aucune autre ambition que de "rester". » Ajoutant : « Les Français, aussi bien informés soient-ils, n'ont plus dans la société ivoirienne l'ancrage qui leur permettrait de mieux apprécier les « sociologies » vivantes de cette ex-nation… »
Un facteur, il est vrai, conditionne l’attitude de la France : le souci de préserver la communauté expatriée (environ 10 000 personnes). On reconnaît à Paris que les « Patriotes », ces soutiens extrémistes du régime, « ne se cachent pas de considérer cette présence française comme la variable d’ajustement ». En d’autres termes un moyen de pression, pour ne pas parler de chantage, décisif. Le dernier verrou stratégique risque d’être celui-là : en programmant une évacuation massive de ses ressortissants (ce qui n’est pas envisagé), Paris se redonnerait sans doute les mains libres… mais autant dire qu’on ne parlera plus, alors, de Marcoussis.
Marie Joannidis et Thierry Perret
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