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28/05/2004
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Pulitzer, ou la presse comme arme
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(MFI) Décerné en avril dernier, remis le 24 mai, le prix Pulitzer reste une référence internationale parmi les récompenses destinées aux journalistes. Son fondateur, Joseph Pulitzer, fut l’un des plus extraordinaires patrons de l’histoire de la presse (1).
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Joseph Pulitzer est resté célèbre en raison du prestigieux prix de journalisme, décerné aux États-Unis, qu’il a créé (2). On sait moins qu’il fut à l’origine de la première école de journalisme fondée à l’Université de Columbia, en 1912. Et l’on aurait tendance à oublier le personnage et son apport à l’histoire de la presse, sans aucun doute considérable : car Joseph Pulitzer fut à la fois le premier grand « magnat » de presse ayant porté celle-ci aux sommets de l’entreprise capitaliste ; et celui qui a le plus clairement posé les grands principes fondateurs du rôle de la presse dans la vie démocratique aux États-Unis.
Juif d’origine hongroise, émigré en 1864, Joseph Pulitzer fournit l’exemple type d’une success-story à l’américaine : parti de rien, entré dans le journalisme par opportunité, il montre une ténacité et une ambition peu communes, se fait rapidement un nom et rachète en 1878 un journal sur le déclin. Celui-ci devenu, après le rachat d’un second titre, le Saint Louis Post-Dispatch, s’impose en peu d’années comme un des quotidiens les plus prospères de Saint Louis, capitale de l’État du Missouri. A 35 ans, Pulitzer est riche, marié, en mauvaise santé et a dû renoncer à ses ambitions politiques ; on pourrait croire que sa carrière est bouclée. Elle ne fait que commencer.
Quand Pulitzer « fait » un président
De passage dans la capitale fédérale pour se rendre en Europe, Pulitzer rachète un journal new-yorkais et, accessoirement, renonce à son voyage. Une tempête s’abat aussitôt sur les tranquilles collaborateurs du New York World qui peuvent lire dans le journal, le 11 mai 1883, la profession de foi rédigée par leur nouveau patron, où il déclare vouloir faire « un journal bon marché qui soit aussi intelligent… mais aussi porteur des idéaux de la démocratie (…), un journal qui soit davantage tourné vers l’avenir que le passé, qui démasque les imposteurs et les escrocs, qui combatte les méfaits et les abus dans les affaires publiques et qui lutte sincèrement aux côtés du peuple. » Le ton est donné, et l’on s’aperçoit que si le New York World – qui s’appelle bientôt, notoriété oblige, le World –, ne recule devant rien pour attirer à lui le lecteur populaire, l’abreuvant de faits divers, d’enquêtes criminelles, de sujets à grand spectacle et de chroniques mondaines, il est aussi un journal militant où la politique est traquée jusque dans ses recoins peu avouables. Le World prend le parti du peuple, et comme tel dénonce les scandales, les abus, la corruption, fait campagne pour des causes nobles ou plus terre à terre, et surtout n’hésite pas à désigner ses candidats aux mandats électifs, y compris à la magistrature suprême : il en est ainsi pour l’élection du démocrate Grover Cleveland, personnage peu charismatique, élu le 4 novembre 1884 par 50 000 voix d’écart ; le World a jeté toutes ses forces dans la bataille, sans hésiter à traîner dans la poussière l’adversaire républicain, et nul ne doute alors que Pulitzer a « fait » le nouveau président des États-Unis.
C’est le couronnement, un an seulement après le rachat du World, de la nouvelle conception du rôle de la presse portée par Pulitzer. Son apport est d’abord formel : diversification des rubriques, utilisation extensive de l’illustration qui donne toute leur place aux caricaturistes (qui seront également utilisés comme envoyés spéciaux), large suivi des événements sportifs, lancement de formules du week-end à grand renfort de faits divers et de divertissement et, dans la décennie 90, recours systématique à la bande dessinée, qui vaudra aux journaux qui se sont engouffrés dans le créneau le qualificatif de yellow press (en raison de la teinte jaune des BD qui déteint sur l’ensemble des pages)… Le World montre aussi le premier le chemin des enquêtes sociales – reportages parmi les indigents, chez les fous, en prison… – ; donne une intensité inconnue à la couverture des grands événements internationaux en expédiant à grands frais des reporters, partout à la surface du globe ; tient encore en haleine ses lecteurs par la chronique du Tour du monde effectué par une jeune et audacieuse reporter, Nellie Bly, partie sur les traces de Jules Vernes… Car le World est aussi promoteur d’événements, ainsi lorsqu’il lance une collecte de fonds pour la construction du piédestal où doit se dresser la sculpture monumentale de la Statue de la Liberté. Ayant crevé à la fin des années 1880 le plafond symbolique des 100 000 exemplaires, le World atteint plus tard des tirages jusqu’alors inimaginables, dépassant volontiers les 600 000 exemplaires.
