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24/12/2004
Le rôle des médias vis-à-vis des sociétés en mutation

(MFI) Dans cette conférence, prononcée à Rabat, au Maroc, le 13 décembre dernier, le président de l’Union internationale de la Presse francophone (UPF) souligne le rôle prépondérant des médias dans les sociétés du Sud, un rôle que souvent leurs confrères du Nord « n’ont pas – ou ont moins – à remplir », en raison des défis spécifiques auxquels ils sont confrontés.

INTRODUCTION


Les médias, qui ont certes un rôle prépondérant dans la vie sociale et politique des pays avancés, ont un rôle plus décisif encore dans les sociétés en mutation. Cette dimension particulière des médias dans les pays du Sud tient à son rôle de vecteur de l’information. Il n’est nul besoin de rappeler que l’information catalyse, amplifie, répercute, mobilise, mais aussi elle explique, elle classe, elle simplifie et justifie. Elle est de fait au centre de tout processus de transformation sociale.
Lorsqu’on s’interroge sur le rôle des différents médias dans ce contexte, il peut être utile de distinguer, du moins dans un premier temps, le rôle qui incombe aux médias locaux de celui qui revient à nos médias occidentaux, qui ne sont pas exempts de responsabilités et de devoirs à l’égard des sociétés en mutation, du fait de l’imbrication culturelle et historique qui bien souvent les lie.

