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25/10/2002
Côte d’Ivoire : autopsie d’une crise

(MFI)Depuis 3 ans, depuis le coup d’Etat du général Robert Gueï, la Côte d’Ivoire connaît une instabilité chronique qui menace désormais de fragiliser l’ensemble de l’Afrique de l’ouest. Mais la crise ivoirienne n’était-elle pas en gestation depuis bien plus longtemps ?

Considérée naguère comme un exemple et un facteur de stabilité en Afrique, la Côte d’Ivoire est aujourd’hui devenue le maillon faible de l’Afrique de l’ouest, étant confrontée à un risque majeur de division ethnico-religieuse qui a des répercussions pour les pays voisins et menace de déstabilisation un espace régional déjà fragilisé par les conflits du Liberia et de Sierra-Leone. Cette évolution est à bien des égards paradoxale, si l’on rappelle que l’ obsession du fondateur de la Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, était précisément la construction et la préservation d’une unité nationale dans un pays à la configuration socio-ethnique très peu homogène. Sous l’égide du parti unique, et en tirant parti de la prospérité économique, Houphouët-Boigny avait bâti un régime autoritaire qui semblait assurer un équilibre entre les composantes ethniques et religieuses notamment.

Les observateurs avaient depuis longtemps, toutefois, souligné les carences de ce modèle ivoirien. D’une part le « mirage » ivoirien n’a cessé d’attirer depuis l’indépendance des vagues d’immigration sur son sol et cette présence étrangère massive ne pouvait que devenir un facteur de difficultés avec le reflux économique. Ceci alors que l’équilibre social était largement fondé sur un système de prébendes et de clientélisme à grande échelle, directement lié à la capacité du régime à assurer la distribution des ressources et du pouvoir. D’autre part, il a souvent été noté que la Côte d’Ivoire fonctionnait sur un modèle centralisé à l’extrême, où le chef de l’Etat restait la clé de voûte de toute vie politique. On a pu dire que Félix Houphouët-Boigny avait fait le « vide » autour de lui, la classe politique et son dynamisme se résumant à une capacité de positionnement clientéliste. Avec sa disparition, tout un système devenait caduc, l’élite ne sachant que reproduire de vieilles habitudes d’enrichissement facile, tout en montrant son faible degré de culture politique.

Un rendez-vous manqué

La décomposition du modèle « houphouëtiste » a probablement été plus rapide que prévu. Alors que le président Houphouët-Boigny s’était vigoureusement opposé à toute contamination de la Côte d’Ivoire par le mouvement de démocratisation observé dans les années 90 sur tout le continent (tout en concédant le multipartisme en 1990), dès l’accession au pouvoir d’Henri Konan Bédié la crise de légitimité était criante. Ayant dû affronter aux premières heures de la succession le Premier ministre d’Houphouët, Alassane Ouattara, l’ancien président de l’Assemblée nationale eut dès lors pour principal objectif de sa stratégie politique la marginalisation de cet adversaire.

Or Alassane Ouattara est devenu très vite le porte-parole et le point de ralliement symbolique de toute une communauté qui s’est sentie menacée par le nouveau pouvoir : celle constituée par les originaires du Nord de la Côte d’Ivoire (majoritairement musulman) dont l’appartenance à la communauté nationale a pu être mise en question en même temps que se construisait un discours nouveau, celui de l’ « ivoirité », visant à exclure de la citoyenneté tous les étrangers de plus ou moins fraîche date. L’amalgame entre « nordistes » et étrangers a été rapide, il a été favorisé par un régime surtout soucieux de tourner la majorité électorale à son profit. Il a été utilisé également par Alassane Ouattara et les hommes politiques l’ayant rallié, qui réussissaient ainsi à constituer un large front d’exclus. Au nom de ce combat avant tout politique, les voies de l’expression démocratique ne pouvaient être que restreintes, tandis que la prospérité économique poursuivait son reflux : les années Bédié ont été une longue fermentation de revendications multiples (notamment d’ordre social) et le coup d’Etat de décembre 1999 est intervenu dans ce contexte déjà explosif.

Celui-ci fut singulier. Il a été surtout marqué par des déprédations matérielles et n’eut rien de sanglant. Accueilli avec enthousiasme, il a semblé ouvrir la voie d’une transition réussie. Une brève concorde politique l’a salué. Mais ce fut un rendez-vous manqué, dont la responsabilité revient en grande partie au général Gueï, dès lors qu’il renonçait à sa position d’arbitre pour afficher des ambitions personnelles. Cet échec a aussi montré la profondeur des divisions entre Ivoiriens, et on rappellera qu’avant de se rallier à son tour au manichéisme de l’ « ivoirité », Robert Gueï fut soumis à d’intenses pressions de la classe politique, dont il s’est révélé finalement l’otage.

Les connexions étrangères de la crise ivoirienne

Or le coup d’Etat a introduit sur la scène une composante nouvelle : l’armée, naguère inexistante, connaissait désormais son pouvoir. Et la chronique politique, dès les débuts de la transition, va être hantée par les tentatives ou les rumeurs de coups de force, phénomène qui se poursuit avec le retour au régime civil… où l’on découvre cette autre dimension : les connexions étrangères de la crise ivoirienne.

Car la situation régionale pèse désormais sur une Côte d’Ivoire affaiblie. La décomposition venue du Liberia et de Sierra-Leone, après avoir miné la Guinée voisine, menace ainsi de s’étendre, dans le contexte d’une intense circulation sous-régionale d’armes et de combattants sans solde. On observe dans le même temps que le pouvoir régional s’est lui-même déstructuré : au club étroit des chefs d’Etat, en particulier francophones, qui montraient jadis une solidarité assez remarquable, s’est substitué un réseau - étendu aux anglophones - beaucoup plus lâche de dirigeants qui se connaissent peu et aux intérêts de plus en plus divergents. La gestion unilatérale par la Côte d’Ivoire du dossier des étrangers vivant sur son sol a accentué la méfiance entre voisins.

Le laborieux processus de réconciliation, qui a vu la tenue du forum du même nom, devait plus, quant à lui, aux pressions venues de la communauté internationale qu’à une véritable dynamique de pacification intérieure. On peut en juger à l’état de la presse ivoirienne, partisane et violente, qui n’a jamais rempli son rôle de diffusion d’une culture de la démocratie et de la paix, et les outils de rétablissement d’un ordre républicain, comme la justice, le plus souvent instrumentalisée par les pouvoirs successifs, n’ont jamais fonctionné de manière satisfaisante. Les événements de septembre-octobre 2002 ont suscité la stupeur. Leur logique est malheureusement inscrite dans l’histoire, qui pour être comprise, supposerait un véritable examen de conscience - dont les Ivoiriens ne se sont guère montrés capables, au point de donner le sentiment, comme l’indique un observateur africain, d’avoir été ces enfants gâtés qui aujourd’hui semblent « ne plus vivre dans un monde réel ».

Thierry Perret

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