La fin de l’ère Houphouët
Le décès, le 7 décembre 1993, de Félix Houphouët-Boigny, ouvre une période d’incertitudes pour la Côte d’Ivoire. Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale, assure conformément à la constitution l’intérim du chef de l’État. Il remporte en 1995 les élections présidentielles, dans un climat de contestation et de violence, en l’absence des principaux leaders de l’opposition. Selon le code électoral adopté en 1994, les critères d’éligibilité (s’appliquant notamment à Alassane Ouattara, ancien Premier ministre) ont été restreints et sont déjà au cœur du débat politique. Par ailleurs, le chef d’État-major, Robert Gueï, a été révoqué à la veille de l’élection, et le gouvernement annoncera plus tard avoir déjoué un complot (plusieurs autres hauts-gradés seront limogés fin 1996). Les législatives du 26 novembre 1995 sont marquées par l’exclusion de plusieurs candidats, dont le secrétaire général du Rassemblement des républicains (RDR), Djeny Kobina, toujours en raison de la nationalité.
Le coup d’État et la période de transition
L’année 1999 est marquée par de nombreuses grèves et manifestations, notamment d’étudiants, qui sont relayés à l’automne par les militants d’opposition et les partisans d’Alassane Ouattara. Celui-ci quitte le FMI en août et prend la tête du RDR, annonçant sa candidature aux élections prévues en 2000. Dès lors la polémique sur sa nationalité enfle (un certificat de nationalité lui est délivré fin septembre, mais la justice ivoirienne l’annule, et Alassane Ouattara est accusé d’usage de faux documents). Le 29 octobre les principaux responsables du RDR sont arrêtés, puis condamnés en novembre, au nom de la fameuse loi « anticasseurs », à des peines de prison ferme, ceci à la suite d’une manifestation accompagnée de violences.
23 décembre : une mutinerie débute à Abidjan, d’abord au nom de revendications matérielles. Sans violences, mais accompagnée de nombreux pillages, la mutinerie prend rapidement un contenu politique. Les rebelles font appel au général Robert Gueï, l’ancien chef d’État-major, qui annonce la destitution d’Henri Konan Bédié, bientôt évacué par la France. Le 29 décembre, Alassane Ouattara rentre de France.
Le 27 décembre, le ministre français de la Coopération souligne que la France avait déjà mis en garde les autorités ivoiriennes :
« Nous avons mis en garde le chef de l’État et son gouvernement contre (…) des dérives, (…) en particulier la manière dont le débat autour de l’ivoirité avait été conduit, le durcissement des conditions de candidatures non seulement à la présidence mais à la direction des partis politiques, qui de toute évidence (…) apparaissait bien comme étant un des moyens (…) d’éviter la candidature d’Alassane Ouattara (...) Ajoutons-y les derniers évènements qui ont marqué une dégradation supplémentaire : (…) l’emprisonnement des dirigeant du parti de monsieur Ouattara, le mandat d’arrêt lancé contre celui-ci, le discours (…) à l’ assemblée nationale qui faisait la preuve qu’il n’y avait pas d’évolution dans l’attitude du pouvoir (…) Il y avait des signes inquiétants mais rien qui pouvait laisser prévoir ce coup d’État militaire. (…) D’une manière générale, ce qui vient de se passer illustre la nouvelle politique française en Afrique. Il n’est plus question de nous ingérer dans le débat de politique intérieure (...) Cette non-ingérence ne signifie pas indifférence et encore moins abandon (...). » (Entretien par Jean-Marie Coat, diffusé par RFI le 27/12/99)
Le 3 janvier 2000, Laurent Gbagbo réagit au coup d’État :
« …le processus démocratique était bloqué. Pensez un peu à ce qui s’est passé au Portugal, en 1974, c’est ce qu’on a appelé la révolution des Œillets. Nous vivons je crois quelque chose de similaire. Nous luttons, nous les civils, et nous sommes en tous cas très contents que les militaires viennent donner un coup de pouce, assez décisif je l’espère, à notre lutte (…). Je pense que les militaires doivent être à la caserne, et que les hommes politiques doivent faire de la politique (…) Je cherche à ce qu’on ait un processus qui puisse faire en sorte que les gens ne puissent plus dire : on va voler et on restera impuni. Il faut enlever de la tête des hommes politiques qu’on vient à la politique pour faire de l’argent (…). » (Entretien par Bruno Minas, RFI, 3/01/00)
4 janvier 2000 : la junte militaire, après d’intenses tractations avec les partis politiques, annonce la constitution d’un gouvernement de transition incluant des représentants du RDR d’Alassane Ouattara et du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo. Robert Gueï est président de la République.
