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03/02/2006
Dossier : les aspects positifs de… l’identité française

(MFI) La polémique sur la mémoire coloniale a dépassé, en France, son cadre initial. Pour devenir un débat sur l’identité française et sur la capacité des Français à donner leur place aux jeunes d’origine immigrée.

On s’en souviendra comme du défunt deuxième alinéa. Il s’agit bien sûr du bref passage de la loi (destinée aux rapatriés d’Algérie) du 23 février 2005, faisant mention dans son article 4 des « aspects positifs de la présence française outre-mer ». Le débat autour de ce texte a conduit Jacques Chirac à demander sa suppression, grâce à une saisie du Conseil constitutionnel. Il devenait en effet urgent de clore une polémique qui avait pris une ampleur extraordinaire : en quelques semaines, depuis la fin de l’année dernière, s’étaient multipliées les prises de position, les tribunes libres et autres pétitions protestant notamment contre l’idée que l’Etat pouvait « dire comment enseigner l’histoire ». L’extraordinaire fortune de ce texte, interprété bientôt comme un chant à la gloire de la colonisation (ce qu’il n’était pas formellement), est en tous points intéressante car elle a soulevé bien d’autres questions.
On a ainsi vérifié que l’histoire, ou une certaine lecture de l’histoire, restait un enjeu du présent : en ont témoigné la vigoureuse réaction contre ce texte du président algérien Bouteflika (en pleine phase de concorde politique avec l’ancien colonisateur) ; ou l’agitation survenue aux Antilles, qui conduisit à annuler une visite du ministre français de l’intérieur, Nicolas Sarkozy. Le débat sur la « colonisation » entrait ainsi en résonance avec d’autres sujets sensibles : celui de l’immigration, avec la mise en place d’un nouveau dispositif de lutte contre les clandestins ; celui de la mémoire de l’esclavage, au moment où le comité pour la mémoire de l’esclavage rendait ses conclusions (1) ; celui enfin de l’agitation dans les banlieues, en novembre 2005, qui reposait la question du modèle d’intégration à la française. Les commentaires, comme on pouvait s’y attendre, ont mélangé le tout.

Liberté d’expression… et fierté nationale

On notera qu’au moment où les historiens protestaient contre la loi de février 2005, ils faisaient bloc derrière l’un de leurs collègues, Olivier Pétré-Grenouilleau, traîné en procès sous l’accusation de « révisionnisme » par un Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais. Le tort principal de ce spécialiste de l’histoire des traites négrières aurait été d’avoir émis des doutes sur la qualification de la Traite comme « crime contre l’humanité », après l’adoption d’une loi (la loi Taubira, initiée par la députée guyanaise) de 2001. Il signalait notamment qu’à son sens la Traite n’était pas assimilable à la Shoah, n’ayant jamais revêtu le caractère d’un génocide. L’inquiétude des historiens était claire : les initiatives législatives, depuis ce qu’on a appelé la loi Gayssot condamnant en 1990 le négationnisme, risquent d’enserrer l’exercice de la recherche dans un corset réglementaire qui menace, plus largement, la liberté d’expression. Les politiques ont tenté de se justifier en faisant la distinction entre les « actes mémoriels » de l’Etat (reconnaissance, contrition et institution de symboles) et l’expression d’opinions sur l’histoire. Mais de fait la frontière était devenue des plus minces.
L’agitation a un autre enjeu, qui explique son ampleur : c’est la question même de l’identité française et de sa définition qui est posée. Cet enjeu est net lorsqu’on aborde la question de l’intégration des jeunes immigrés : en se constituant en collectifs, tel depuis novembre 2005 le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), – destiné à lutter contre la « discrimination ethno-raciale » –, les communautés immigrées revendiquent non seulement leur juste part dans la collectivité, mais aussi une reconnaissance culturelle et identitaire qui inquiète. On évoque alors le risque de communautarisme, vu comme une négation du « modèle » républicain français, fondamentalement assimilationniste. Deux types de réactions sont alors à enregistrer : on a celle d’une philosophe réputée, Elisabeth Badinter, ardente défenseuse de la laïcité française (et défenseuse de la cause des femmes face, notamment, à la polygamie), qui rejette l’idée d’une France « multiculturelle », conçue comme la simple juxtaposition d’identités. Ou celle encore d’un historien, Max Gallo, qui dénonce la tendance actuelle des Français (de souche ou d’ailleurs…) à évacuer toute fierté historique : qu’il s’agisse de répudier la colonisation ou de jeter un voile sur les gloires passées, tel Napoléon (2). L’argumentation entendue ici n’est pas dénuée de sens : un pays qui vit une profonde crise de confiance serait peu apte à proposer un avenir collectif à ses différentes composantes. A quoi d’autres répondront : la crise est peut-être un moment nécessaire à la reconstruction de l’identité.