Le rôle des médias locaux

Je commencerais donc par m’intéresser au rôle des médias locaux. Dans l’environnement très spécifique que constituent les sociétés en mutation, ceux-ci ont un rôle que n’ont pas – ou ont moins – à remplir les médias du nord. Ce rôle tient au statut intermédiaire dans lequel se trouve leur pays ; il s’agit de l’accompagnement de celui-ci dans son évolution sociale, économique et politique, mission qui coïncide bien souvent avec la découverte et l’assimilation du journalisme sous l’angle professionnel.
Par exemple, lorsque les pays africains ont conquis leur indépendance, ils se trouvèrent placés devant la nécessité d’inventer, et chacun pour ses besoins propres, les outils d’expression et de réflexion sociale qui pouvaient leur permettre un authentique fonctionnement politique, économique, démocratique. Les journalistes africains des premiers médias qui naquirent au soleil des indépendances, furent ainsi des « agents du développement » de l’Afrique, conscients de leur fonction supplémentaire dans l’accession du continent à une prise de conscience de ses identités historiques et culturelles. On n’édite pas impunément un nouveau journal, dans un pays qui n’a connu que ceux de la métropole ou les journaux des colons. Ce journalisme doit inventer, en même temps qu’il défriche les techniques de la profession, sa déontologie, ses règles, une manière originale de toucher le public, en adéquation avec ses attentes particulières et ses besoins.
On mesure l’ampleur de la tâche que se voyaient assigner les jeunes journalistes : ils devaient devenir les acteurs du développement de leurs pays, établir prudemment les bases d’une expression démocratique au sein des nouvelles structures sociales qui se mettaient en place, influencées par les idéologies du temps, développer en même temps et surtout une opinion publique… Dans des pays auxquels leurs articles contribuaient, dans le même temps, à forger une identité voire à assurer une cohérence territoriale, culturelle et humaine.
La responsabilité qui incombe aux médias locaux et aux journalistes qui les incarnent, on l’aura compris, se trouve donc décuplée dans les sociétés en mutation. En résumé, ainsi que je le disais au sujet de l’Afrique en 1972 à Yaoundé lors d’une conférence intitulée « Pour une conception africaine de l’information » : « Parce qu’aucun développement n’est possible sans la participation effective des masses, que cette participation ne peut s’obtenir que par les relais des moyens d’information, on peut considérer que l’information doit assumer trois types de fonctions : sociale, politique et éducative ».
La défense et la promotion de la liberté d’expression sont véritablement au cœur de ces missions : les médias locaux doivent en être à la fois les garants et les gardiens.
« Garants », car contre les abus des pouvoirs et les restrictions des libertés, la presse et les médias peuvent constituer l’ultime recours des citoyens. Les trois pouvoirs traditionnels - législatif, exécutif et judiciaire - peuvent faillir, se méprendre ou commettre des erreurs. Beaucoup plus fréquemment, bien sûr, dans les Etats autoritaires et dictatoriaux. Mais, dans les pays démocratiques aussi, des abus peuvent être commis, bien que les lois soient votées démocratiquement, que les gouvernements résultent du suffrage universel, et que la justice – en théorie – soit indépendante de l’exécutif. Par exemple, il arrive que celle-ci condamne un innocent (comment oublier l’affaire Dreyfus en France ?) ou que le Parlement vote des lois discriminatoires à l’égard de certaines catégories de la population (ce fut le cas aux Etats-Unis, durant plus d’un siècle, à l’encontre des Afro-Américains).
ans ce contexte, les journalistes et les médias ont souvent considéré comme un devoir majeur de dénoncer ces violations des droits. Et ce n’est pas par hasard, si, dans beaucoup de pays du monde, les journalistes sont extrêmement exposés : ils ont même parfois payé très cher leur engagement pour la vérité, comme on le constatait hier en Colombie, au Guatemala, au Pakistan, aux Philippines et aujourd’hui en Irak mais aussi dans toutes les zones troublées au Proche Orient, en Afrique et ailleurs, où les intimidations, les enlèvements, les assassinats ont encore cours. Le pouvoir des médias est au final, grâce au sens civique et au courage des journalistes, celui dont disposent les citoyens pour critiquer, repousser, contrecarrer, démocratiquement, des décisions pouvant être injustes contre des personnes innocentes.
« Gardiens », car défendre la liberté de penser, et la liberté d’informer, c’est aussi la défendre contre ses déviations, que sont l’esprit de chapelle, la tentation de faire des médias un moyen de pression ou d’intimidation, l’usage de la désinformation ou de la manipulation.
Il est important de rappeler ici quelques dérives. Chacun sait par exemple que l’émergence de la presse écrite privée au début des années 1990, dans la plupart des pays francophones du continent africain, s’est immédiatement traduite par une remise en question des gouvernants, la dénonciation permanente de scandales réels ou supposés, d’incompétences, réelles ou exagérées, mettant en œuvre une critique à la fois unilatérale et peu vérifiée de toutes les autorités.