Le 3 avril, Robert Gueï entretient encore le doute sur sa volonté d’être candidat aux futures élections :
« Nous avions reçu une mission (…) Il n’est pas question de notre part d’avancer quoique ce soit en ce qui concerne notre candidature [à la présidentielle]. Pour le moment nous sommes au service du peuple et laissez-nous attendre le verdict du peuple. (…) - Est-ce que vous pensez qu’il y a trop d’étrangers en Côte d’Ivoire ? - Il y a beaucoup d’étrangers, c’est tout à fait normal (…). Ce que l’on peut demander à celui qui arrive et qu’on appelle étranger, mais qui est un frère africain, c’est d’observer certaines règles, notamment la sécurité, le bon voisinage, la bonne cohabitation, mais nous ne pouvons pas les jeter hors du territoire. » (Entretien par Bruno Minas, RFI, 03/04/00)
18 mai : les ministres du RDR sont limogés. C’est la fin de la période de consensus.
4 et 5 juillet : nouvelle mutinerie au sein de l’armée, et nombreux pillages à Abidjan. Robert Gueï dénonce une tentative de coup d’État.
23 juillet : référendum pour le nouveau projet de constitution. Si celui-ci édicte des conditions toujours restrictives à l’éligibilité des candidats (d’ailleurs renforcées à trois jours de la consultation), Alassane Ouattara n’en appelle pas moins à voter « oui ». Le projet est adopté à 86 % des voix. Dès le 25 juillet, la France met en garde contre l’exclusion du jeu politique d’Alassane Ouattara. Les réactions sont vives à Abidjan.
Bientôt, Robert Gueï ne dissimule plus sa volonté d’être candidat. Le chanteur Alpha Blondy réagit :
« Je suis pessimiste. (…) Les Ivoiriens et les non Ivoiriens, la communauté internationale avaient placé beaucoup d’espoir en lui. Je ne sais pas si c’est à cause des 15 milliards de FCFA que chaque président doit avoir par an qu’il a dit oui. Dans le cas contraire qu’il nous dise sur quels critères on l’a blagué pour qu’il s’engage. Mais je suis très sceptique et j’ai peur pour lui… » (Entretien par Boniface Vignon, RFI, 28/08/00)
17 septembre : La discorde et la méfiance, probablement liées à la volonté de Robert Gueï d’être candidat aux présidentielles, s’installent au sein de la junte militaire. L’attaque, le 17, de la résidence de Robert Gueï aboutit au limogeage des numéros 2 et 3, les généraux Palenfo et Coulibaly.
7 octobre : après des débats passionnés, la Cour suprême publie la liste des candidats aux élections, en écartant Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié.
22-26 : l’élection présidentielle (le 22) est marquée par une faible participation. La lente publication des résultats fait monter la tension. Elle est interrompue par une tentative de coup de force de Robert Gueï, qui s’autoproclame vainqueur des élections. Laurent Gbagbo se déclare lui aussi président et appelle ses partisans à manifester. Des affrontements ont lieu, marqués par plusieurs dizaines de morts. Les manifestations en faveur de Gbagbo se heurtent à des manifestations pro-RDR (où l’on réclame notamment la tenue de nouvelles élections) et dégénèrent en affrontements ethnico-religieux sanglants, marqués par l’implication de la gendarmerie. Plusieurs charniers seront par la suite découverts à Abidjan. Un bilan de ces folles journées d’octobre fera état d’au moins 200 morts.
Laurent Gbagbo au pouvoir
27 octobre 2000 : récusant toute idée de nouvelles élections, Laurent Gbagbo forme son gouvernement, après la reconnaissance de sa victoire par le président de la Chambre constitutionnelle.