Thierry Perret


(1) Quelques jours après, Jacques Chirac annonçait sa décision d’instituer une journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage, conformément aux recommandations d’un Comité ad hoc composé d’intellectuels et d’historiens.
(2) Max Gallo a été également la cible des associations militantes antillaises pour ses déclarations sur Napoléon (dont il est l’historien) : il déclarait ainsi en 2004 « ne pas savoir si le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte est un crime contre l’humanité ».

Quelques pièces du dossier sur colonisation, histoire et identité

Vive la colonisation (1) !

(MFI) Le 21 décembre 2005, sur un site tunisien (Réveiltunisien.org), on pouvait lire une libre opinion, signée Kamel Chaabouni, ainsi rédigée (extraits) :


« Il est significatif mais combien impudique de la part de celui qui a commencé par attaquer la loi du 23 février 2005 sur les aspects positifs de la colonisation, le président algérien Boutaflika, qu’il se fasse soigner depuis des semaines en France dans les meilleurs hôpitaux de l’ex-puissance coloniale, ne faisant pas confiance de la sorte ni aux hôpitaux ni aux médecins de son Algérie indépendante (…)
« Je n’ai nullement le droit de parler de l’Algérie, encore moins de servir des leçons à notre voisine n’étant ni Algérien ni spécialiste de ce pays… Je peux toutefois apprécier à sa juste mesure la présence française en Tunisie de 1881 à 1956 d’après mes lectures, les réalisations immobilières françaises encore visibles sur le territoire tunisien, qui malheureusement disparaissent lentement, mais aussi d’après le témoignage de mes parents et de mes grands-parents et toute la génération de tunisiens que j’ai côtoyés et qui ont vécu le plus clair de leur jeunesse sous le protectorat français. Je peux affirmer que je n’ai jamais lu, entendu parler ou eu écho d’aspects négatifs, d’exactions, d’injustice flagrante, mis à part le « tiers colonial » soulte réservée aux fonctionnaires français et aux tunisiens naturalisés, seule injustice qu’évoquait mon père, instituteur de son état de 1924 à 1966. Injustice réparable à l’époque par la naturalisation rendue possible et très accessible pour les Tunisiens en vertu du décret français de 1923.
Mes parents et mes grands-parents (…) n’ont jamais eu leurs terres ou leurs commerces confisqués… n’ont jamais évoqué une quelconque injustice majeure de la part des Français. Tout au contraire ils n’ont évoqué que des aspects positifs de la colonisation, et regrettaient amèrement le départ de la France de notre pays, au vu du régime de fausse indépendance, de dictature, d’absence de toute liberté politique, de violation des droits de l’homme, d’injustice, de corruption instauré par Bourguiba et poursuivi en pire par Ben Ali et leurs serviteurs (…) »


Vive la colonisation (2)

D’après le Nouvel Observateur du 24 janvier 2006, six personnes sur dix en France « estiment que la mention du rôle positif de la colonisation française doit effectivement figurer dans les programmes scolaires », selon un sondage. « Alors que la polémique sur les aspects positifs de la colonisation a entraîné la création d’une mission sur le sujet, 33 % des personnes interrogées sont opposées à ce que les programmes scolaires les reconnaissent, soit une hausse de quatre points par rapport à décembre. Sept pour cent ne se prononcent pas… Quarante pour cent des Français y sont plutôt favorables et 20 % tout à fait favorables, en particulier les sympathisants de droite (70 %) et 53 % des sympathisants de gauche. Par contre, 43 % des sympathisants de gauche sont opposés à ce principe et 27 % des sympathisants de droite. »

Oui, l’histoire de la colonisation est pleine de sang et de cruauté. Mais il n’y a pas de « nations saintes et pures »

(extrait d’une tribune libre de l’écrivain Max Gallo, publiée dans le Figaro du 30 novembre 2005, sous le titre : Colonisation : la tentation de la pénitence)

