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08/08/2003
La bibliothèque de Jean Rouch

(MFI) Par cet entretien avec Jean Rouch, nous inaugurons une rubrique mensuelle consacrée à la bibliothèque des hommes et femmes qui ont forgé le regard que nous portons sur le monde africain et le monde tout court. Cinéaste et ethnologue de renom, Jean Rouch est indéniablement de ceux-là. Il a fait connaître l’Afrique, ses rituels, son quotidien à travers ses « fictions ethnographiques filmées » qui ont tant choqué, mais aussi renouvelé l’art du documentaire. Il a réalisé près de cent vingt films dont Les Maîtres fous, Moi, un Noir, La chasse à lion à l’arc qui sont des documents inégalés sur une Afrique secrète et réactive. A 87 ans, bien qu’affaibli par la maladie, le maître bouillonne de projets : projet d’un film autobiographique financé par les Allemands, projet de résistance de longue haleine contre le démantèlement du musée de L’Homme du Trocadéro... Rencontre.

Qu’évoque pour vous le mot « bibliothèque » ?

Ce mot me fait tout de suite penser à la Bibliothèque nationale de France qui a fait couler tant d’encre lors de sa construction. C’est un lieu formidable, mais, à mon avis, sa configuration est à revoir complètement. Par exemple, j’aurais aimé qu’elle soit aussi une cinémathèque car l’avenir du livre et du cinéma sont intimement liés. Son architecture me paraît plutôt ratée. Ses quatre colonnes gigantesques me font peur et je pense que beaucoup de gens sont comme moi. Ils n’osent pas y entrer. Je lui préfère la bibliothèque du Musée de l’Homme que j’ai assidûment fréquentée. Mais malheureusement elle va disparaître en même temps que le musée. A moins que le combat que je mène avec quelques amis pour la survie de ce lieu porte ses fruits et oblige les pouvoirs publics à revoir totalement leur décision absurde de démanteler cette institution unique au monde, créée avant la guerre sur un projet scientifique de connaissance des sociétés humaines.

Vous souvenez-vous de la toute première bibliothèque que vous avez fréquentée lorsque vous étiez jeune ?

C’était la bibliothèque du musée de la Marine. Mon père était officier de marine. Donc, j’avais accès à cette bibliothèque où était racontée l’histoire du bateau du naturaliste Charcot sur lequel mon père avait navigué et qui s’appelait le Pourquoi pas ? Cette bibliothèque se trouvait dans le même bâtiment que le musée de l’Homme. L’essentiel de sa collection était composé de titres ayant trait de près ou de loin à la mer, à l’histoire maritime de la France. Mon père a donné tous ses bouquins à cette bibliothèque.

Pouvez-vous décrire votre bibliothèque personnelle ?

J’ai une toute petite bibliothèque chez moi. L’essentiel de mes livres, je les ai donnés à la bibliothèque du musée de l’Homme. J’ai gardé quelques livres sur le cinéma : Entretiens autour du cinématographe de Cocteau, Oeuvre de cinéma de Jean Vigo, Une vie future, ouvrage consacré à Pasolini. Il y a quelques livres sur la peinture (Delacroix, Chagall) et quelques grandes oeuvres de la littérature française que je lis et relis régulièrement : Fables de La Fontaine, Une saison en enfer de Rimbaud, Le Spleen de Paris de Baudelaire, Courrier-Sud et Vol de nuit de Saint-Exupéry. Ce sont mes livres de chevet. Il me reste aussi trois livres de la bibliothèque de mon père que j’ai gardés en souvenir de lui. Enfin, des livres sur les sociétés et les cultures africaines : Langage et danse chez les Dogons, Masques du pays dogon, Transes, chamanismes, possession, La confrérie des chasseurs malinké et bambara...

Quels sont les livres de votre bibliothèque auxquels vous tenez particulièrement ?

Tous les livres correspondant aux travaux que j’ai pu faire sur la chasse en Afrique, sur les pratiques très particulières que j’ai eu la chance d’observer de près et de filmer, souvent avec de grands risques. Par exemple, j’ai fait ce film sur la chasse à lion à l’arc. J’en étais à pieds avec les chasseurs. On mourait de peur. Mais je crois que les lions avaient plus peur que nous !