Nous connaissons en effet tous des titres dont la virulence, le manque de déontologie journalistique, la confusion systématique entre vie privée et affaires publiques, caractérisent une certaine légèreté dans le traitement de l’information, plutôt qu’une véritable volonté de contribuer à un bon fonctionnement des institutions de la société.
Les dérives professionnelles constatées dans ces pays sont parfois à l’origine de regrettables régressions dans la liberté de la presse, et ce sont ces débordements qui expliquent les réticences qui existent aujourd’hui encore, dans de nombreux pays, de la part des gouvernants, quels qu’ils soient, à accepter l’ouverture du monde de la radio et de la télévision au secteur privé et au pluralisme des médias.
Je ne peux m’empêcher aujourd’hui de citer l’exemple de la Côte d’Ivoire, où les médias, même publics, y appellent parfois à la violence contre des minorités présentes sur le sol ivoirien. Comment ne pas rappeler également le cas du Rwanda, où la sinistre radio « des milles collines » appelait publiquement au meurtre. On sait quelle furent les conséquences de cette fanatisation médiatique.
Il est donc plus que jamais nécessaire que la liberté d’expression et d’information qui se fait jour dans les sociétés en mutation soit accompagnée d’un usage strict de la déontologie, et d’un respect scrupuleux des principes fondamentaux du journalisme, à commencer par le respect de la vérité, la rectitude et la loyauté dans le traitement des sources, l’exclusion de la propagande et de toute falsification des faits rapportés.
Ceci étant dit, les médias locaux se doivent également, rappelons-le, d’assurer une fonction sociale et éducative, qui n’a de sens que si l’information est accessible au plus grand nombre. Il s’agit là d’éviter l’écueil d’une information trop élitiste. Le succès des titres de presse satiriques et politiques dans les pays du Sud est là pour le rappeler. Ce succès est sans doute le pendant à ce qui est ressenti comme un excessif « sérieux » des grands journaux d’information. Le niveau de langue des journaux satiriques est l’un des premiers motifs de leur succès. Ils sont écrits comme tout un chacun parle dans la rue, avec des alliages de langues diverses… Du coup se trouve enjambée la grande frontière linguistique qui retient malheureusement une bonne partie de la population des sociétés en mutation hors du lectorat potentiel de la presse écrite.
L’exercice effectif de la fonction sociale de la presse écrite suppose en effet l’existence d’un lectorat large et régulier, ce qui n’est pas encore le cas dans la plupart des sociétés en mutation, et notamment au Maroc. L’analphabétisme, mais aussi l’étroitesse du marché des médias sont encore des freins au développement des journaux dans les pays du Sud, et à leur capacité à jouer un vrai rôle politique.
Après avoir analysé le rôle qu’il revenait de jouer aux médias locaux au sein de leur pays, il m’appartient maintenant d’aborder l’impact important qu’ils peuvent avoir sur l’image de leur pays aux yeux du monde.
Aujourd’hui, les médias des pays du Sud se doivent en effet de contribuer à la mosaïque de représentations et de croyances que leur attribuent les médias occidentaux ; il s’agit d’enrichir le regard porté sur eux. Comment en effet ne pas penser que le meilleur regard sur chacune de ces sociétés, le regard le plus pertinent et le plus éclairant, c’est celui qu’elles sont à même de porter sur elles-même ? D’où une priorité sur laquelle j’insiste tout particulièrement, celle de développer des médias audiovisuels indépendants de bonne qualité au sein des sociétés en mutation, et notamment au Maghreb. C’est la démarche qui semble avoir été initiée au Maroc et je m’en réjouis.
En d’autres termes, les sociétés en mutation ne doivent pas laisser l’exclusivité des images qui sont données d’elles aux seuls médias occidentaux. Pour ce faire, il faut que ces pays se dotent de moyens de production modernes afin d’alimenter les marchés de la communication de masse : les éditeurs occidentaux doivent pouvoir être aidés si besoin pour qu’ils proposent en traduction les œuvres les plus importantes de leur tradition intellectuelle. Des films de cinéma doivent être tournés de la manière la plus moderne par des réalisateurs et des acteurs locaux, sur des thèmes contemporains. Des fictions de télévision doivent être conçues pour pouvoir être reprises sur les grands réseaux audiovisuels occidentaux.
Ces moyens médiatiques permettront aux sociétés en mutation d’exister comme émetteur d’informations, et comme foyer de création, en direction du reste du monde. Il est impossible de rejeter le regard de l’autre et la critique implicite qu’il peut exprimer si l’on ne se donne pas les moyens de lui proposer une autre image, un autre point de vue, une représentation artistique et culturelle alternative.
Il existe de nombreux projets, et cette volonté doit trouver à s’incarner dans une multiplicité de démarches de création individuelles. Mais il est indispensable que beaucoup de ces projets aboutissent, sur plusieurs territoires et en direction de plusieurs types de téléspectateurs différents. C’est indispensable afin que la représentation des sociétés en mutation, aux yeux du reste du globe, ne soit pas exclusivement occultée ou biaisée.