« … On ne peut laisser traiter de la colonisation en termes simplistes. Et le discours sur la colonisation doit tenir compte de (…) réalités historiques complexes. Les Algériens évoquent – en des termes inacceptables d’ailleurs – les massacres de Sétif, en 1945. Les Oranais se souviennent de leurs concitoyens « disparus » par centaines en 1962. Il ne s’agit pas d’établir une équivalence, une comptabilité sinistre, mais de saisir qu’il faut prendre en compte toutes les réalités. Le bagne de Poulo Condor en Indochine et l’institut Pasteur de Saigon... Le travail forcé imposé par le colon et l’interdiction de l’esclavage... La destruction de la culture indigène et l’école française – laïque ou missionnaire – s’ouvrant au monde... Le statut inférieur de l’indigène et la promotion des meilleurs, la constitution d’une élite (Senghor en est le modèle)... On ne pèse pas les uns et les autres, le positif et le négatif – manière absurde de comprendre l’histoire. On montre que les fils sont intriqués, tressés. Qu’il faut tout dire.
Cela dit, qui tente d’indiquer que la complexité est au coeur du sujet ? Il faut rappeler que la colonisation a toujours été une entreprise de conquête militaire, suscitant donc des résistances et entraînant la répression, d’autant plus qu’elle s’exerçait contre des peuples souvent jugés inférieurs. Et toujours faibles. Car que vaut la sagaie face à la mitrailleuse ? Le fusil à un coup contre le canon ? La conquête a donc réussi, mais la résistance n’a jamais cessé, et aucune colonie n’a été totalement pacifiée. Le feu éteint là, il reprenait ailleurs : insurrection algérienne en 1870, guerre du Rif au Maroc dans les années vingt, attaque de garnisons en Indochine, dans les années trente et, partout, des crimes qui sont la revanche du faible et de l’humilié. Charles de Foucault a été assassiné par des Touaregs. Et l’une des premières victimes, en novembre 1954, de l’insurrection algérienne, a été un couple d’instituteurs de 20 ans, jeunes mariés – les Monnerot – allant prendre leur poste dans une école des Aurès. Comprendre, cela suppose ne rien cacher. Ni des villes construites ni des mechtas brûlées.

« L’histoire des rapports des peuples entre eux est une alchimie complexe »

On a le droit et même le devoir de se placer au niveau des principes universels, et de décréter que la colonisation, parce qu’elle est conquête, est une entreprise criminelle. Mais c’est faire fi de la réalité historique. Oui, l’histoire de la colonisation est pleine de sang et de cruauté. Mais il n’y a pas de « nations saintes et pures ». Et je ne sache pas que, leur indépendance acquise, les nouvelles nations, nées de la colonisation, aient connu une histoire paisible. Les plus de 100 000 morts de la guerre entre l’État algérien et les islamistes répondent. Et n’évoquons pas l’Afrique subsaharienne... L’histoire est violence. Et la seule manière de tenter de la maîtriser, c’est d’abord de l’écrire en respectant les faits, tous les faits.
L’histoire du rapport des peuples qui se sont combattus et mêlés est une alchimie complexe. Elle peut être une source vivifiante ou au contraire un poison qui avive les tensions. Car l’histoire est toujours en prise avec l’avenir. À opposer comme des catégories d’aujourd’hui indigènes et anciens colonisateurs, on ranime les frustrations, les humiliations, et les haines. On traîne la France au banc des accusés. Comment aimerait-on cette cruelle ? Il faut méditer Camus : « Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle ».

M.G./Le Figaro


Un regard africain sur la colonisation
La France et l’Afrique : décoloniser sans s’auto-décoloniser, par Achille Mbembe

(MFI) Extraits d’un article de l’intellectuel camerounais, professeur de sciences politiques et d’histoire à l’Université de Witvatersrand de Johannesburg, paru dans le journal Le Messager, du Cameroun, le 27 septembre 2005.