Avez-vous des livres dédicacés dans votre bibliothèque ?

Oui, mes amis m’envoient parfois leurs livres avec quelques mots gentils. Récemment, j’ai reçu un livre sur Théodore Monod que son fils m’a envoyé avec une belle dédicace. Théodore Monod a beaucoup compté pour moi. Je me souviens qu’après les obsèques de Théodore Monod pendant lesquelles j’avais été chargé de verser du sable du Sahara sur le cercueil, nous sommes allés déjeuner ensemble. Pendant ce déjeuner, j’ai raconté comment, à l’IFAN, avec quelques copains, nous avions concocté une devise pour celui qui était alors notre patron : « Théo, c’est toi le plus beau. Théodore, c’est toi le plus fort. Théodore Monod, c’est toi le plus costaud. » Tous les descendants se sont alors mis à chanter avec moi : « Théo, c’est toi le plus beau... »

Quels sont vos premiers souvenirs de lecture ?

Les albums illustrés de Bécassine sont sans doute les premiers livres que j’ai eus en main. Ensuite, ce fut Les aventures des Pieds Nickelés. Nous avions une bibliothèque à la maison. On m’a inculqué très tôt le respect pour les livres. Je me souviens aussi d’avoir lu à cette époque avec des copains de la poésie grivoise. J’avais à peine 7 ans. C’était une lecture très instructive car elle a confirmé nos soupçons sur ce qui se passait entre un homme et une femme et ce que bien sûr nos parents nous cachaient ! Je ne peux pas vous parler de mes premières lectures, sans vous parler des premiers films que mon père m’a amené voir. Il s’agissait de Nanouk l’esquimau de Flaherty et Robin des Bois avec Douglas Fairbanks. Il va de soi que ces films ont eu une profonde influence sur moi.

Quel est le film qui vous a donné envie de devenir cinéaste ?

Je crois que ce sont les films de Charlie Chaplin. Ils introduisaient une nouvelle motion, une façon de filmer auxquelles j’étais particulièrement sensible.

Le cinéma est incontestablement un média plus puissant que le livre. Comment s’explique cette différence ?

Le cinéma est visuel. Il agit plus directement que le livre. C’est pourquoi la réaction que suscite un film est beaucoup plus immédiate. Pour autant, je ne suis pas sûr que l’action d’un livre sur notre imaginaire soit moins efficace. Mais il est vrai que le monde d’aujourd’hui est beaucoup plus sensible à l’image qu’il ne l’est à la lecture. Le cinéma est un outil formidable de rapprochement des gens, des cultures, des sociétés, à condition qu’il soit au service de la liberté de penser et d’agir. J’ai toujours utilisé le cinéma dans ce sens. Pour briser des interdits, des tabous. C’est sans doute cette dimension de mon travail qui explique les scandales que mes films ont souvent suscités, mais qui m’a valu aussi l’amitié des surréalistes dont je partageais la devise : « Gloire à ceux par qui le scandale arrive ! »

Aviez-vous bien connu les surréalistes ?

J’ai rencontré Breton. Avant la guerre, j’allais au théâtre des Champs-Elysées où les surréalistes lisaient leurs poèmes. Breton portait des chaussures à lacets rouges. Je m’en souviens encore.

Un écrivain, un cinéaste a-t-il le droit de tout dire, tout montrer ?

On doit pouvoir tout dire, tout regarder, tout montrer. De toute façon, la censure est inacceptable. Il ne faut jamais retirer un livre de la circulation. Interdire un livre, un film, c’est multiplier son pouvoir. Maintenant, il y a peut-être une question d’âge. Ce n’est sans doute pas nécessaire de tout montrer aux enfants.

A quoi sert un livre, un film ?

Ils servent à conserver l’histoire pour la postérité. La vie est une aventure perpétuelle et chaque étape de cette aventure a une valeur didactique pour ceux qui viendront après nous.

(Propos recueillis par Tirthankar Chanda)

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