Le rôle des médias occidentaux

Je voudrais maintenant développer les responsabilités particulières qui reviennent au médias occidentaux vis-à-vis des sociétés en mutation. Aujourd’hui, c’est le discours médiatique, et d’abord celui de la télévision, qui forge notre conception du monde et qui constitue la première manière de poser la réalité autour de nous. Les médias occidentaux ont, de ce fait, une énorme responsabilité vis-à-vis des pays du sud. Ils se doivent d’en offrir la vision la plus juste et la plus précise possible, contrairement à l’attitude qui consiste à propager des clichés, à s’aligner sur telle ou telle idéologie, ou encore à se dissimuler derrière des raccourcis faciles. Cela leur impose de faire un effort d’honnêteté.
Il est impossible de ne pas reconnaître la diversité objective des sociétés en mutation, et ce sur tous les plans. Si l’on prend l’exemple des pays arabes, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Egypte, la Palestine, le Liban, la Syrie, l’Irak, les Pays du Golfe, constituent autant d’entités différentes non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel, linguistique, et même religieux.
Face à ce constat, nous devons avant tout, nous autres médias du Nord, préserver la diversité des regards, en assurant d’abord la résistance de notre propre vision du monde. Les cultures occidentales, insérées dans le tissu historique et idéologique de leur pays respectif, n’offrent pas toutes la même lecture des réalités politiques ou sociales des sociétés en mutation, et notamment des pays du Maghreb. Une grande ligne de fracture est la vision européenne face à la vision américaine. C’est sans doute un effet de la proximité géographique et historique, de l’existence d’un très long passé commun et d’échanges culturels et humains réguliers.
Il est également important de ne pas faire sombrer les médias dans un utilitarisme de circonstance, dédié à l’appui d’une cause géopolitique. Cet utilitarisme peut immédiatement réduire la multiplicité d’une région à un cliché d’images dépréciatives, caricaturales, par le biais d’analyses simplificatrices, soupçonneuses, ou inquiètes. Il ne faut jamais oublier que le discours culturel ou médiatique peut aussi être une arme de guerre.
Pour illustrer cette pratique, je citerais l’exemple du regard américain sur le monde arabe tel qu’il fut au cours de ces trois dernières années. La vision utilitariste et purement contemporaine au travers de laquelle les médias américains y ont présenté le monde arabe peut se synthétiser en un triptyque ramassé : pétrole, Islam et terrorisme.
D’abord, les Etats-Unis se sont essentiellement intéressés au monde arabe en général, et au Proche Orient en particulier, à cause du pétrole et à l’élément fondamental qu’il représente dans le développement économique capitaliste dont ils sont le chef de file et le premier bénéficiaire. C’est le cas, très nettement, depuis la dernière guerre mondiale, et c’est plus que jamais le cas aujourd’hui.
Le risque est grand aujourd’hui d’une assimilation, par ce discours médiatique dominant, de tous les arabes aux terroristes de la mouvance Ben Laden, et même de tous les musulmans aux intégristes islamistes. Ce risque n’est pas obligatoirement le résultat d’une volonté délibérée, d’une décision qui tendrait à manipuler l’opinion publique, d’un complot médiatique, que certains se complaisent à dénoncer… La vérité est plus simple : un média est d’abord le reflet d’une opinion publique et répond d’abord aux attentes de celle-ci : en période de guerre, c’est le corps social tout entier qui rejette les paroles discordantes !
Je pense pour ma part que le rôle des médias occidentaux ne doit pas se cantonner à une attitude simplement « correcte » d’un point de vue journalistique à l’égard des sociétés en mutation. Les médias occidentaux doivent également avoir une attitude pro-active à l’égard de leurs confrères des pays du Sud.
Je crois en particulier qu’offrir la parole aux médias de ces pays, en leur permettant d’être entendus sur les territoires occidentaux est une attitude tout à fait constructive, qui va dans le sens, pour les sociétés occidentales, d’une meilleure connaissance de la culture des pays du Sud, tout en imposant à ces derniers une nécessaire mise à niveau professionnelle. Outre la préservation d’un contact avec les communautés marocaines dispersées à travers le monde, c’est aussi à ces objectifs qu’a répondu la présence audiovisuelle du Maroc en Europe, qui s’est ensuite étendue dans les pays arabes, et encore plus récemment en Amérique du Nord, au Canada précisément.
En France, c’est dans cet esprit qu’ont été conventionnées TV7 en 1996, la RTM en 1997, Canal Algérie en 2000, ou encore 2M en 2001.
Les médias occidentaux peuvent même aller plus loin, en partageant et en apportant des compétences, principalement pour appuyer la mise en place d’établissements professionnels et d’instances de régulation.
Des exemples d’une telle coopération existent, notamment en Afrique. J’évoquerais simplement les quelques expériences suivantes : celle de l’Ecole interétatique de journalisme de Yaoundé, créée en 1970, par une volonté commune d’une dizaine de pays africains de se doter d’un institut de formation au journalisme qui leur soit propre, et que j’ai dirigée jusqu’en 1976, avant l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, ou celle du Centre d’enseignement des sciences et techniques de l’information (CESTI) de Dakar, ouvert à tous les pays d’Afrique de l’Ouest.
Si ces pays avaient besoin d’un tel lieu de formation, c’est parce que la conception de l’information est différente, selon les sociétés et leurs héritages culturels, selon les habitudes et les traditions diverses dont elle est le fruit. Il y a évidemment des choix à faire dans la hiérarchisation des nouvelles, qui ne s’inspirent pas des mêmes critères selon les pays, il y a des responsabilités à prendre qui n’ont pas la même portée.
De même, la force émotive d’une image est différente dans toutes les civilisations, sans même parler de ce qui touche aux deux grands tabous de l’humanité que sont le sexe et la mort. Le monde entier ne peut pas se reconnaître dans un même miroir, même si ce miroir s’appelle CNN et qu’il prétend informer la planète entière. Car la focale de CNN est centrée sur Atlanta. Lorsque l’on regarde la carte du monde que l’on distribue aux écoliers d’Atlanta, où se trouvent les pays dont nous parlons aujourd’hui ? Très loin, à droite de la carte, au delà de l’Océan, sur d’autres continents, qui paraissent presque, à cette distance, n’en faire qu’un... Comment éviter que l’information qui concernent les pays du sud, vue d’Atlanta, ne soit pas un peu schématique ?
Pour toutes ces raisons, il est essentiel que ces pays se dotent de structures de formation à la mesure des défis qu’ils ont à relever, et que nous avons évoqués un peu plus en avant au cours de notre réflexion. La question de la formation trouve de plus un surcroît d’intérêt depuis quelques années, du fait de l’émergence des nouvelles technologies de communication. Je reviendrai plus loin sur ce point.
De la même manière, les professionnels occidentaux devraient être prêts à travailler aux côtés de leurs homologues du Sud pour accompagner la mise en place ou la consolidation d’organismes de régulation de l’audiovisuel, dans le contexte d’une ouverture des paysages audiovisuels et de l’apparition de stations de radio et de chaînes de télévision privées. En effet, les deux choses ne sont pas dissociables : l’ouverture aux médias privés est intrinsèquement liée à l’adoption de méthodes de régulation modernes, faisant respecter des principes de neutralité et d’impartialité. La Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle, créée à la suite de l’ouverture du secteur audiovisuel au Maroc, sait que son rôle sera déterminant.