Aujourd’hui, la tentation chez beaucoup, en France, est de réécrire l’histoire de la colonisation en faisant une histoire de la « pacification », de la « mise en valeur de territoires vacants et sans maîtres », de la « diffusion de l’enseignement », de « fondation d’une médecine moderne », de la « création d’institutions administratives et juridiques », de la mise en place d’infrastructures routières et ferroviaires. L’on retrouve, dans cet argument, tous les ingrédients du vieux paradigme de la colonisation comme entreprise humanitaire et de modernisation de vieilles sociétés primitives et agonisantes qui, laissées à elles-mêmes, auraient fini par se suicider.
(…) La médiocrité des performances économiques coloniales est aujourd’hui largement admise. Après s’être longtemps appuyée sur les sociétés concessionnaires dont personne de sérieux ne nie aujourd’hui la brutalité et les méthodes de prédation, la France vécut longtemps dans l’illusion qu’elle pouvait bâtir son Empire à peu de frais. Elle avait, dès 1900, rejeté l’idée de programmes d’investissement dans les territoires coloniaux qui auraient bénéficié de fonds métropolitains et qui auraient fait un usage intensif des ressources africaines.
Le concept, surtout à partir des années vingt, était que chaque territoire colonial devait subvenir à ses propres dépenses. En d’autres termes, les colonisés devaient financer eux-mêmes leur propre servitude. Et c’est ce en quoi consista, pour une très large part, l’idéologie de la « mise en valeur des colonies ». Ce n’est qu’après 1945 que l’idée d’un colonialisme développemental se fit jour - et encore ne s’agissait-il que d’une économie d’extraction, fragmentée et opérant sur des marchés captifs à partir d’enclaves plus ou moins disjointes.
Ce projet fut vite abandonné pour au moins deux raisons : et d’abord lorsqu’il s’avéra qu’il serait coûteux ; d’autre part lorsqu’on se rendit compte du fait que la logique impériale était intenable parce qu’elle tendait, à long terme, à faire des indigènes des citoyens à part entière de la république.

Papiers ! Papiers !

C’est ce refus de faire des indigènes des citoyens à part entière (et donc de bâtir une nation véritablement multi-raciale) que l’on retrouve dans les pratiques actuelles concernant l’immigration.
Au cours des vingt dernières années, la France a décuplé ses efforts visant à contrôler les flux migratoires en provenance de l’Afrique. Cet effort s’est traduit par la multiplication, par l’État, de structures parallèles destinées à pratiquer un droit fondé sur la discrimination entre citoyens et étrangers. Cet effort s’appuie également sur la montée de divers types de populismes et une logique de stigmatisation, de mise à l’écart des étrangers et d’enfermement des migrants.
En Afrique francophone, deux aspects de cette politique ont particulièrement frappé l’imagination et contribué à la détérioration de l’image de la France : la politique des visas et la politique des charters (mesures d’éloignement). Ces deux politiques revêtent, plus que les autres (réforme du code de la nationalité) un caractère raciste.
Le plus grave, c’est désormais la « chasse aux jeunes » et la déstructuration des familles. Pour faire du chiffre, le gouvernement expulse de plus en plus de familles et des jeunes que la police vient attendre à la sortie des lycées. Lorsqu’il le faut, elle n’hésite pas à utiliser des gamins comme interprètes.
Ces pratiques sont de plus banalisées en France. Après la plantation sous l’esclavage, puis la colonie aux dix-neuvième et vingtième siècles, le pays est en passe de se transformer en un immense laboratoire d’expérimentation de logique de répression, d’enfermement et de mise à l’écart d’humains jugés indésirables et qui se trouvent être de race noire. Par la voie d’une coopération asymétrique, la France cherche, d’autre part, à imposer aux pays africains la sous-traitance des opérations de traque et d’enfermement des migrants et exilés.

A.M./Le Messager


Contre l’étroitesse identitaire :

