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28/02/2002
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Le griot et le prince : ce qui a changé…
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(MFI) Le 27 février 2000, date de l'élection présidentielle qui a vu la victoire d'Abdoulaye Wade, a peut-être tourné une page pour les griots du Sénégal. Ceux-ci n'avaient cessé, en effet, pendant l'ère socialiste, de conserver une place de choix dans le système politique. Réussissant ainsi à prolonger ce qui avait été leur rôle ancien.
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Certains des candidats aux dernières présidentielles avaient naturellement fait appel à des spécialistes en communication politique. Abdou Diouf, le sortant, avait loué les services de Jacques Séguéla, ancien conseiller en communication de François Mitterrand, tandis que Abdoulaye Wade s'est entouré d'un jeune Sénégalais, docteur en communication. Mais ces experts modernes étaient en concurrence directe avec les fameux griots, également spécialistes en communication en tant que maîtres incontestés de la parole.
Pour comprendre leur rôle actuel, il faut réinterroger l'histoire du Sénégal. Les souverains wolof se sont toujours entourés de griots dépositaires de la mémoire collective indispensable au maintien de la cohésion sociale. Le griot conseille le Roi, dit le droit et informe les populations. Une grande complicité le lie au souverain tant il partage l'intimité de ce dernier qui ne peut se passer de ses services pour administrer son royaume conformément à la tradition wolof. Lui seul, maître de la parole, connaît par cœur le droit coutumier tel que légué par les ancêtres puisqu'il enregistre tous les faits dignes de passer à la postérité. En cas de litige, il suffit au souverain de s'en référer à son arbitrage. En outre, il est le porte-parole du Roi. C'est ce statut qui lui confère autant d'importance dans la société wolof traditionnelle. Aujourd'hui encore, cette importance demeure d'actualité.
Le griot politique contemporain
Comme ses ancêtres, le griot actuel est bien présent dans la sphère politique de son pays. Généralement, on le rencontre dans les meetings politiques où il est chargé, entre autres, des discours de bienvenue. En véritable spécialiste de la communication orale, il bat campagne dans tout le pays. Son discours est une véritable mise en scène politique ponctuée d'histoires drôles. Il est d'une grande utilité au pouvoir politique comme à la population : pour s'en convaincre, il suffit de se référer aux années Abdou Diouf (1981-2000), marquées par de multiples crises politiques. En effet, le PS s'est plus qu'illustré dans le recours au griot pour reconquérir une légitimité constamment contestée.
Pour plus d'efficacité en communication politique, les griots se sont même organisés en structures aujourd'hui reconnues officiellement. La plus importante au Sénégal est l'Association des Communicateurs Traditionnels. Sous Diouf, l'une d'entre elles, le Comité National des Griots pour le Soutien de l'Action du Président Abdou Diouf, Conagrisapad, a occupé l'espace audiovisuel national à un point tel que les vrais journalistes semblaient quasiment relégués au second plan… Car c'est en partie dans le discours médiatisé du griot que les citoyens puisent pour se faire une idée sur tel ou tel candidat. Même s'il arrive que sa parole soit mise en doute, il n'en demeure pas moins que pour beaucoup de personnes âgées, attachées à la tradition, la pertinence de son discours reste d'actualité car il représente toujours, à leurs yeux, le gardien de la mémoire collective et de la tradition. Et c'est à travers le prisme de celle-ci qu'une bonne partie des citoyens votants continue d'appréhender le monde en général et le pouvoir politique en particulier.
Des enjeux matériels importants
Ainsi donc, en replaçant son discours dans un système de représentations propre à la société wolof, le griot rend accessible le modèle d'organisation politique importé, en même temps qu'il offre des clefs d'appréciation d'un candidat quelconque. A cela s'ajoute son emploi du wolof, contrairement aux politiques qui utilisent la plupart du temps une langue officielle qui n'est comprise que par 30% des Sénégalais. Soulignons, au passage, que ce réinvestissement du champ politique est sous-tendu par des soubassements fortement intéressés. En effet, les hommes politiques versent des sommes considérables à leurs griots pour s'attacher leur fidélité. A titre d'exemple, rappelons qu'à l'occasion des élections législatives de mai 1998, le PS a débloqué 100 millions de FCFA pour financer les activités des griots politiques…
Après l'alternance historique survenue le 19 mars 2000 au Sénégal, le rôle du griot dans le champ politique pourrait s'avérer fortement affaibli, à la fois par l'avènement d'un nouveau mode de construction des préférences, marqué par l'individualisation des choix électoraux, et par l'exercice d'une citoyenneté moderne et démocratique affranchie du passé. Ceci, dans l'idéal. Il reste à observer comment le griotisme politique, dont les racines sont profondes, survivra à la démocratie et surtout, si c'est le cas, sous quel mode il pourrait se restructurer.
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Sandrine Lemare
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