Les troubles sanglants ont fortement ébranlé les Ivoiriens. Le 2 novembre, l’archevêque d’Abidjan, Monseigneur Bernard Agré, s’émeut :
« Notre paix sociale est fortement menacée. Des chrétiens, des musulmans, des adeptes des religions traditionnelles n’ont pas été corrects. Ils n’ont pas été artisans de paix, loin s’en faut. Frères et sœurs, refusez de pactiser avec ceux et celles, hommes politiques ou religieux, qui font le mélange dangereux de la politique et de la religion. Détruire, brûler une mosquée, un temple ou une église est un sacrilège. Musulmans et chrétiens ont fondé depuis longtemps dans ce pays des familles très unies. Alors les jours que nous vivons devaient être des temps de fraternisation totale, après les dix mois de transition. Au contraire, nous avons assisté à des spectacles scandaleux. Nous condamnons avec la dernière énergie ces tueries inutiles dues à la haine aveugle, à la peur... » (Entretien par Stanislas Ndayishimé, RFI, 2/11/00)
Le 10 novembre, Laurent Gbagbo lance, lui aussi, un appel à la réconciliation :
« Tous ceux qui sont morts les 23, 24, 25 et 26 sont des martyrs que nous devons honorer. Dans cette tragédie qui affecte profondément la nation, on ne saurait établir une discrimination entre les victimes. La mort n’a pas de parti, elle n’a pas de religion (…). Tous sont morts au nom de la démocratie, au nom d’une certaine idée de la Côte d’Ivoire. (…) C’est pourquoi, en ce moment de douleur et de deuil national, nous devons prendre l’engagement solennel de ne céder ni à la rancœur, ni à la rancune. Au nom de cette victoire nationale, et dans le respect de la mémoire de nos morts, j’en appelle à la réconciliation de la nation avec elle-même, c’est-à-dire avec la tradition de tolérance et de générosité. Gloire aux martyrs de la démocratie. » (Propos recueillis par Jean Héléne, RFI, 10/11/00)
10 décembre : élections législatives. La candidature, cette fois à la députation, d’Alassane Ouattara a été invalidée, entraînant de nouveaux troubles sanglants. Le scrutin ne peut finalement avoir lieu dans une bonne partie du Nord du pays. Le FPI arrive en tête avec 96 élus (77 pour le PDCI). La participation est de 33,12 %.
Au lendemain de l’invalidation de sa candidature, Alassane Ouattara exprimait son indignation :
« Je suis indigné, c’est de l’arbitraire une fois de plus, complètement au mépris du droit et de la loi fondamentale de notre pays, je considère cette décision comme inacceptable. - Que va faire le RDR ? - Le RDR ne participera pas aux élections législatives du 10 décembre prochain (…) - Vous associez-vous à l’appel de votre parti à des manifestations… ? - Tout ce qui engage mon parti m’engage et je considère que ces manifestations doivent être pacifiques et je suis sûr qu’elles le seront s’il n’y a pas de provocations. - Ne craignez-vous pas la répétition des terribles violences du 26 octobre ? - Je souhaite que nous ayons tiré les leçons d’une telle situation et que ce ne soit pas le cas. Souvenez-vous que ces terribles évènements étaient le fait de certains éléments des forces de l’ordre qui avaient donc pris en main une décision de tuer des jeunes gens… Maintenant l’armée est républicaine, les forces de l’ordre en grande majorité le sont également et nous leur ferons confiance pour que cette manifestation se passe dans de bonnes conditions. » (Entretien par Christophe Boisbouvier, 2/12/00)
Le point de vue, le même mois, de Laurent Gbagbo :
« Il fallait que le RDR participe aux élections, ça n’a pas été possible (…).Quel rôle peut jouer le RDR dans la vie politique des années à venir ? (…) Il y a deux problèmes qu’il faut que le RDR dissocie pour être un vrai parti (…). Il y a la question Ouattara, et il y a le RDR-parti. Tant que le RDR accroche son sort au sort politique de Ouattara, ce sera difficile pour le RDR de jouer un rôle. C’est lui qui est le problème du RDR… » (Entretien RFI-L’Express, 21/12/00)
8 janvier 2001 : nouvelle tentative de coup d’État à Abidjan. Les loyalistes reprennent le contrôle de la situation après de violents combats. Les autorités affirment que ses auteurs ont reçu des appuis à l’étranger.
14 : élections législatives partielles dans le Nord, marquées par le boycott du RDR. La participation est très faible.