La mutation des médias : un enjeu majeur pour l’avenir des sociétés en mutation

A ce stade de notre réflexion, il me semble impossible de ne pas évoquer avec vous les enjeux de la mutation de la forme des médias pour les sociétés en mutation. L’évolution actuelle des technologies de la communication, grâce à la numérisation de toutes les données, textes, images, sons, transforme radicalement les médias que nous connaissions jusque là, en fait apparaître de nouveaux, et en modifie en profondeur le mode de fonctionnement et l’influence. En particulier, lorsqu’un média, quelque part dans le monde, livre une information, elle est désormais, immédiatement, accessible partout.
Du point de vue de la liberté d’expression, ces nouvelles technologies numériques sont donc une chance potentielle formidable pour les sociétés en mutation. En effet, il n’est plus possible de circonscrire l’information, de faire taire ceux qui la propagent. Tous les journalistes du monde sont aujourd’hui en réseau, c’est à dire qu’ils savent tous, en temps réel, ce qu’écrivent tous leurs confrères. Comment faire taire une voix discordante ou des questions qui dérangent, dès lors qu’elles peuvent être reprises dans l’instant par des milliers d’autres bouches ?
Cependant, au-delà de cette apparente avancée, les évolutions technologiques en cours comportent des risques pour les sociétés en mutation. Le premier risque est pour ces sociétés de se voir exclues de ces évolutions, alors qu’il est essentiel qu’elles y participent. Le développement rapide de ces technologies est en effet un enjeu majeur pour conforter les identités des pays du Sud, pour qu’elles trouvent une nouvelle vigueur sur les marchés internationaux, où elles ne subiront plus les handicaps que constituent le contrôle des réseaux de distribution par les pays du Nord.
Cependant, dans ce bouleversement programmé, l’enthousiasme des uns répond à l’inquiétude des autres. L’espoir qui accompagne le développement de la société de l’information généralisée n’a d’égal que l’angoisse qui saisit tous ceux qui craignent d’y voir à l’œuvre des processus d’exclusion ou de marginalisation. Ces deux réactions sont également justifiées l’une et l’autre. Une mutation technologique de cette ampleur a toujours des conséquences économiques, culturelles et sociales, qui peuvent être positives ou négatives, selon l’orientation politique qui leur est donnée.
Une telle révolution ne vaut que si elle est partagée par tous, si l’accès à l’information généralisée est équitable. Nous devons faire attention, à la fois à l’intérieur des communautés existantes, nationales, régionales, locales, et au sein de la communauté des nations, à ne pas voir perdurer une fracture plus radicale que toutes les autres, la fracture numérique, qui structure de nouvelles inégalités, plus dures et plus durables.
En résumé, nous ne devons pas laisser s’enraciner une séparation des hommes en deux groupes : ceux qui sont en prise sur les réseaux de communications matérielles et immatérielles rapides, et ceux qui seront longtemps encore relégués hors de ces réseaux, à l’écart du développement global.
L’universalité des échanges d’informations ne doit pas servir de masque à une marginalisation rapide de tous ceux qui n’en profiteraient pas, qu’il s’agisse de pays ou de peuples du tiers monde, aussi bien que des couches défavorisées de la population des pays développés !
D’autre part, cette évolution comporte un autre risque majeur qu’il ne faut pas masquer, celui d’une unification et d’une disparition des différences, risque qui s’appuie sur un formatage de l’information de plus en plus menaçant.
Les nouvelles technologies de communication doivent en effet permettre, dans les années qui viennent, à toutes les cultures, dans leur diversité, d’investir largement les nouveaux réseaux, en s’opposant à la colonisation de ces nouveaux espaces médiatiques par un seul discours journalistique, un seul flux d’informations, une seule langue, l’anglais, et par une seule création, celle d’une production internationale, insipide et sans saveur.
Dans ce cadre, le journalisme, des sociétés en mutations comme des sociétés occidentales, doit être un instrument de dialogue, une ouverture à autrui, un refus de l’uniformisation mondiale comme de l’exclusion de la diversité par l’imposition de valeurs univoques, apparemment universelles et qui serviraient de façade à des ambitions impériales.
Plus généralement, dans le domaine des médias, il s’agira également pour les pays du Sud de réfléchir aux conditions de l’affirmation des différences : l’indépendance par rapport aux marchés internationaux. Il n’y a pas aujourd’hui pour les pays de la taille des pays européens une authentique souveraineté culturelle sans barrière de protection et sans incitations fortes en direction des opérateurs pour qu’ils diffusent et produisent des contenus européens. C’est également la position du Canada vis à vis des Etats-Unis, et le défi qui attend l’Algérie, mais aussi le Maroc, l’Egypte et la Tunisie, pour que le Maghreb parvienne à intégrer ses productions audiovisuelles propres aux échanges internationaux.
Enfin, les nouvelles technologies posent inévitablement le problème d’une responsabilité accrue des journalistes. Il va de soi que la question de la liberté et de la responsabilité des journalistes est d’autant plus cruciale que leurs productions sont immédiatement lisibles dans le monde entier. Or ce à quoi on assiste souvent, sur beaucoup de sites Internet qui diffusent des informations, c’est à une dévalorisation de la fonction des journalistes qui sont de moins en moins formés, de moins en moins avertis des principes à la fois professionnels et déontologiques qui s’attachent à l’exercice de leur métier.
Il est donc essentiel que dans tous les pays, la formation des journalistes aux nouveaux médias soit plus largement assurée, et que les promotions des écoles de journalistes soient plus nombreuses pour répondre à ces nouveaux besoins. La société de l’information ne doit pas être la société du doute et du soupçon généralisé, parce que personne ne serait plus certain d’aucune des informations démultipliées et répétées par des milliers de sites qui les relaient aujourd’hui sans les vérifier.
Inutile de préciser que L’ISIC (Institut supérieur de l’Information et de la Communication, au Maroc), dont des représentants sont présents avec nous aujourd’hui, aura à jouer un rôle très particulier dans ce contexte de l’émergence des nouvelles technologies comme support médiatique.