Quand deux écrivains martiniquais écrivent à Nicolas Sarkozy


M. le Ministre de l’Intérieur,
La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette interminable douleur est un maître précieux : elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent, au coeur des dominés, la palpitation d’où monte toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus avides.
Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir. La grandeur d’une Nation ne tient pas à sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des garants de sa liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées de générosité et de solidarité sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un avenir vraiment commun à tous les peuples, puissants ou non. Il n’est pas concevable qu’une telle Nation ait proposé par une loi (ou imposé) des orientations d’enseignement dans ses établissements scolaires, comme aurait fait le premier régime autoritaire venu, et que ces orientations visent tout simplement à masquer ses responsabilités dans une entreprise (la colonisation) qui lui a profité en tout, et qui est de toutes manières irrévocablement condamnable.
Les problèmes des immigrations sont mondiaux : les pays pauvres, d’où viennent les immigrants, sont de plus en plus pauvres, et les pays riches, qui accueillaient ces immigrants, qui parfois organisaient leur venue pour les besoins de leurs marchés du travail et, disons-le, en pratiquaient comme une sorte de traite, atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de saturation et s’orientent maintenant vers une traite sélective. Mais les richesses créées par ces exploitations ont généré un peu partout d’infinies pauvretés, lesquelles suscitent alors de nouveaux flux humains : le monde est un ensemble où l’abondance et le manque ne peuvent plus s’ignorer, surtout si l’une provient de l’autre. Les solutions proposées ne sont donc pas à la hauteur de la situation. Une politique d’intégration (en France) ou une politique communautariste (en Angleterre), voilà les deux orientations générales qu’adoptent les gouvernements intéressés. Mais dans les deux cas, les communautés d’immigrants, abandonnées sans ressources dans des ghettos invivables, ne disposent d’aucun moyen réel de participer à la vie de leur pays d’accueil, et ne peuvent participer de leurs cultures d’origine que de manière tronquée, méfiante, passive : ces cultures deviennent en certains cas des cultures du retirement. Aucun des choix gouvernementaux ne propose une véritable politique de la Relation : l’acceptation franche des différences, sans que la différence de l’immigrant soit à porter au compte d’un communautarisme quelconque ; la mise en oeuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers, sans que cela entraîne une partition d’un nouveau genre ; la reconnaissance d’une interpénétration des cultures, sans qu’il y aille d’une dilution ou d’une déperdition des diverses populations ainsi mises en contact : réussir à se situer dans ces points d’équilibre serait vivre réellement l’une des beautés du monde, sans pour autant perdre de vue les paysages de ses horreurs.
Si chaque nation n’est pas habitée de ces principes essentiels, les nominations exemplaires sur la base d’une apparence physique, les discriminations vertueuses, les quotas déculpabilisants, les financements de cultes par une laïcité forcée d’aller plus loin, et toutes les aides versées aux humanités du Sud encore victimes des vieilles dominations, ne font qu’effleurer le monde sans pour autant s’y confronter. Ces mesures laissent d’ailleurs fleurir autour d’elles les charters quotidiens, les centres de rétention, les primes aux raideurs policières, les scores triomphants des expulsions annuelles : autant de réponses théâtrales à des menaces que l’on s’invente ou que l’on agite comme des épouvantails, autant d’échecs d’une démarche restée insensible au réel.(…)
Les Républiques « unes et indivisibles » doivent laisser la place aux entités complexes des Républiques unies qui sont à même de pouvoir vivre le monde dans ses diversités. Nous croyons à un pacte républicain, comme à un pacte mondial, où des nations naturelles (des nations encore sans État comme la nôtre) pourront placer leur voix, et exprimer leur souveraineté. Aucune mémoire ne peut endiguer seule les retours de la barbarie : la mémoire de la Shoah a besoin de celle de l’esclavage, comme de toutes les autres, et la pensée qui s’y dérobe insulte la pensée. (…)
Les identités sont ouvertes, et fluides, et s’épanouissent par leur capacité à se « changer en échangeant » dans l’énergie du monde. Mille immigrations clandestines, mille mariages arrangés, mille regroupements familiaux factices, ne sauraient décourager la juste posture, accueillante et ouverte. Aucune crainte terroriste ne saurait incliner à l’abandon des principes du respect de la vie privée et de la liberté individuelle. Dans une caméra de surveillance, il y a plus d’aveuglement que d’intelligence politique, plus de menace à terme que de générosité sociale ou humaine, plus de régression inévitable que de progrès réel vers la sécurité.

Edouard Glissant
Patrick Chamoiseau



Quid : Le Comité pour la mémoire de l’esclavage

Le Comité pour la mémoire de l’esclavage, présidé par l’écrivain Maryse Condé, a été institué par le décret du 5 janvier 2004, en application de la loi du 10 mai 2001, qualifiant l’esclavage et la traite négrière de crime contre l’humanité. Dans son premier rapport remis au Premier ministre le 12 avril 2005, le comité dresse un constat précis : mémoires fragmentées et territorialisées, insuffisance des manuels scolaires et de la recherche, manque de lieux publics pour se documenter et s’informer sur la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions. Et il formule des propositions détaillées : le choix du 10 mai comme date officielle de commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage, des actions dans le domaine de l’enseignement, de la recherche et de la culture.
« Leur but est de contribuer à faire sortir ces questions du ghetto où elles ont été trop longtemps reléguées et de les faire entrer dans la mémoire nationale, au même titre que d’autres drames majeurs de l’histoire récente ».



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