Yellow press et sensationnalisme
La domination du World semble absolue, alors même que son fondateur et inlassable animateur a pris officiellement sa retraite dès 1890. Devenu presque aveugle, sujet à des affections nerveuses qui le confinent dans sa solitude et passant le plus clair de son temps à voyager, Pulitzer n’en garde pas moins la haute main sur ses affaires, qu’il régit à distance en ayant pris soin d’élaborer tout un langage codé pour communiquer avec ses collaborateurs. Une précaution apparue spécialement utile quand s’élève la plus grande menace que connaîtra Pulitzer en la personne de William Randolph Hearst, qui à la tête de l’Examiner, décide de livrer au World (dont il débauche une partie des collaborateurs) une bataille qui mènera les deux titres à des extrémités peu glorieuses dans la conquête du public. Le sensationnalisme de la presse la plus puissante du monde est alors à son apogée, au point d’entraîner l’opinion dans des croisades à grand tirage et à hauts risques : dans les années 96-98 les deux champions de la yellow press s’affrontent dans la couverture des événements de Cuba, où Hearst fait campagne pour l’entrée en guerre contre l’Espagne, poussant son adversaire dans ses retranchements.
Après cet épisode, Pulitzer modère les dérapages du World et préfère revenir à son rôle privilégié de défenseur des idéaux démocratiques. Non sans risques, il poursuit ses campagnes contre la corruption, entre en guerre contre les monopoles et contribue à l’adoption d’une législation anti-trust (qui aboutit à la dissolution en 1913 de la Standard Oil Company de John D. Rockfeller). Il s’oppose entre 1909 et 1911 à l’ex-président Roosevelt en dénonçant son implication dans le scandale du canal de Panama, se voit traîné en justice, maintient et renforce ses accusations et sort victorieux de l’affrontement, qui est vécu comme une grande victoire pour la liberté de la presse. Mais le vainqueur est arrivé au bout de ses forces et il disparaît en octobre 1911. Ses successeurs ne réussiront jamais à maintenir l’empire du World qui décline rapidement avant d’être démembré et vendu au début des années 30 (3).
(1) Jacques Bertoin, Joseph Pulitzer, l’homme qui inventa le journalisme moderne. La bibliothèque de l’Intelligent/Jeune Afrique.
(2) Les prix Pulitzer (ils sont une dizaine) couronnent journaux et journalistes dans diverses catégories (reportage, éditorial, service public…), mais il existe aussi un Pulitzer du roman. En 2004, c’est le Los Angeles Times qui a récolté le plus grand nombre de récompenses (5).
(3) Si le World a disparu, le Saint Louis Post-Dispatch, lui, a survécu jusqu’à aujourd’hui.
Thierry Perret
L’héritage du World
(MFI) L’extraordinaire aventure de Joseph Pulitzer ne se relit pas aujourd’hui sans perplexité. Il a donné le premier à la presse américaine une puissance peu concevable ailleurs, et pour cela il a mis en œuvre les recettes du capitalisme le plus débridé, sans reculer devant ce qu’on appellerait aujourd’hui la plus parfaite démagogie, dans le style et dans la forme : le succès populaire était à ce prix, qui permettait en retour de faire levier sur l’opinion. Car dans le même temps, Pulitzer ne s’est jamais départi de son idéalisme ; il a été un des plus fervents apôtres de la liberté de la presse, et l’a mise au service de furieux combats contre les intérêts des puissants et pour le bien public. De tempérament conservateur, il a cependant été progressiste dans bien des domaines, à commencer par l’émancipation des femmes. Dur, voire odieux avec ses collaborateurs, il a su les galvaniser – lorsqu’il réussissait à les garder – avec une haute conception du métier de journaliste, dont le credo se résume en quelques notions simples, constamment martelées : l’exactitude, les faits, l’indépendance et le sens de la justice. Il a été impitoyable dans son exigence d’un style journalistique visant au plus efficace et au plus juste : il fallait écrire court, être clair, savoir montrer, séduire et donner à voir, et bien sûr à comprendre... Il a défendu une vision du journalisme qui peut sembler parfois aux antipodes de la seule objectivité ; au contraire il prônait l’engagement du journaliste pour changer la société.
Son personnage, son expérience se comprennent plus aisément si l’on évoque le contexte de l’époque. L’Amérique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle était à beaucoup d’égards une société sans loi, sans mesure, où les idéaux de la démocratie étaient foulés aux pieds aussitôt que formulés. L’enrichissement, l’enivrement né de la puissance américaine alors en plein essor nécessitaient, pour être contenus, des contre-pouvoirs parmi lesquels la presse se distingua comme le plus simple et le plus direct. Dans une Amérique qui offrait alors un beau tapage d’initiatives, de talents, de furie créatrice, il fallait une presse bruyante et sans doute point trop raffinée. Sa vocation était – chez un Pulitzer – plus digne que les moyens employés, mais elle fut à l’image du monde qui l’entourait, et c’est sans doute la principale leçon de cette histoire. La presse peut être une arme pour la démocratie… avec les faiblesses insignes de la démocratie, spécialement lorsque celle-ci naît et s’ébat, naturellement dans la douleur.
T. P.
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