CONCLUSION

Nous l’avons vu, la liberté d’expression et la liberté de l’information sont à la fois essentielles à la construction de sociétés démocratiques, et nécessairement réglées et organisées par la responsabilité individuelle de chaque publication et de chaque journaliste, qui doit être formé à cette fonction : ainsi que je le disais à Yaoundé, le journaliste doit n’être ni un griot servile, ni un détracteur stérile.
Du point de vue de la fonction d’ambassadeur qu’occupe de façon naturelle les médias locaux, les années qui viennent doivent permettre aux pays du Sud d’ouvrir l’audiovisuel classique, pour donner un nouvel élan à la production d’œuvres capables d’incarner l’héritage culturel, en particulier du Maghreb. Nous connaissons tous des cinéastes, réalisateurs et auteurs de grand talent qui sont capables de donner à cette volonté clairement exprimée une traduction concrète. En faisant confiance à la liberté de ses journalistes, les sociétés en mutation prendront une part croissante aux nouveaux flux d’information qui structurent l’espace médiatique international.
Dans ce contexte, il est important que le passage de ces pays à la société de l’information puisse se faire très rapidement, par un soutien délibéré au développement de la téléphonie, de la création de sites Internet, et de l’utilisation des nouveaux réseaux numériques, qui donneront de nouveaux moyens de rayonnement et d’expression aux journalistes et à leurs créateurs, non seulement au sein de leur pays, mais aussi dans le reste du monde.
Enfin, nous, médias occidentaux, ne devons pas éluder notre responsabilité : ne pas se laisser prendre aux fausses valeurs des discours idéologiques dominants, et ouvrir largement notre esprit à la diversité humaine, pour que la vérité des faits et la multiplicité des paroles puissent trouver leur expression.


(1) Président de l’Union internationale de la Presse Francophone, Président de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille,Ancien président du conseil supérieur de l’audiovisuel, des chaînes publiques RFI, TF1, France 2, France 3 et de Canal Horizons.

Hervé Bourges (1)

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