31 : reprise de la coopération économique, suspendue depuis janvier 2000, entre la France et la Côte d’Ivoire.
13 mars : procès des généraux Coulibaly et Palenfo. Le premier est acquitté, tandis que le général Palenfo est condamné à un an de prison. Le 31 juillet suivant, cependant, la Cour suprême casse et annule toutes les procédures engagées contre ce dernier.
25 : les élections municipales sont marquées par le retour du RDR dans le jeu politique. Le parti d’A. Ouattara emporte 64 communes (sur 197), notamment dans ses « bastions » nordistes.
3 août : acquittement des huit gendarmes jugés dans l’affaire du « charnier de Yopougon », découvert après les violences d’octobre 2000.
9 octobre : début du Forum de réconciliation nationale, qui permettra finalement à tous les leaders politiques de s’exprimer. Les travaux sont clos le 18 décembre, et préconisent la reconnaissance de la nationalité ivoirienne d’Alassane Ouattara.
22 janvier 2002 : sommet de Yamoussoukro, réunissant Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, Robert Gueï et Henri Konan Bédié. Après le Forum, ce rendez-vous de la réconciliation encourage les bailleurs de fonds à normaliser leurs relations avec la Côte d’Ivoire : l’Union européenne, en février, le FMI fin mars.
29 juin : la justice ivoirienne délivre un certificat de nationalité à Alassane Ouattara.
1er août : de nombreuses spéculations accompagnent la mort de Balla Keïta, assassiné à Ouagadougou. Balla Keïta, ancien ministre de l’Education d’Houphouët-Boigny, quelque peu écarté par Henri Konan Bédié, était devenu ensuite l’un des proches conseillers de Robert Gueï.
5 : le RDR fait son entrée au gouvernement.
27 : 2 milliards de francs CFA sont volés dans l’enceinte de la BCEAO, à Abidjan. La presse ivoirienne parle de « hold-up du siècle »... Un suspect sera arrêté peu après à Ouagadougou.
19-20 septembre : début d’une nouvelle tentative de coup d’État, en l’absence du président Gbagbo, en voyage en Italie. A Abidjan, dès les premières heures, le général Gueï (à son domicile, sa famille est massacrée) et le ministre de l’Intérieur Emile Boga Doudou sont tués. Alassane Ouattara se réfugie à l’ambassade de France.
22 septembre : des renforts militaires français arrivent et procèdent à l’évacuation de 3 000 étrangers. Les rebelles se replient sur Bouaké, la deuxième ville du pays. Le 29, la Communauté économique africaine des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), crée un « groupe de contact » et décide d’envoyer en Côte d’Ivoire une force de paix.
1er octobre : le général Beth est nommé commandant de « l’opération Licorne », qui regroupe toutes les forces françaises présentes en Côte d’Ivoire qui ont pour mission d’assurer la protection des ressortissants de la communauté internationale. Les 6 et 7, les combats font rage à Bouaké. Les rebelles repoussent les forces loyalistes et installent leur quartier général dans la ville.
17 : la cessation des hostilités est acceptée ; le président Gbagbo demande à la France de contrôler le cessez-le-feu. La Cedeao désigne, le 23 octobre, le président togolais Gnassingbé Eyadéma, comme coordinateur de sa médiation. Les négociations directes entre les délégations du gouvernement et des forces rebelles (Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire, MPCI), débutent le 28 à Lomé. Guillaume Soro conduit la délégation rebelle.
En novembre, le gouvernement accepte le principe d’une amnistie et d’une intégration des mutins dans l’armée et accueille, le 27, le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin. Le 28, deux nouveaux mouvements se font connaître en revendiquant la prise des villes de Man et de Danané, à l’ouest du pays. Il s’agit du Mouvement populaire ivoirien du grand ouest (MPIGO) et du Mouvement pour la justice et la paix (MJP).
Le 1er décembre, lors d’une évacuation de Man, les forces françaises s’opposent aux rebelles parmi lesquels on relève une dizaine de morts ; un blessé côté français. Les bombardements des forces loyalistes sur les zones tenues par les rebelles s’intensifient. Le 19, au retour d’une mission sur le terrain, Amnesty International demande à l’Onu une enquête sur les exactions des deux bords après la découverte de charniers, et des actions de protection des populations, déplacées et réfugiées.
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