(MFI) Près de quarante ans après les accords d’Evian qui ont ouvert la voie à l’indépendance algérienne, la France revient sur son histoire. Ce que l’on appelait pudiquement à l’époque les événements d’Algérie, cette guerre qui ne disait pas son nom fait désormais l’objet d’un débat public. En question, la pratique de la torture, sa reconnaissance, sa condamnation et l’interrogation sur l’opportunité d’une repentance.
Longtemps, « ce passé qui ne passe pas » semblait enfoui au plus profond de la mémoire collective hexagonale, sinon tabou, du moins trop douloureux pour être évoqué publiquement. Depuis quelques semaines, la France se livre de manière aussi soudaine qu’inattendue à une brutale plongée dans les oubliettes de son histoire. A l’origine de cette introspection, des témoignages de victimes et d’acteurs, venus successivement apporter leur pierre à la connaissance de la vérité.
Tout a commencé avec la publication par le quotidien Le Monde d’un long récit très circonstancié d’une ancienne militante du FLN, Louisette Ighilahriz, torturée plusieurs semaines à l’automne 1957 avant d’être arrachée à ses geôliers par un médecin militaire français dont elle recherchait depuis vainement la trace. Son témoignage mettait directement en cause les généraux Massu et Bigeard, qui réagirent alors de manière radicalement différente. Alors que le second niait les faits en bloc, le premier confirmait la réalité de la torture pour la regretter. Le vainqueur de la bataille d’Alger allait jusqu'à affirmer : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s’en passer. Quand je repense à l’Algérie, cela me désole, car cela faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses autrement ». Et de poursuivre quelques semaines plus tard : « si la France reconnaissait et condamnait ces pratiques, je prendrais cela pour une avancée ».
Reconnaître et condamner : un autre quotidien français, le journal communiste l’Humanité, se fait depuis plusieurs semaines le porte-parole de cette revendication. La publication dans ses colonnes d’une pétition d’intellectuels invitant les deux têtes de l’exécutif à « condamner ces pratiques par une déclaration publique » a largement contribué au débat. Les signataires invoquaient ce « devoir de mémoire auquel la France se dit justement attachée ». A cet appel, Jacques Chirac n’a pour l’instant pas répondu. Ses proches le disent ouvert à une réflexion et annoncent une initiative de sa part dans les prochaines semaines. Lionel Jospin s’est pour sa part prononcé en faveur « de ce travail de vérité qui, devait-il expliquer, n’affaiblit pas la communauté nationale. Au contraire, il la renforce en lui permettant de mieux tirer les leçons de son passé, pour construire son avenir ».
La vérité, pas la repentance
Des généraux racontent ce que fut la face noire de leur métier de militaires. Les élus s’interrogent sur la traduction politique que doit prendre ce travail de mémoire. Face à l’exigence de vérité que tous reconnaissent, leurs atermoiements et interrogations viennent rappeler que pour beaucoup, cette histoire demeure trop récente pour être examinée avec une totale impartialité. A l’exception du parti communiste qui exige la constitution d’une commission d’enquête parlementaire, toutes les formations politiques brillent surtout par leur extrême prudence dans le débat.
Les principales réticences se focalisent sur la question de la repentance, rapidement exclue par la plupart des parlementaires. « La France n’est pas un pays qui doit pratiquer perpétuellement l’humiliation et la repentance », a ainsi lancé Valéry Giscard d’Estaing sur Radio France Internationale, qui préfère dans un travail de mémoire « retrouver l’ensemble des actions qui ont été commises de part et d’autre ». Et de conclure : « les repentances sont singulièrement unilatérales ».
Pourquoi la France serait-elle la seule à accomplir ce devoir de mémoire ? Cette critique revient en filigrane dans la plupart des réserves de la classe politique. Nombreux sont ceux qui mettent en avant la nature du régime algérien actuel, les atrocités commises autrefois par l’autre camp, la barbarie du FLN sur la communauté européenne alors installée en Algérie, à l’encontre aussi des harkis exécutés par milliers après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, au mépris des termes de l’accord de paix. D’autres invoquent la déchirure du départ, toujours vivace parmi les pieds-noirs, cette volonté de ne pas rouvrir certaines plaies imparfaitement cicatrisées. Certains insistent aussi sur la souffrance des anciens combattants, cette obligation de pas pratiquer une forme d’amalgame qui consisterait à imputer à une génération d’appelés et à la hiérarchie militaire une responsabilité qui incombait d’abord aux gouvernants de l’époque, au pouvoir politique qui connaissait et cautionnait la réalités de la torture.
A ces réserves, Lionel Jospin a répondu en excluant toute idée de repentance : « Ce n’est pas un problème dont la France puisse s’accuser globalement. La torture en Algérie, les exactions qui ont pu avoir lieu à l’occasion de ce conflit ne relèvent pas à mon avis d’un acte de repentance collective ». Le Premier ministre oppose une fin de non recevoir à la création d’une commission d’enquête parlementaire réclamée par ses alliés communistes. Il exclut aussi la création d’une commission d’historiens du type de celle qui avait été confiée à Jean Mattéoli sur la spoliation des Juifs sous l’Occupation.
C’est pourtant aux historiens qu’il confie le travail de recherche de la vérité. Pour aider à ce travail scientifique, le gouvernement se dit prêt à favoriser l’accès aux archives. Des milliers de cartons sont entreposés au service historique de l’armée de terre au château de Vincennes. Dans la pratique, et passées les déclarations d’intention, leur mise sur la place publique pose toute une série de difficultés. Ces documents contiennent le nom de personnes vivantes dont le dévoilement pourrait entraîner une kyrielle de procès pour violation de la vie privée. Sans compter les risques d’incident diplomatique avec Alger si certains documents, mis sur la place publique, étaient utilisés dans le jeu politique algérien. L’ouverture des archives n’aurait en revanche pas d’incidence directe sur le terrain judiciaire, les faits datant de la guerre d’Algérie bénéficiant d’une mesure d’amnistie décidée en décembre 1964. La requalification des faits comme « crimes contre l’humanité » apparaît impossible.
L’opinion serait pour sa part plus exigeante à cette égard. Une récente enquête d’opinion traduit une nette inflexion du jugement des personnes interrogées. 60 % des sondés reconnaissent l’usage de la torture, 58 % le condamnent et 47 % souhaiteraient que l’on puisse engager des poursuites judiciaires contre les officiers impliqués dans de tels actes. Une sévérité qui s’accompagne d’une relative sérénité, mais aussi d’une distanciation. Il y a dix ans, les Français considéraient dans leur majorité (à 52 %) que la guerre d’Algérie avait été l’événement le plus important depuis la seconde guerre mondiale. Ils ne sont plus aujourd’hui que 39 % à porter un tel regard sur cette période. La majorité est encore plus nette, 59 % lorsqu’il s’agit de conclure que tout compte fait, l’indépendance de l’Algérie a été une bonne chose pour la France.
Geneviève Goëtzinger